Le départ de Jean Vincent Placé d’Europe-Écologie et d’autres députés démissionnaires est sans doute un soulagement pour les écologistes et leurs sympathisants. Mais il est très loin d’avoir « vidé l’abcès ». Ne serait-ce que parce qu’un départ est toujours un échec.

Si Jean Vincent Placé s’en va aujourd’hui en accusant les autres de « gauchisme», parce qu’ils envisagent très sérieusement de s’allier avec le Front de Gauche dans telle ou telle région, il prétendait exclure il y quelques mois des militants d’une municipalité pour s’être alliés avec des socialistes dissidents, des Modem, des UDI et des UMP afin de barrer la route à une équipe dirigée par le Front de Gauche et rejetée par la population ! Et il le faisait en compagnie d’une Emmanuelle Cosse, exactement sur la même ligne politique que lui (rester ou rentrer à tout prix dans un gouvernement social-libéral), et qui à ce titre s’était faite la procureure du précédent secrétaire national de EELV, Pascal Durand, coupable à ses yeux d’avoir été trop exigeant envers le gouvernement socialiste.

Mais Emmanuelle Cosse — et tant mieux ! — reste membre de EELV. Elle reste même secrétaire nationale du parti et sa tête de liste aux élections régionales Ile de France. Tout en faisant savoir que François Hollande n’a qu’un mot à dire pour qu’elle rejoigne le gouvernement. Cela, au grand agacement de Cécile Duflot, qui pourtant avait imposé au mouvement et à ses élus, lorsqu’elle était ministre, le vote du « TSCG » (la « règle d’or budgétaire), péché originel de cette mandature qui rendait impossible la sortie de crise « par en haut» et livrait les classes populaires au Front National.

Si tout cela est difficile à saisir et le contexte français si illisible, c’est parce que vous gardez la grille de lecture d’un parti qui ferait de la politique « normale» : on veut telle ou telle chose, on passe les alliances nécessaires pour les obtenir. Mais tout s’éclaire si vous admettez que la plupart des personnages cités dans les paragraphes précédents sont dans un autre paradigme et veulent simplement « des postes » !

Et, dans la plupart des cas, il faut pour cela, actuellement, être soumis au PS ou lui des donner des gages, fût-ce en lui « rendant service » contre les militants locaux. Ce qui complique un peu les choses, c’est que, pour beaucoup, « ne plus s’allier au PS » signifie « s’allier au PCF ». Tactique qui n’est pas nécessairement plus satisfaisante pour les partisans d’une politique écologiste « normale » : la politique des contenus.

Il faut donc creuser un peu plus les dimensions non seulement politiques, mais intellectuelles et morales de la crise de EELV.

La crise politique.

C’est au fond la plus grave, mais (consolation ?) son origine n’est pas dans l’écologie politique. La crise de EELV est cette fois un effet collatéral de la crise de la gauche française.

Longtemps les écologistes ont fait de la politique uniquement propagandiste : pour faire connaitre leurs idées. A partir de la fin des années 1980, les électeurs leur ont donné assez de voix pour expérimenter une politique écologiste pratique. En 1992, leur succès aux élections régionales les mit au pied du mur. En Ile-de-France ils négocièrent un « soutien sans participation à l’exécutif » avec le président de droite, en échange de beaucoup de contenus.

En Nord-Pas-de-Calais au contraire ils s’emparèrent de la présidence en négociant au coup par coup le soutien du PS, du PCF … et de Borloo. Mais quid du niveau national ?

De 1992 à 1997, les écologistes ont alors connu une crise interne. Ils se déchirèrent sur trois questions :

  1. Fallait-il entrer dans les institutions ?
  2. Si oui, en passant des alliances ?
  3. Et alors avec qui ?

Les réponses finalement adoptées aux 3 questions furent majoritairement : 1. Oui , mais pas seulement, il faut en même temps rester dans les mouvements sociaux. 2. Oui, mais seulement sur un contrat dont le respect serait vérifié en permanence. 3. En général (mais seulement en général), avec la vieille gauche.

La crise d’aujourd’hui est différente : la « vieille gauche » s’est effondrée. Pour les écologistes, les réponses de 1997 patinent, car ils n’ont plus de partenaire pour une « solution de pouvoir ». Le PS n’est plus « en général » ni de gauche modérée (au sens : démocratique et social), ni écolo-compatible. Et le PCF est soit quasi-inexistant, soit épuisé par des décennies de sclérose nationaliste et productiviste. Seules émergent les dissidences de la vieille gauche (PdG, Ensemble), mais pas toujours écolo-compatibles, jamais bien nombreuses, et peu convaincantes pour les classes populaires. Conséquence des trahisons socialistes et de la surdité communiste, c’est le FN qui est devenu le premier parti ouvrier de France et progresse maintenant rapidement chez les employés.

Les écologistes disposent d’un logiciel politique pour affronter la situation (autonomie + contrats), mais ils ne sont plus dans une conjoncture permettant de l’appliquer mécaniquement avec succès. Alors, soit ils renoncent à faire avancer leur projet dans les institutions, soit ils le défendent avec pragmatisme, comme on l’a vu aux municipales 2014, en fonction d’un contexte local chaque fois particulier : à Grenoble avec le PdG contre le PS et le PCF, à Ivry avec le PCF contre le PS, à Villejuif avec des PS dissidents et le centre droit, contre les partis officiels de la Gauche…

Le problème (pour EELV), c’est que la crise politique de la gauche est loin d’être finie, en ce sens que le PCF n’est pas tout-à-fait l’astre mort dont parle E. Todd, et que le PS ne l’est pas non plus : ils regroupent et même attirent encore des personnes à la fibre sociale, démocrate voire écologiste qui pourraient tout aussi bien être membres d’EELV! Le PS n’est pas (pas encore ?) le Pasok, donc EELV + le Front de gauche ne peut être Syriza. Et Syriza n’a pas trouvé la sortie. EELV est donc condamné à la « politique pour temps de crise », réduites aux points 1 et 2. Et c’est là que le bât blesse.

La crise intellectuelle

Passer à la « politique par temps de crise » après plus de 15 ans de « politique routinisée » (on s’allie avec la gauche et on essaie de faire passer autant d’écologie que possible) demande, c’est l’ennui, beaucoup plus de réflexion, de choix angoissants, de paris osés à défendre 24 heures sur 24. Et donc beaucoup plus de dépenses d’énergie et de matière grise.

Entendons-nous bien. La politique est un art difficile. On peut toujours se tromper. Je suis de ceux qui ont voté Non à Maastricht et Oui au TCE en fonction d’un argument rationnel : pour avoir une Europe écologique et sociale il faut que le fédéralisme politique accompagne ou du moins rattrape l’unification économique. D’autres, qui ne sont pas des imbéciles, ont fait le choix inverse. Cela tient à une lecture différente des textes, et surtout à une « expérience » différente de la façon dont l’adoption d’un texte engage sa mise en oeuvre. Mais bon, il était difficile (mais pas impossible) de diagnostiquer que l’Europe du Non (l’actuelle) serait à la fois hyper-libérale et xénophobe.

Mais là où ça ne va plus, c’est quand systématiquement des dirigeants prennent les vessies pour des lanternes et les étiquettes pour le contenu du flacon. Comme si un candidat du Parti Socialiste était socialiste et un candidat du Parti Communiste était communiste. Naïvement, je pensais que le discernement s’acquiert au sortir de l’enfance, au plus tard à 25 ans, et qu’en tout cas le débat politique au sein d’un collectif servait à « discerner ensemble », par la confrontation des analyses. Eh bien ce n’est plus le cas à EELV.

Un « ancien », qui a suivi les Verts de l’intérieur jusqu’au début des années 2000, et qui revient discrètement dans le circuit, me disait, aux Journées d’été de Lille : « Ce qui me frappe, c’est que vous n’avez plus de débat politique. En 2001, même si on discernait les affrontements d’ambitions, elles étaient toujours habillées d’analyses politiques subtiles. Maintenant vous n’essayez même plus de faire semblant. » Ce n’est pas tout-à-fait exact : on continue à se lancer des épithètes politiques à la figure. Mais ces noms d’oiseaux (« gauchiste ! droitier ! ») ne sont plus que des noms, justement : ils ont complétement remplacé leur contenus. Les mots sont pris pour les choses, alors que bien de vaines querelles seraient évitées si on les remplaçait par leur contenu ou par l’enquête.

On ne demande plus, aux militants de municipalités ou de régions ou même aux députés gouvernementalistes : « L’alliance que vous proposez, expliquez nous en quoi elle permet de faire plus avancer l’écologie, la démocratie, la solidarité, que telle ou telle autre tactique. » On ne joue plus qu’avec les noms : garder telle ville, tel département, telle région « à gauche ». On ne se fatigue même plus à distinguer entre une gauche qui serait écolo-compatible et une qui ne le serait pas. On ne demande pas aux « gouvernementalistes » ce qu’ils comptent négocier contre leur entrée au gouvernement : application du contrat de 2012 prévoyant l’arrêt de 6 réacteurs nucléaires ? proportionnelle ? Notre Dame des Landes? Et eux-mêmes s’en fichent complètement.

Cas encore plus grave : des mots disparaissent purement et simplement parce qu’ils désignent des problèmes dont on ne veut plus débattre. Coopérative politique et pollinisation par exemple, mots fétiches de 2009 qui captaient l’esquisse d’une solution à la crise de la représentation politique (je le dis d’autant plus simplement qu’ils ne sont pas de moi) : jamais creusés, oubliés.

Cet effondrement du débat est bien sûr le reflet d’un contexte français plus général, observé depuis les années 90 par les chercheurs étrangers en French studies, praticiens du FNAC table watching (observation des essais mis en vente sur les présentoirs des grandes librairies.) Le livre de Sudhir Hazareesingh, Ce pays qui aime les idées, qui vient d’être traduit résume le diagnostic : « Repli et schématisme».

Mais qui ne voit que cette atrophie est devenue, chez les principaux animateurs de EELV, une arme au service de leur conception du « faire de la politique » ? C’est-à-dire la pure et simple conquête et conservation de postes. Que les Cécile Duflot, Jean Vincent Placé, Emmanuelle Cosse (leaders jusqu’ici de la machine EELV) et autres se fichent complètement des conséquences sur l’économie, l’écologie et la société française de votes aussi décisifs que le TSCG ou le CICE peut être attribué à leur indifférence tranquille à l’égard des raisonnements économiques. Mais quand des personnes aussi cultivées en matière d’économie que Pascal Canfin et Eva Sas lancent des appels vibrants à faire abstraction de leurs conséquences au nom du maintien de la participation au « pouvoir », on mesure bien que l’ignorance n’est pas une excuse.

La crise morale

C’est le fond du problème : la politique des postes a complètement évincé la politique des contenus. Pour l’avoir manifesté avec trop de cynisme devant l’opinion publique dès 2010, les héritiers illégitimes du grand succès de 2009 ont d’emblée discrédité Europe-Écologie- Les Verts.

Cette fois encore, entendons-nous bien. C’est justement une des leçons de l’expérience, et en particulier de la majorité plurielle de 1997 : pour faire appliquer un accord sur le contenu, il faut avoir des postes. En paraphrasant Blaise Pascal : « La politique des contenus, sans les postes, est impuissante ; la politique des postes, sans les contenus, est immorale. »

Mais, faute de représentation proportionnelle, il faut des accords de premier tour pour avoir des élus. Et donc le PS a la capacité de choisir QUI va être élu. Ensuite les élus écolos, selon leur « bagage » moral et leur calendrier de carrière, auront intérêt à suivre docilement le PS ou a rompre avec lui. Cécile Duflot fut prête à tout pour complaire au PS – et à ce moment Placé la canardait sur sa gauche – puis ils inversèrent les rôles du héros et du félon dans ce duo de commedia dell’arte.

Et attention une fois encore : ce n’est pas un simple problème de « moralité » de tel ou telle. La crise morale de EELV consiste en ceci que de nombreux militants adhérent à ce comportement des dirigeants, ou du moins s’y résignent comme à une loi incontournable de la Nature humaine. Un groupe humain a la direction qu’il mérite. D’autant que celles et ceux qui en sont écœurés sont exclus ou surtout s’en vont sans combattre. Ou se résignent par légitimisme. Phénomène bien connu de l’histoire du Parti Communiste Français, qui l’a rendu incapable de se « rénover » ou « reconstruire».

Il est donc inutile d’incriminer un Staline qui aurait pourri un parti fondamentalement sain, imposant une oligarchie : « la Firme ». La Firme a régné (jusqu’à ce qu’elle se déchire) parce que la masse des cadres moyens du parti, devenus maires adjoints ou vice-présidents dans des exécutifs « de gauche » pas meilleurs que les gouvernements des Premiers Ministres Jean-Marc Ayrault ou Manuel Valls, avait fini par s’en accommoder, avec au départ (parfois deux mandants auparavant), il faut le répéter, les meilleures intentions du monde : « faire des choses », appliquer des contenus d’accords.

Certes, il y a eu un phénomène « générationnel », en un double sens. Comme dans la vie intellectuelle française, les générations politiques actuelles ont été formées dans un contexte dés-idéologisé, où la lutte individuelle pour l’emploi a pris le pas sur la lutte collective pour le progrès. Et par ailleurs les « pionniers » d’un mouvement n’ont pas le même comportement que les héritiers. Les fondateurs de l’écologie politique étaient souvent, dans les années 70-80, de jeunes universitaires ou cadres de la fonction publique qui compromettaient leur carrière en s’engageant pour des idéologies aussi peu valorisées, voire ridiculisées en France, que le féminisme ou l’écologie. Ils le faisaient par idéalisme, ou en pensant à leurs enfants, ou par goût du collectif, ou par curiosité intellectuelle, et il faut dire que professionnellement ils/elles ne sacrifiaient que du « haut de carrière », mais avec un emploi assuré. Ceux qui, 20 ans plus tard, entrèrent en écologie « instituée », pouvaient au contraire convertir les places acquises dans le parti par des intrigues internes, en fonctions rémunérées dans les administrations publiques ou parapubliques.

Significativement, il était facile de voir ce qu’ « incarnaient », aux yeux des journalistes et de l’opinion, telle ou telle figure de la première génération. On aurait du mal à identifier ce qu’ « incarnent » les personnages de la Firme qui s’entre-déchirent aujourd’hui. Mais le problème, c’est qu’on les a laissé faire, contrairement à ce qui se passa en 2001-2002 où le « désir de vert » restait suffisamment vivace, en 2009 où le pressentiment de la catastrophe permit à la base d’imposer l’ouverture Europe-Écologie aux Jean Vincent Placé et aux Cécile Duflot. Toutefois, la logique des postes l’emporta très rapidement, cooptant quelques-uns des « nouveaux venus » dans l’oligarchie.

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Peut –on espérer, derrière une nouvelle génération, revivre un sursaut comme en 2002 ou en 2009 ? Peut-on espérer qu’un jour des « reconstructeurs» sauront pousser l’effort de refondation intellectuelle et morale sur une période suffisamment longue pour que des représentants de l’écologie politique rejouent enfin un rôle utile dans les institutions, contribuent à sauver la Planète et recoudre une société déchirée ? Pourront-ils et elles y associer celles et ceux qui se sont fourvoyé-e-s dans les délices de l’oligarchie ?

Évidemment je le crois ! Comment croire que la politique puisse sauver la Planète, et en même temps considérer comme « inévitable» la nécrose de l’écologie politique et de ses dirigeants ?

Comme le dit un texte qui semble actuellement recueillir l’adhésion enthousiaste des écologistes et des altermondialistes : « Jamais le Créateur ne se repent de nous avoir créés. L’humanité possède encore la capacité de collaborer pour construire notre maison commune. » (Encyclique Laudato si’)

Angélisme ? Alors n’oublions pas non plus ces deux maximes dont je laisse aux lectrices et lecteurs le soin de retrouver les auteurs : « En matière de haine politique, il n’y a que la dernière couche qui compte » et « Je pardonne à tous ceux qui m’ont offensé, mais je garde la liste. »