Que signifie la sécurité en termes socio-économiques dans le contexte politique et économique du 21ème siècle ? L’eurodéputé écologiste Philippe Lamberts et le rédacteur en chef de Alternatives Économiques Guillaume Duval débattent des facteurs qui sous-tendent la prévalence de l’insécurité de l’emploi et l’insécurité sociale dans une Europe paradoxalement plus riche que jamais. Pourquoi les gouvernements se disent-ils moins capables d’assurer la sécurité économique et sociale, et quel est le rapport à d’autres types d’insécurité ?

GEJ: Quels constats faites-vous sur la place de la sécurité en termes économiques et sociaux dans le débat public aujourd’hui?

Guillaume Duval: La question de l’insécurité économique joue un rôle central dans les inquiétudes des Français comme des autres Européens aujourd’hui. Sous l’angle du chômage, bien sûr, et du risque de se retrouver au chômage, mais aussi sous celui de la précarité de l’emploi ou de la pauvreté dans laquelle, à tort ou à raison, beaucoup des membres des couches moyennes se sentent potentiellement menacés de tomber. Cette insécurité économique concerne en particulier le futur : la pérennité des systèmes sociaux parait souvent très incertaine à nos concitoyens ainsi que notre capacité à permettre à nos enfants de vivre correctement. Cela résulte en particulier des politiques menées en Europe depuis trente ans maintenant, depuis l’acte unique de 1986. Elles ont eu comme résultat de remettre systématiquement en cause les systèmes sociaux nationaux en organisant le dumping social et fiscal au sein d’une Europe conçue avant tout comme un marché. Leurs effets ont été aggravés au début des années 2000 par un élargissement sans approfondissement qui a beaucoup creusé les écarts de niveaux de rémunération au sein de cette Europe-marché dépourvue de régulation sociale ni fiscale. L’effet désastreux de ces politiques a encore été décuplé ces dernières années par la crise de la zone euro et la réponse essentiellement déflationniste qui lui a été apportée sous l’impulsion en particulier du gouvernement allemand. Du coup les projets de remise en cause supplémentaires des systèmes sociaux suscitent de vives réactions

Philippe Lamberts: Si on regarde les législations en train d’être adoptées en Europe, comme l’accord de libre-échange avec le Canada tout juste voté le Parlement européen (CETA), la sécurité y a une très grande place, la sécurité pour les “investisseurs”, la sécurité pour protéger les investissements et faire en sorte que les banques puissent faire reposer sur leurs clients l’essentiel des risques. Donc on parle beaucoup de la sécurité, mais c’est essentiellement celle des “investisseurs” et des fonds de pension, celle des détenteurs de capitaux. La sécurité des petites gens n’est pas vraiment la priorité. Quand j’entends par exemple Emmanuel Macron en France déclarer que la “rente” à laquelle il faut s’attaquer en priorité, c’est celle du contrat à durée indéterminée, on se dit que c’est vraiment le monde à l’envers. Depuis 30 ans et le virage néolibéral, on précarise sans cesse par la compétition de la logique libre-échangiste les travailleurs et les systèmes sociaux des Etats membres sont sous pression permanente. On précarise les individus et on sécurise les entreprises. Quand le Président de la BCE Mario Draghi déclare que “le modèle social européen est mort”, je ne comprends pas exactement. Pourquoi avec un PIB annuel par hab de 10 000 euros, il était possible de financer la sécurité sociale dans les années 60, et pourquoi ce ne serait pas possible aujourd’hui avec un PIB qui a été multiplié par 3,5 (35 000 PIB annuel par hab en Europe en 2015). La véritable question est celle de la valeur ajoutée : la part des profits, de la rémunération du capital a, elle, considérablement augmenté. Ce n’est pas vrai qu’il serait impossible financièrement d’assurer à chacun un revenu inconditionnel. C’est juste une question de choix politique, et non de faisabilité comme on l’entend trop souvent. Parce que l’Union européenne n’a historiquement jamais été aussi riche qu’aujourd’hui. La seule question qui vaille est comment cette richesse est redistribuée. Les travaux de Thomas Piketty le démontre parfaitement bien : le capital est réparti de façon de plus en plus en inégalitaire et le secteur privé est de plus en plus concentré. On voit très bien à qui profite le système. Si certains se permettent de douter encore de l’origine humaine du changement climatique, pour les inégalités cela ne fait aucun doute pour personne.

Comment la question de l’insécurité est-elle aujourd’hui liée tout autant à la situation économique des individus (précarisation croissante, peur du chômage, exclusion, robotisation, etc.) qu’aux risques réels que ceux-ci encourent en termes de sécurité physique (peur des attentats, des agressions, etc.)?

Guillaume Duval: En dehors de certains quartiers et situations précises, les risques réels de subir des agressions restent pour l’instant limités en France comme ailleurs en Europe – on demeure très loin du Brésil ou du Venezuela -, de nombreuses catégories de délits sont d’ailleurs plutôt en net recul. Quant à celui d’être victime d’un attentat, il reste infinitésimal. Mais il est vrai que les faits de cette nature, dont l’écho est fortement amplifié par les médias et les réseaux sociaux, rentrent en résonance avec l’angoisse suscitée par l’extension de l’insécurité économique. Et cela, dans un contexte géopolitique où l’instabilité et les menaces qui se multiplient aux portes de l’Europe ne sont pas de nature non plus à encourager à la sérénité : elles avivent notamment la crainte de voir une foule de réfugiés « envahir » le vieux continent et achever ainsi de faire s’effondrer les systèmes sociaux… Ces formes multiples d’insécurité qui résonnent les unes avec les autres déclenchent très classiquement un désir de fuite devant la réalité et la recherche d’une pseudo-sécurité dans un retour en arrière vers un passé fantasmé et un âge d’or qui n’a jamais existé. La base de toutes les tentations fascistes…

Philippe Lamberts: Plus les inégalités augmentent, plus le risque est grand que la violence économique devienne physique. On ne peut pas réduire les attentats à une pure équation d’inégalités de revenu, mais il est évident qu’une société très inégalitaire crée un terreau favorable à toutes les folies, y compris les plus violentes. Si les gens s’imaginent qu’on peut vivre longtemps dans un monde où les écarts vont de 1 à 400 sans violence, ils se leurrent complètement. La violence du système va tout faire pour maintenir par la force le droit à la sécurité des riches. Il faut donc agir contre les inégalités ne serait-ce que pour notre sécurité, car une concentration exorbitante de la richesse soumet le pouvoir politique à la pression de l’argent. On l’observe au quotidien. On reste surpris de s’apercevoir que les majorités actuelles au pouvoir en Europe font encore, et ce depuis longtemps, des politiques qui profitent  essentiellement aux plus riches, Ce sont les 1% qui bénéficient des politiques menées. Si « la démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », la dernière partie de la phrase ne marche plus puisque les politiques menées aujourd’hui en Europe ne sont faites que pour une infime minorité. D’après la définition de Lincoln, nous ne sommes donc plus en démocratie. Ce capitalisme prédateur que l’on observe aujourd’hui met bien entendu également en péril la sécurité physique des gens par la destruction généralisée du cadre de vie qu’il occasionne, par la dégradation de l’environnement. Cette violence est pour le moment sans doute plus visible dans les pays du Sud qu’au Nord, mais elle a tendance à se généraliser.

Face à l’ubérisation en cours et à la menace de robotisation accélérée de nombreuses activités mettant en cause l’existence même du salariat humain dans un certain nombre de secteurs, comment imaginez-vous le modèle du travail, du salariat et de la protection sociale à l’avenir?

Guillaume Duval : Tout d’abord, je ne crois pas un instant que la robotisation va faire disparaître l’emploi. Les difficultés de la France et de l’Europe dans ce domaine sont plus liées toutes ces dernières années à un ralentissement marqué des gains de productivité plutôt qu’à leur accélération. Elles tiennent avant tout au dumping social et fiscal mondial et européen et aux politiques économiques totalement inadaptées mises en œuvre en Europe, notamment depuis la crise de 2008-2009. Pour le futur, la révolution numérique va en effet détruire beaucoup d’emplois et des secteurs d’activités entiers (à commencer par exemple par la presse écrite) et cela va bien sûr créer des problèmes sociaux considérables. Il va falloir que les politiques publiques s’en préoccupent lourdement et le plus en amont possible. Mais pas plus que les métiers à tisser au XIXème siècle ou les chaînes de production automobile, cela ne va pas mécaniquement et obligatoirement réduire le nombre d’emplois totaux offerts dans nos sociétés. Les besoins sociaux à satisfaire sont encore immenses et l’imagination des hommes pour inventer de nouvelles activités, infinie. La nature et le statut juridique de ces emplois peuvent en revanche être profondément transformés par la révolution numérique. En abaissant les « coûts de transaction » comme disent les économistes elle peut en effet remettre en cause la logique des entreprises et de la généralisation du salariat pour favoriser un retour vers des formes de travail indépendant précapitalistes. Pour se prémunir des effets délétères de cette évolution sur nos systèmes sociaux, il faut les faire évoluer pour qu’ils couvrent de la même manière (mais aussi avec les mêmes cotisations) salariés et indépendants mais aussi redéfinir le droit de la concurrence pour permettre aux indépendants de se coaliser pour négocier collectivement face aux plateformes.

Est-ce que le pouvoir politique et le législateur vous paraissent actuellement apporter les bonnes réponses aux enjeux de sécurité économique?

Guillaume Duval: Non et c’est bien là le drame de la gauche en France. Elle a activement participé au cours du dernier quinquennat à l’insécurisation des couches populaires en soutenant les discours sur l’indispensable remise en cause des systèmes de protection sociale pour abaisser le coût du travail et réduire les dépenses publiques ainsi que sur l’incontournable flexibilisation du marché du travail. Cela a été le cas en particulier avec la désastreuse loi Travail discutée en 2016 qui intervenait après deux autres lois adoptées en 2013 et 2015, qui visaient déjà à flexibiliser le marché du travail. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase et obligé François Hollande à ne pas se représenter tout en faisant que Manuel Valls était lui aussi balayé. Mais c’est le cas aussi plus largement dans toute l’Europe et particulièrement bien sûr dans les pays qui ont subi le plus durement la crise de la zone euro. Certains en ont certes conscience comme l’illustre le débat sur le « pilier social » de l’Union engagé par Jean-Claude Juncker, mais en l’absence de progrès décisif en matière d’harmonisation fiscale et de remise en cause des politiques économiques, ces préoccupations sociales ne pourront guère que rester cosmétiques en Europe.

Philippe Lamberts: Tout dépend de quel point de vue on se place. Du point de vue des “investisseurs” sans doute. Mais parlons plutôt des “détenteurs de capitaux” : les investisseurs sont des gens qui engagent des moyens sur la durée pour obtenir des résultats à terme. Mais c’est une espèce en voie de disparition. Aujourd’hui, ce sont des “détenteurs de capitaux” qui privilégient la prédation de la planète et des hommes pour un profit immédiat plutôt que l’investissement à moyen ou long terme. Il faut relire ce que dit le Pape François dans son encyclique Laudato si lorsqu’il dénonce la conception étriquée de l’économie du monde moderne. Les gouvernements actuels mettent en péril la sécurité du plus grand nombre. Après le Brexit en Europe et la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis, visiblement on n’a toujours pas pris la mesure des dangers qui nous menacent: on continue à déréguler le système financier, on se félicite d’avoir conclu le CETA, on maintient la pression financière sur la Grèce, etc. Bref, nous ne changeons absolument pas de cap. La sécurité que l’on continue à vouloir garantir, c’est encore et toujours celle des détenteurs de capitaux au détriment de celle de tous les autres.

Quelles seraient pour vous les bonnes réponses, tant politiques qu’économiques et sociales, à adopter face à l’insécurité économique vécue ou ressentie, particulièrement par la jeunesse européenne, et qui alimente les populismes et la tentation du repli identitaire que l’on voit monter actuellement partout en France et en Europe?

Guillaume Duval: A mon sens, l’enjeu central sur ce sujet c’est le changement de logique des politiques économiques impulsées en Europe par le gouvernement allemand. Elles sont parfaitement absurdes en effet : selon la Commission européenne, la zone euro a dégagé l’an dernier un excédent de 384 milliards d’euros de ses opérations courantes (ventes de biens et de services), soit 3,6 % de son PIB. Cela signifie que nous aurions pu dépenser 384 milliards de plus en Europe l’an dernier sans que cela pose aucun problème de financement : pas besoin de quémander auprès des Qataris ou des Chinois, nous avions produit nous-mêmes la richesse correspondante. Malgré le chômage qui nous ronge, la pauvreté qui a explosé depuis la crise, le retard pris dans la transition énergétique… nous ne l’avons pas fait uniquement parce que nos propres politiques nous ont empêchés de le faire. Dans ce contexte, il est parfaitement anormal que la politique monétaire européenne continue de pousser l’euro à la baisse. Mais contrairement à ce qu’elle prétend, c’est Angela Merkel qui détient pour une bonne part la clef de ce problème. Vu l’état de l’économie européenne, la BCE ne pourrait en effet adopter une politique monétaire moins laxiste que si parallèlement les Etats européens se dotent quant à eux de politiques budgétaires moins restrictives et de politiques du marché du travail moins déflationnistes. Des politiques que le gouvernement allemand tient pourtant absolument à imposer à ses voisins. Si l’opinion publique et les dirigeants allemands ne changent pas rapidement d’approche, la construction européenne éclatera et l’extrême droite s’imposera, notamment en France.

Philippe Lamberts: Il faut changer de cap en Europe : les objectifs européens qu’on se fixe devraient être des objectifs contraignants d’empreinte écologique et de lutte contre les inégalités afin de mettre enfin en place une Europe fiscale, une Europe sociale et une Europe de la transition écologique. Tous nos grands partenaires commerciaux à travers le monde, Chine et Etats-Unis notamment, sont protectionnistes, et si les frontières sont faites pour être traversées, ce sont les démocraties qui doivent en fixer les conditions, pour les biens, les services et surtout le capital. L’Europe a un levier considérable: l’accès à son immense marché intérieur. C’est un levier puissant car aucune multinationale ne peut faire l’impasse sur l’Europe et il peut donc permettre l’imposition de normes sociales et environnementales exigeantes et leur exportation. Les réponses des partis populistes à l’insécurité sont de promettre la sécurité par le repli. C’est la stratégie “de la forteresse” ou encore “du parapluie”. C’est le fameux “eux et nous”, le nous étant de préférence l’“homme blanc”. C’est une grande constante des partis populistes en Europe actuellement, même si certains d’entre eux peuvent être dirigés par des femmes. Cette lecture est totalement erronée dans le sens où certains de ces partis populistes sont néolibéraux en Europe: la NVA en Belgique, l’extrême-droite néerlandaise du PVV, etc. La véritable question n’est pas l’échelon des décisions prises, comme l’échelle européenne dénoncée par les populistes d’extrême droite, mais leur nature. Les populistes mentent aux gens quand ils leur font croire que l’on peut construire des murs pour nous isoler des tumultes du monde (changement climatique, migrations, etc). Les Européens, c’est 5% de la population mondiale en 2050 sur 2,2% des terres émergées. Donc nous n’avons pas d’autres choix que de travailler tous ensemble. L’article premier de la Déclaration universelle des droit de l’homme stipule que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.» Or ceci n’est pas une réalité, c’est une promesse, et les majorités politiques actuelles ne font pas en sorte de respecter cette promesse. La question est donc de construire des majorités politiques autour de la promesse de cet article premier.