Il a mené son rêve d’une Pologne libre dans une Europe réunifié des chantiers navales de Gdansk jusqu’à l’Assemblée Nationale Polonaise et ensuite au Ministère des affaires étrangers. En Décembre 2007, à l’occasion de l’inclusion de neuf nouveaux états membres dans la zone Schengen, Geremek fut invité à donner un discours au Luxembourg pour célébrer ce moment historique. Voice le texte à partir duquel il s’est exprimé.

L’élargissement de l’espace Schengen : un moment historique et un moment émouvant

Il y a quelques jours, les Etats membres de l’Union européenne ont signé à Lisbonne un nouveau traité qui malgré sa forme obscure et opaque permet de sauver les mesures essentielles prévues par le défunt traité constitutionnel, en faveur d’une Union européenne « plus démocratique, plus transparente et plus efficace ». Clairement, il faut dire qu’en dépit de sa crise constitutionnelle et du problème de la résurgence des égoïsmes nationaux depuis une dizaine d’années, l’UE a plutôt réussi à montrer, à l’intérieur à ses citoyens comme à l’extérieur à ses partenaires, qu’elle avait malgré tout la volonté de poursuivre sa route vers une plus forte intégration politique et la construction d’un destin considéré comme commun.

Dans quelques jours maintenant, 9 des 10 pays qui ont rejoint l’Union européenne en 2004 seront pratiquement et concrètement inclus dans « Schengen ». Schengen, qu’est ce que c’est ? C’est une localité et commune du sud-est du Luxembourg à proximité d’une triple frontière entre l’Allemagne, la France et le Luxembourg, donc. Mais la notoriété du village vient de ce que le 14 juin 1985, un Traité sur la suppression des contrôles aux frontières européennes y a été signé (symboliquement, sur un navire ancré sur la Moselle, fleuve qui relie ces trois pays). La convention de Schengen prévoit donc entre autres la suppression des contrôles d’identité aux frontières entre les pays signataires.

Le territoire sans frontière ainsi créé est communément appelé « espace Schengen ». C’est cet espace qui fait que sur l’autoroute entre Liège et Aachen, on ne s’arrête pas quand on change de pays ; c’est cet espace qui fait qu’entre Badajoz et Evora, on ne s’aperçoit qu’on est passé d’Espagne au Portugal que parce que la langue des panneaux a changé. C’est cet espace qui fait qu’on n’est pas contrôlé à l’atterrissage quand on vole de Paris à Berlin, ou de Stockholm à Rome…

Cet espace, qui va donc croître très bientôt de presque 60 millions d’habitants et plus d’un demi millions de km², c’est à dire 15% en superficie et 18% population, est constitué par le territoire des Etats ayant mis en œuvre en totalité « l’acquis de Schengen », autrement dit, les Etats qui :

  • Ont supprimé les contrôles aux frontières intérieures de l’UE,
  • Appliquent le code des frontières aux frontières extérieures de l’UE
  • Délivrent des visas valables pour l’espace Schengen,
  • Acceptent la validité des visas délivrés par les autres Etats Schengen pour entrer sur leur territoire.

 

Ces pays signataires pratiquent une politique commune en ce qui concerne les visas et ont renforcé les contrôles aux frontières limitrophes de pays extérieurs à l’espace. Et dans cet espace peuvent aller et venir à volonté tous les citoyens de l’Union européenne sans avoir à rendre de compte à quelque frontière que ce soit.

Il faut bien se rendre compte de ce que représente ce moment pour des millions d’Européens venant des pays autrefois sous la domination du totalitarisme soviétique. Pour eux, pour nous, pendant très longtemps, le voyage à l’étranger, c’était une des choses les plus difficiles qui soient. Il y a à peine 20 ans, la libre circulation était restreinte et contrôlée par le gouvernement et c’était les autorités qui décidaient qui pouvait avoir un passeport ou non – et ce passeport, il fallait le rendre à son retour. En outre, il était rare qu’on permette aux couples ou aux familles de voyager ensemble, car c’était un bon moyen de s’assurer que ceux qui partaient à l’étranger reviendraient.

Il y a une quinzaine d’années, il fallait faire la queue pendant des heures et parfois plus, devant l’ambassade d’Autriche ou tel ou tel consulat, afin d’espérer obtenir un visa de transit – et là encore, ce n’était pas une chose simple. Il y a 5 ans, au moment des contrôles aux frontières, les Polonais, les Baltes, les Hongrois, et les autres, devaient emprunter la longue file des « passeports non-UE », comme tous les étrangers non Européens les plus exotiques.

Aucun d’entre nous n’avait jamais fait l’expérience de se promener librement le long de la côte baltique, sans savoir s’il est déjà du côté allemand ou encore en Pologne, ou bien de passer sans s’en apercevoir de Pologne en Slovaquie sur les sentiers de montagnes dans les Bieszczady. Pourtant, à partir du 21 décembre prochain, on ne fera plus de différence entre la partie allemande et la partie polonaise de la plage, entre la rive autrichienne et la rive hongroise du Neusiedlersee, et on annonce que dans les montagnes des Tatra, les maires des deux communes polonaises et slovaques ont décidé de célébrer l’événement en abattant ensemble à la hache la barrière qui symbolisait jusqu’ici la frontière entre les deux pays.

C’est un moment important qui marque une reconnaissance de pleine citoyenneté européenne pour tous les Européens venus de l’Europe centrale et orientale… Ainsi, le chroniqueur tchèque Adam Černý explique dans Hospodarské Noviny du 6 décembre, que « la suppression des contrôles frontaliers a valeur de symbole. Ce n’est que lorsque Tchèques, Polonais ou Slovaques pourront se rendre sans problème en Allemagne qu’ils n’auront plus le sentiment d’être des citoyens de deuxième classe au sein de l’UE ». Et on trouve la même expression du même sentiment dans l’édition du 05.12. du journal hongrois Magyar Hirlap.

Une maison commune pour tous les Européens

Si tout a été mis en œuvre pour que cette extension de l’espace Schengen de libre circulation puisse avoir lieu avant les vacances de Noël et les fêtes de fin d’année, ce n’est pas une coïncidence innocente. Car c’est dans ce moment par excellence que tous ceux qui sont loin, tous ceux partis travailler ailleurs loin de leur ville d’origine et de leur famille retournent chez eux, vers leurs proches. Il y aura de nombreuses voitures et de nombreux passagers dans les bus et les trains qui pour la première fois n’auront pas à s’arrêter et à montrer leurs papiers d’identité en sortant d’Allemagne, d’Autriche ou d’Italie, pour rentrer chez eux. Ils n’auront pas l’impression de rentrer ou sortir de chez eux, en quelque sorte. Il n’y aura presque plus de différences entre « la maison » et « l’étranger ».

Ce que crée l’espace Schengen c’est un espace commun à tous, c’est une grande maison européenne, dans laquelle chacun peut se déplacer librement d’une pièce à l’autre. Ce que permet l’espace Schengen, c’est que les citoyens des Etats membres se sentent pleinement et complètement européens.

Cette libre circulation des personnes, c’est l’une des grandes promesses du projet d’intégration européenne. Le projet européen est un projet de paix et de prospérité partagées, bien sûr. Mais c’est aussi un projet qui repose sur la liberté. Les Quatre Libertés, c’est à dire les libertés de circulation des biens, des services, des capitaux et surtout, surtout, des personnes. Il fut un temps ou l’Europe existait déjà comme un espace de libre circulation dans la conscience de certains Européens, où les réseaux de pèlerins, de moines, de marchands et d’étudiants faisaient un espace commun – pour un petit nombre de gens qui appartenaient donc souvent aux élites ; des élites religieuses, aristocratiques, marchandes, ou universitaires pour qui l’Europe était une réalité, un espace dans lequel ils pouvaient se déplacer à leur aise, sans rencontrer d’autres obstacles que les distances, les intempéries, les brigands, ou les dangers de la route… Aujourd’hui, cette réalité qui nous vient du Moyen Age est en train de renaître. L’Europe se ne construit pas seulement dans les traités et le travail des institutions de l’UE, mais aussi au niveau des gens, au niveau des citoyens, dans le mouvement incessant de ses étudiants, ses enseignants et professeurs, ses businessmen et représentants, ses fonctionnaires nationaux et internationaux, et ses travailleurs – toutes ses catégories de travailleurs, de l’ingénieur tchèque au plombier polonais, de l’infirmière slovaque à l’informaticien estonien, etc.

Le principe de libre circulation des personnes est fondamental pour la construction européenne. Il a existé depuis la création de la Communauté européenne en 1957. Il a été introduit au départ pour des raisons économiques, car ce droit était lié au statut des travailleurs salariés et s’inscrivait dans le cadre plus large de la création d’un marché commun reposant sur la libre circulation des capitaux, des biens et des services. Mais par la suite, il a été étendu aux indépendants ainsi qu’aux prestataires de services. Les membres de la famille bénéficiaient de ce même droit. Enfin, ce droit a alors été étendu pour s’appliquer à toutes les catégories de citoyens.

Ce sont trois directives de la Commission européenne, adoptées dans les années 1990, qui garantissent le droit de séjour à d’autres catégories de personnes qu’aux seuls travailleurs : aux retraités, aux étudiants et aux inactifs. En 1992, le traité de Maastricht a introduit le concept de citoyenneté de l’Union européenne, qui conférait à tout citoyen de l’UE le droit fondamental et personnel de circuler et de séjourner librement sans référence à une activité économique. Puis le traité d’Amsterdam, signé en 1997 et entré en vigueur en 1999, est venu encore renforcer les droits liés à la citoyenneté de l’Union européenne en intégrant dans le traité la Convention de Schengen, justement.

Dans l’Europe moderne, ce n’est pas la première tentative qu’on ait faite pour réduire les frontières entre différents Etats. Dès 1944, par exemple, les pays du Benelux avaient déjà choisi de mettre leurs territoires en commun en abolissant les contrôles à leurs frontières internes. En 1954, les pays scandinaves ont créé un passeport commun pour l’Union Nordique, permettant aux citoyens de ces trois pays de pouvoir se mouvoir dans un seul espace nordique commun (par la suite cet espace sera étendu en 1965 à l’Islande et la Finlande). Ces tentatives d’abolition des frontières, ces constructions d’espace de libre circulation pour les citoyens ont la valeur de la reconnaissance d’un destin partagé, d’une appartenance commune. Ils manifestent le sentiment d’appartenance à un territoire, une histoire et un futur commun. Ils sont même souvent la reconnaissance d’une identité partagée – bien sûr qu’il y a des différences entre les Belges, les Luxembourgeois et les Néerlandais, mais en créant le Benelux, ils affirment que ce qui les unit est plus fort que ce qui les sépare. Bien sûr qu’il y a des différences entre Danois, Norvégiens, Suédois, Islandais et Finlandais – et parfois des différences de situation très importantes puisque ces cinq pays n’ont jamais été tous ensemble membres de l’Union européenne – mais l’Union nordique et son espace de libre circulation manifestent la reconnaissance d’une certaine identité scandinave dont participent les pays membres.

Pendant ses deux mandats à la tête de la Commission européenne, entre 1985 et 1995, Jacques Delors a justement fondé son travail et ses engagement dans la construction d’une Europe unie sur les aspects concrets du « grand marché unique » : le projet d’identification européenne qu’il a développé s’est très souvent appuyé sur ces « Quatre Libertés » et a permis la multiplication des possibilités d’identification émotionnelle. En effet, la création d’un espace commun de libre circulation, c’est l’affirmation très forte et l’inscription dans le territoire que ce qui unit les peuples concernés est plus important que ce qui les sépare. Si l’on peut se sentir chez soi partout en Europe, s’y déplacer sans autre contrainte que la distance, alors on peut commencer à parler d’un sentiment d’appartenance européen et peut être à terme d’une identité européenne.

Les frontières de l’Europe – Schengen et le danger d’une « Forteresse Europe » ?

Alors, oui, en quelque sorte, la « maison Europe » s’agrandit. L’élargissement de la zone Schengen, trois ans et demi après le grand élargissement « big bang » de l’Union européenne marque une étape supplémentaire dans la construction d’un sentiment d’appartenance commune de tous les Européens à l’Europe. Mais cet événement historique et émouvant ne va pas sans poser de redoutables questions à l’Union européenne. Et cette question c’est celle des frontières.

Car au moment où l’on supprime les frontières intérieures dans ce grand espace de libre circulation, on renforce les frontières extérieures de l’espace Schengen. L’entrée dans Schengen de 7 pays situés à la frontière orientale de l’UE – la République tchèque n’a que des frontières intérieures avec l’UE et Malte est une île, les changements sont donc moins spectaculaires – déplace sur leurs frontières externes à eux toute la pression de ceux qui souhaitent entrer sur le territoire où règnent les Quatre Libertés. La contrepartie de la suppression des frontières internes, c’est évidemment le renforcement de la frontière externe et l’application d’une politique commune pour l’attribution des visas. Ainsi pour la Pologne, comme pour les autres, il faudra s’aligner sur cette politique commune et répercuter les changements dans les politiques de visas vis-à-vis de ses voisins. Le coût d’un visa Schengen pour un citoyen biélorusse va ainsi être multiplié par 10 (de 6 à 60€). Certes, l’Ukraine et la Russie bénéficient d’accords bilatéraux qui limitent cette hausse, mais pour elles aussi le renforcement de la frontière extérieure ne sera pas sans conséquences. Le président Iouchtchenko a plusieurs fois, et récemment encore, exprimé le sentiment très fort de voir un mur se dresser entre son pays et l’Union européenne du moment que l’extension de Schengen serait opérationnelle. On trouve ce sentiment d’exclusion très vif sur tout le pourtour de la frontière extérieure de l’UE, de Ceuta et Melilla dont les images de clôtures prises d’assaut en 2005 par des candidats à l’immigration restent des symboles inquiétants, jusqu’à Lvov ou Grodno.

Le sentiment d’une Forteresse Europe est très fort, et soutenu par les images spectaculaires qu’on vient d’évoquer, même si la réalité est parfois plus nuancée. Ainsi, les études montrent à quel point les pays d’Europe centrale sont eux aussi en train de devenir des pays cibles pour l’immigration : on estime qu’un demi million d’Ukrainiens travaillent en Pologne, contre 100 à 200 000 en République tchèque. Les frontières de l’Union européenne ne sont donc pas si imperméables.

Car la sécurité de la nouvelle frontière extérieure de l’UE pose ce problème avec force : il y a ces 97 kilomètres qui, à travers les Carpates, séparent la Slovaquie de l’Ukraine. Nombre d’immigrants clandestins qui veulent atteindre l’UE par l’Europe de l’Est choisissent ce passage frontalier. En outre, dans l’ensemble de la région, les esprits sont de plus en plus sensibles au fait que la nouvelle frontière de Schengen exclut non seulement les immigrants clandestins mais également les voisins de l’Est avec lesquels les échanges s’inscrivent dans une longue tradition. Certains parlent même comme Luboš Veselý le 18 juillet 2007 dans Hospodarské Noviny de la « création d’un nouveau rideau de fer ».

Cette exigence de frontières imperméables, c’est en quelque sorte le prix à payer pour que les pays d’Europe occidentale n’aient pas l’impression que la frontière orientale de l’UE est une immense porte ouverte à tous vents. Car pour qu’ils n’aient pas peur de s’enrhumer, il faut qu’ils aient confiance et qu’on leur promette de la maintenir fermée. Un « nouveau rideau de fer » – l’expression est très forte et marque bien une certaine ambivalence, un sentiment mitigé, à l’égard de l’extension de la frontière Schengen. Car le problème des frontières de l’Union européenne reste d’une actualité brûlante. Ce débat sur les frontières est un débat sur l’espace et le territoire de l’Europe – et plus encore, c’est un débat sur l’identité de l’Europe. N’oublions pas que la suppression des frontières internes de l’UE, c’est la marque et la reconnaissance que tous les citoyens des Etats concernés appartiennent au même espace, et qu’ils partagent une identité commune. Les frontières délimitent des territoires et elles marquent ainsi la différence entre eux et nous – elles fabriquent autant qu’elles soulignent des identités.

Dans ce contexte, l’Europe est aujourd’hui écartelée entre « la géographie des valeurs et la valeur de la géographie », comme le rappelle la jolie formule de Dominique Moïsi – et le débat théorique sur les frontières de l’Europe et son identité se complique encore plus au niveau pragmatique quand on cherche à définir quelles frontières sont les plus adaptées pour assurer à l’UE une indispensable cohésion interne politique et sociale, et une véritable cohérence extérieure dans ses relations avec le reste du monde. En fait, on s’en aperçoit très vite, le débat est effectivement d’abord un débat sur le projet européen. Et sur ce sujet, on ne sortira pas de l’impasse si l’on oublie sur quels principes reposent le projet et l’identité de l’Europe unie : la liberté et une société ouverte.

L’extension de l’espace Schengen n’est pas finie – il reste encore Chypre et les rives de la Mer Noire ; et puis bien sûr, les Iles britanniques ; enfin à terme, les pays qui rejoindront l’Union européenne dans les prochaines décennies. Mais cette étape du 21 décembre 2007 est un moment de haute importance historique et de grande valeur symbolique, car elle correspond à l’un des succès de l’intégration européenne les plus tangibles et les plus significatifs, dont chaque citoyen de l’Union européenne peut sentir concrètement la valeur et la portée dans sa vie quotidienne. C’est là un jalon important sur le chemin d’une identité européenne.