Les nationalistes dits « infraétatiques » ne s’appuient pas sur la vision d’un État-nation, mais sur une représentation directe au sein de l’Union européenne et se concentrent particulièrement sur la prise de décision au niveau le plus bas et sur la protection du territoire. Ces préoccupations démocratiques et environnementales présentent un réel potentiel en matière de convergence politique entre les régionalistes et les Verts, au vu des solutions que ceux-ci préconisent.

De plus en plus de régions d’Europe demandent l’indépendance, une plus grande autonomie et la souveraineté. Pensez-vous que le régionalisme a le vent en poupe actuellement ?

Nicola McEwen : Il est important de faire la distinction entre les différentes formes de régionalisme. Premièrement, il y a le régionalisme des territoires qui souhaitent bénéficier d’une plus grande autonomie au sein d’un État membre. Dans ce cas, il est difficile de dégager une tendance qui s’écarte de ce que nous avons pu observer ces dernières décennies. Je pense que ce type de régionalisme témoigne d’un sentiment de mécontentement général, que le rêve du régionalisme européen s’est envolé. Nous avons renoncé à l’idée de voir les régions jouer un rôle prédominant dans le cadre de l’UE. Et la disparition de cette idée a entraîné un sentiment de frustration.

Deuxièmement, il y a le cas des territoires, comme la Catalogne ou l’Écosse, qui se considèrent comme des nations et souhaitent devenir des États membres de l’UE. Ici, ce qui a changé, c’est ce que ces territoires souhaitent accomplir en devenant États membres : il ne s’agit pas de mettre en place la structure classique qui caractérisait les États souverains au 20e siècle, mais quelque chose de plus nuancé et mieux intégré dans les réseaux transnationaux.

Roccu Garoby : Le terme « régionalisme » est trop restrictif. L’Alliance libre européenne1 (ALE) se compose de trois groupements principaux : les minorités, telles que les magyarophones de Transylvanie ; les autonomistes, dont certains se font appeler régionalistes, mais pas tous ; et les indépendantistes, qui se font appeler nationalistes parce qu’ils se battent pour le droit à l’autonomie gouvernementale et à l’autodétermination. Mais même ces derniers se distinguent des nationalistes étatiques, comme le Front National en France ou la Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), nostalgiques de l’hégémonie passée.

Les nationalistes sans État sont généralement des progressistes. Prenez la Catalogne, l’Écosse ou encore le Pays basque : les mouvements qui militent pour l’autodétermination y gagnent du terrain pour différentes raisons. L’Europe des régions que nous avons essayé de mettre en place au début des années 1990 n’a jamais vu le jour, l’Europe des États a échoué dans certains domaines (surtout en ce qui concerne la gestion de la crise) et ces régions pensent qu’en obtenant le statut de petits États, elles pourraient se rétablir ou faire mieux que les grands États face à certains défis, en particulier sociaux et économiques.

Et si l’on examine l’évolution au cours de ces dernières décennies, on constate que la création de nouveaux États est un phénomène tout à fait normal. Après 1945, le monde ne comptait qu’environ 50 États alors qu’aujourd’hui, les Nations unies se composent de 193 États. Prenez le Kosovo, qui a obtenu son indépendance il y a seulement quelques années, ou la Slovaquie, qui est devenue un État il y a une vingtaine d’années. Cette tendance s’est développée parce que le principe d’autodétermination de la charte des Nations unies le permet et parce que la structure actuelle des États ne fonctionne pas.

Cela signifie-t-il que les États-nations ne sont plus aussi pertinents ou importants dans l’ordre mondial, étant donné que la plupart des défis auxquels nous sommes confrontés ne restent pas confinés à l’intérieur des frontières ?

Nicola McEwen : Cette forme de nationalisme ne s’appuie pas sur la vision d’un État-nation, mais sur une représentation directe au sein de l’Union européenne. Ces nationalistes recherchent une indépendance qui s’accompagnerait de toute une série d’arrangements institutionnels et économiques avec l’État dont ils souhaitent se séparer. Cette forme d’indépendance intégrée représente un nouveau phénomène. Les entités infraétatiques formulent de nouvelles exigences qui seront sans nul doute influencées par les changements au sein de l’environnement mondial. À certains égards, l’importance des États-nations sur la scène mondiale peut diminuer en raison du rôle que joue l’UE pour ses États membres et de l’essor de nouveaux intervenants.

Mais, d’un autre côté, on peut constater que l’intégration européenne a également renforcé l’autorité des États-nations. En effet, ce sont les gouvernements de ces États-nations qui ont une place à la table des négociations et qui participent à la prise de décision, et ce, même en ce qui concerne les domaines pour lesquels les régions sont compétentes. Je pense à l’environnement, l’agriculture, la pêche et d’autres domaines dans lesquels l’UE jouit d’une portée étendue.

L’acceptation de cette réalité et le renforcement des compétences régionales permettraient-ils de consolider et de faire avancer le projet européen ?

Roccu Garoby : Oui, et c’est précisément la raison pour laquelle il est important de faire la distinction entre le nationalisme étatique et infraétatique. Le nationalisme étatique est d’extrême droite et cherche à redonner des compétences à l’État membre, tandis que le nationalisme infraétatique est pro-européen. Ses partisans souhaitent une Europe différente, une Europe du peuple. Ils veulent plus de justice pour les citoyens européens, parce qu’actuellement, l’Autriche a plus de pouvoir dans l’élaboration de la politique commune de la pêche que la Corse ou la Galicie et c’est inacceptable. Une fois qu’ils obtiendront le droit de participer à la prise de décision à Bruxelles, ils ne chercheront plus à devenir pleinement indépendants. Il s’agit d’un élément clé à prendre en compte si nous voulons remodeler l’Europe. Ce scénario entraînerait la création du premier exemple de fédéralisme à trois couches (Région/Nation – État – Europe). Pour le moment, le fédéralisme s’appuie sur deux niveaux : l’État fédéral et les États, comme aux États-Unis.

Il y a deux siècles, lorsque l’État français moderne a été créé, il comportait trois couches : la commune, le département et l’État. Cette structure et cette taille étaient idéales pour contrôler et gouverner le territoire, et pour répondre aux besoins des citoyens à cette époque. Cependant, le monde a énormément changé depuis lors. L’échange de biens, de services et de capitaux s’est considérablement accéléré et l’on peut désormais voyager partout dans le monde. Dans ce contexte, l’État ne semble pas suffisant et l’Union européenne correspond au niveau adapté pour résoudre de nombreux problèmes, ce qui constitue une raison de demander une plus grande intégration. De la même manière, les régions représentent le niveau idéal pour résoudre les problèmes locaux. Les régions et l’UE se complètent donc parfaitement.

Nicola McEwen : Mais j’ajouterais que le problème de la mise en place d’un cadre constitutionnel à trois couches, du haut vers le bas, réside dans la différence en matière de structures politiques entre les États membres. L’emplacement de cette troisième couche n’est pas toujours évident. Il faudra parfois la créer. L’importance croissante des villes et des municipalités constitue un deuxième défi, car certaines comptent plus d’habitants que des États membres ou régions autonomes existants. Face à la complexité des différents modèles, il est extrêmement compliqué de mettre au point une structure européenne capable de s’adapter à ces relations.

Comment peut-on créer une identité une fois que l’on dispose d’une structure à trois couches ? A-t-on trois identités ou une seule ? Et comment coexistent-elles ?

Roccu Garoby : On ne peut pas créer d’identités, mais elles peuvent évoluer au fil du temps. Par exemple, l’État français moderne a été créé après la Révolution française, mais le sentiment partagé d’identité nationale française n’est apparu qu’après la Première Guerre mondiale, quand les Basques, les Corses et d’autres minorités, ainsi que les habitants des colonies, ont risqué leur vie ensemble pour leur patrie. Et si l’on regarde les générations actuelles en Europe, on constate qu’elles sont plus européennes que les précédentes. Ce sentiment d’appartenance est en partie dû aux programmes d’échange, tels qu’Erasmus, qui leur ont permis de vivre des expériences avec d’autres Européens.

Nicola McEwen : Nous avons discuté du nationalisme dans le contexte de l’autodétermination. Je pense que la deuxième dimension du nationalisme concerne la politique d’édification de nation : nous pouvons utiliser des institutions, des symboles, des normes culturelles et des discours pour renforcer le sentiment d’identité nationale, les particularismes nationaux. L’expert du nationalisme Michael Billig a développé le concept de « nationalisme banal », qui fait référence aux symboles et rituels de tous les jours que nous partageons tous et auxquels nous participons tous pour définir ce que nous partageons en tant que communauté. On peut observer des tentatives en ce sens au sein de l’UE. Dans ce contexte, la monnaie unique peut être considérée comme un symbole partagé qui est reconnu par de nombreuses personnes. D’après la vision de Jacques Delors, l’établissement d’une Europe sociale impliquait de développer un sentiment de solidarité de manière à renforcer l’identité communautaire. Malheureusement, les inégalités entre les pays de l’UE, les inquiétudes liées au marché intérieur, la concurrence et le commerce ont quelque peu terni ce sentiment d’identité communautaire.

L’UE peut-elle représenter un moyen d’exprimer les sentiments régionalistes sans passer par le niveau national ?

Roccu Garoby : Les nations sans État et les minorités sont très souvent favorables à l’Europe. Elles considèrent l’UE comme un outil qui leur permet de se protéger. Mais la Commission européenne doit agir comme un partenaire ; elle ne peut pas soutenir le Conseil européen en affirmant que la question de l’indépendance ou de l’autonomie est l’affaire des États membres : ce n’est pas le cas.

Nicola McEwen : La Commission européenne a joué un rôle dans le référendum écossais, lorsque le président de la Commission José Manuel Barroso a déclaré qu’il serait très difficile pour une Écosse indépendante (ou pour la Catalogne) de rejoindre l’UE, ce qui n’est même pas vrai puisque les traités ne prévoient pas cette situation et qu’il n’y a aucun précédent. Je pense que quand une nation au sein d’un État membre cherchera à acquérir la souveraineté dans le contexte de l’Union européenne, les traités devront inclure une disposition portant sur l’élargissement interne, de manière à clarifier le processus.

J’estime que l’UE peut être, et est souvent, une force en matière de reconnaissance des droits des minorités, des droits des citoyens et même des droits sociaux. Mais l’UE ne peut actuellement pas reconnaître de droits territoriaux, car le seul mécanisme qui le permette est le Comité des régions, mais il n’est pas efficace à cet égard. La représentation des régions consiste donc principalement à renforcer leur visibilité auprès de la communauté des décideurs politiques. L’impact réel des régions est interne : il se produit au sein de l’État membre. C’est pourquoi les régions cherchent principalement à façonner la politique de l’État membre au sein de l’UE.

Bien que le régionalisme, et plus particulièrement le nationalisme infraétatique, semble s’apparenter à un processus de désintégration, il peut tout aussi bien représenter un moteur d’intégration. Du point de vue de ces nations infraétatiques, des nations sans État, ou du moins des nationalistes qui y vivent, les forces du régionalisme et du nationalisme sont là pour les aider à participer au processus d’intégration de manière individuelle, plutôt qu’indirectement, par l’intermédiaire des États membres. Mais tant que nous continuerons à considérer qu’il s’agit d’une question d’ordre interne pour les États membres, nous les privilégierons au détriment des régions ainsi que de l’Europe dans son ensemble. Si le projet européen consiste à développer un sentiment de communauté ou de citoyenneté au niveau de l’UE, les nations infraétatiques devraient être considérées comme des alliées.

Les Verts sont-ils parvenus à forger des alliances avec des groupes nationalistes infraétatiques ? Comment peuvent-ils défendre les intérêts de ces groupes ?

Roccu Garoby : L’ALE et les Verts siègent ensemble au parlement depuis 1999. Cela peut sembler paradoxal, mais les deux familles de partis partagent le même avis sur de nombreuses questions, mais pour des raisons différentes. Les Verts estiment que le réchauffement climatique représente une menace considérable qui doit être abordée à l’échelle mondiale, tandis que les régionalistes tiennent à protéger leur territoire du tourisme de masse et des secteurs nuisibles. Les points de vue à la fois local et mondial aboutissent aux mêmes solutions politiques. L’énergie nucléaire est un autre exemple. Elle est souvent utilisée par les États très centralisés et puissants, comme la France, qui imposent leur volonté à des territoires qui souhaiteraient éviter d’utiliser ce type d’énergie. Souvent, les régionalistes et les Verts s’opposent à l’énergie nucléaire, soit parce qu’elle est dangereuse, soit parce qu’elle est imposée par un État centralisé, soit pour ces deux raisons.

De plus, les Verts sont l’un des rares partis de gauche à ne pas être très centralisés, mais à se préoccuper à la fois des droits individuels et collectifs et à croire en un État qui partage la richesse entre les personnes, la considérant comme un outil et non comme une fin (ce qui entraîne souvent l’acceptation d’un État centralisé). C’est pour cette raison que les Verts font partie des forces fédéralistes en Europe. Ils représentent également la nouvelle force progressiste, parce qu’aujourd’hui, tous les sociaux-démocrates ont accepté le néolibéralisme, à des degrés divers. Même si la plupart des partis de gauche considérés comme modérés défendent certains droits sociaux, droits LGBTIQ, etc., ils restent dans le domaine de l’économie libérale de marché. Les Verts et les nationalistes infraétatiques représentent une solution alternative.

Nicola McEwen : La coopération entre le Parti national écossais (SNP) et le Parti vert écossais en est un très bon exemple. Le Parti vert écossais est un parti entièrement autonome, qui a une alliance avec le Parti vert de l’Angleterre et du pays de Galles. Il a connu une transition très importante ces dernières années. Auparavant, sa position sur les questions de l’indépendance et de l’intégration européenne était assez ambivalente. Les choses ont véritablement changé et son message est désormais le suivant : une véritable indépendance n’est pas possible sans une véritable UE. Ce parti faisait campagne avec le SNP pour l’indépendance de l’Écosse et dans le contexte du mouvement, cela a permis au SNP de montrer que le « oui » à l’indépendance ne se limitait pas à un seul parti politique. Dans les 18 mois qui ont suivi, cette coopération a également aidé les Verts, qui ont triplé le nombre de leurs adhérents et ont devancé le Parti libéral lors des dernières élections.

Considérez-vous le régionalisme comme une tendance spécifique et une force à ne pas sous-estimer dans le proche avenir de la politique européenne ? S’agit-il d’une caractéristique déterminante que les Verts doivent promouvoir pour favoriser une intégration européenne plus progressiste et démocratique ?

Nicola McEwen : Le régionalisme et le nationalisme resteront importants dans ces régions d’Europe à l’identité marquée et il s’agit d’une caractéristique dominante de la politique que tous les partis doivent prendre en compte. La plupart des partis verts de ces territoires se préoccupent déjà des questions d’identité et d’autonomie gouvernementale. Il est difficile de prédire si le régionalisme sera un thème dominant ces prochaines années. Ce qui est clair, ce que d’autres thèmes cruciaux (que ce soit l’économie, le commerce, le changement climatique, la crise des réfugiés, etc.) revêtiront une dimension régionale. Pour être efficace, toute politique européenne ou nationale portant sur ces questions devra exploiter les ressources et la volonté politique des gouvernements régionaux ou infraétatiques, ce qui serait plus facile à mettre en place si ces gouvernements étaient également impliqués dans le processus décisionnel.

Roccu Garoby : Je dirais que la question de l’autodétermination prend de plus en plus d’importance au sein de l’UE. Il y a cinq ans, personne n’en parlait et maintenant, tout le monde (du moins dans les institutions européennes) réfléchit à la manière d’assurer le triomphe de la démocratie en Écosse, en Catalogne, etc. Et à moins que les États membres de l’UE n’acceptent d’en faire une association plus ouverte et plus démocratique dans les prochains mois (ce dont je doute fortement), cette question revêtira encore plus d’importance lors des élections de 2019. Cette question sera même abordée dans le cadre de la campagne européenne, en particulier si, comme je l’espère, l’ALE présente son propre Spitzenkandidat (tête de liste).

Cependant, les Verts doivent penser à renforcer leur alliance politique avec les nationalistes et les régionalistes aux niveaux tant local qu’européen. Malgré quelques divergences d’opinions, les Verts et les partis de l’ALE forment les moteurs complémentaires de la mise en place d’une nouvelle plate-forme progressiste au sein de l’Union européenne. Pour renforcer cette alliance, une possibilité serait que les Verts soutiennent les mouvements démocratiques de l’Écosse à la Transylvanie, du Pays basique à la Silésie et de la Corse à la Frise. Les Verts doivent soutenir la démocratie et les mouvements démocratiques.

[1] Le Groupe Alliance Libre Européenne (ALE) au Parlement européen comprend actuellement des représentants de l’Écosse, de la Catalogne, du Pays de Galle, de Valence et de la Lettonie. Les députés européens de l’ALE plaident la cause des nations sans État, des régions et des minorités défavorisées en Europe.