Et si le revenu de base divisait alors que la pauvreté et les défis environnementaux appellent à une réponse collective? La proposition alternative de Sophie Swaton pour un revenu de transition écologique a engrangé des soutiens et suscité le débat. Nous lui avons demandé ressemblerait cette idée dans la pratique.

Sophie Swaton, votre livre intitulé « Pour un revenu de transition écologique », connaît un franc succès et les idées que vous y développez circulent dans le débat public. Avant de discuter du revenu de transition écologique (RTE) comment expliquer le regain d’intérêt pour le concept de revenu universel de base (RBI) ?

Le regain d’intérêt autour du RBI dans le débat politique aussi bien que dans les milieux académiques n’est pas si étonnant au regard du contexte socio-économique actuel. Malgré l’introduction de différentes mesures d’assistance, la pauvreté et le chômage, dénoncés depuis la fin des années 80, sévissent encore. En France par exemple, la moitié des ayants-droits au RSA ne le perçoivent pas en partie à cause de la complexité des procédures administratives à mettre en œuvre pour sa perception.

De fait, les arguments qui prévalaient dans les années 1990 pour défendre l’introduction d’un revenu ou d’une allocation universelle, à savoir la lutte contre le chômage et la pauvreté au bénéfice d’une société de pleine activité dans laquelle chacun serait libre de développer ses envies et d’utiliser son temps libre à bon escient, ressurgissent. Avec le versement automatique d’un revenu de base, la stigmatisation dénoncée par ses partisans serait supprimées, les plus précaires n’ayant pas à souffrir de faire la moindre démarche pour obtenir un revenu perçu comme un droit pour tous.

De plus, s’ajoutent depuis les années 2000, parmi d’autres, deux types de plaidoyers que je trouve pour ma part très intéressant : d’une part, ceux qui craignent des vagues de licenciements avec l’amorce du numérique et de la robotisation, rendant obsolètes certains emplois et même certaines catégories de travailleurs insuffisamment qualifiés désormais ; d’autre part, ceux qui plaident en faveur d’une transition écologique qu’un revenu de base pourraient permettre d’accélérer.

Est-il problématique qu’une telle diversité d’arguments semble sous-tendre le regain d’intérêt pour le RBI ?

Tous les arguments que je viens de citer coexistent avec d’autres comme la relance de la croissance, du marché automobile, ou de la consommation, et c’est ce qui selon moi pose problème dans l’argumentation. En outre, certains plaident pour une refonte totale du système de protection sociale en place et pour l’instauration d’une taxe unique / imposition unique (flat tax) qui supprimerait aussi la relation de face à face qu’entretiennent les plus précaires avec les assistant.e.s social.e.s.

Ce qui me semble vraiment le plus problématique, c’est qu’une mesure telle que le RBI soit défendue aussi bien par la droite de la droite et les partisans du néolibéralisme au nom d’une restructuration de nos mécanismes de protection sociale, que par ceux qui croient vraiment à la fin du travail pensée comme une activité uniquement spoliante, reflétant l’exploitation des travailleurs. Entre ces deux pôles, les grands entrepreneurs du numérique qui ont fait fortune dans la révolution technologique, à l’instar du fondateur d’E-Bay ou de Tesla, défendent aussi le RBI car ils ne croient plus à la possibilité de pourvoir du travail pour une main d’œuvre peu qualifiée, au nord comme au sud d’ailleurs.

Mais peut-on tenir ensemble dans une seule mesure autant d’arguments contradictoires ? Selon le point de vue duquel on parle, le revenu de base inconditionnel ne prend pas la même coloration et peut en effet comme vous le dites être qualifié aussi bien de projet solidaire que de projet libéral.

Qu’est-ce que le revenu de transition écologique (RTE) ?

Le dispositif du RTE s’appuie sur 3 composantes et pas simplement sur un revenu monétaire inconditionnel comme dans le cadre du RBI. Premièrement, un revenu dont le montant peut varier et en soutien direct à une activité de type écologique ou social compatible avec les limites de la biosphère. Deuxièmement, ce revenu est complété par un accompagnement sur mesure pour les porteurs de projets qui manque aujourd’hui trop souvent à leur réalisation. Enfin, est également prônée l’adhésion à une structure démocratique au sens large du terme, favorisant le sentiment d’appartenances et la mutualisation des projets, au-delà d’un versement monétaire individuel.

Les théoriciens originaires du RBI s’appuient sur une conception real-libertarienne de la liberté réelle par opposition à la liberté formelle des libéraux, mais aussi sur le principe, attribué à Thomas Paine au 18ème siècle, de la propriété commune de la terre, et sur un imaginaire de ressources naturelle supposées comme illimitées : « je prends à la Terre car j’y ai droit, elle et ses richesses m’appartiennent. Je choisis de dépenser comme je le souhaite ce revenu », taxable d’ailleurs pour les plus riches, récupéré par la fiscalité.

La philosophie de base du RTE est plutôt personnaliste et inspirée du « care », entendu comme prendre soin des autres, pas seulement en versant quelque chose, mais en accompagnant et en proposant un réseau. Il s’agit de prôner l’égalité dans la différence, principe du solidarisme remontant aux utopies sociales du 19ème avec Robert Owen en Grande Bretagne ou Charles Fourier en France. La Terre est perçue comme sphère d’appartenance commune , ayant elle-même des droits . Dans le dispositif du RTE l’éthique environnementale est mise à l’honneur ainsi que la philosophie sociale de la coopération et de l’interdépendance. Le principe premier est moins celui de « je prends les ressources de la terre car j’y ai droit en tant qu’individu » que : « je respecte les ressources naturelles communes de notre terre en tant que maillon vivant au sein d’une même sphère ». Il s’agit d’allier deux courants, écologie et économie sociale et solidaire, en misant sur les mouvements citoyens émergents plus que sur des individus isolés : ce sont les mouvements sociaux qui ont permis l’avènement de nos systèmes de protection sociale en Europe.

En résumé, le RBI propose de multiples arguments en sa faveur mais une solution unique de traitement à travers un revenu monétaire alors que le RTE part d’un impératif prioritaire, c’est-à-dire la nécessité d’accélérer la transition écologique, mais se décline en de multiple variantes, de montant, de types de financement (monnaie complémentaire, taxes) et d’activités.

Comment vous est-venu l’idée du RTE ?

Cette idée de RTE m’est venue après des années de travail sur le RBI (j’ai fait ma thèse de doctorat sur le sujet), et l’identification de plusieurs manques. Il y a quatre principales failles du RBI qui m’ont conduit à proposer un dispositif plus complet d’accélération de la transition.

Premièrement, la seule dimension monétaire du RBI me gêne, incapable de prendre en compte justement la liberté réelle invoquée : comment prendre en compte sans un accompagnement adéquate les capabilities des personnes ? Deuxièmement, l’absence de valorisation du travail qui reste un fort facteur de reconnaissance social, plébiscité par l’ensemble de la société. Chacun cherche à donner du sens à son travail et celui-ci peut encore être un facteur d’épanouissement. C’est précisément le cas pour cette vague de plus en plus forte des actrices et acteurs de la transition qui se lancent dans de nouveaux métiers compatibles avec une empreinte écologique faible. Le RBI ne questionne pas la qualité du travail ! Troisièmement, il est dommage que le RBI dans ses nouveaux arguments en 2017, rate autant le virage écologique en confondant les niveaux d’argumentation. Comment un même outil pourrait-il à la fois combattre la pauvreté, relancer la croissance et œuvrer pour de activités écologiques ?

Enfin, last but not least, la dimension exclusivement individuelle du RBI me semble rédhibitoire: ses promoteurs évoquent le lien social, une société des activités, le sortir du capitalisme et du productivisme, mais vante encore exclusivement un droit individuel sans aucune dimension collective ou d’un agir commun. Je trouve que cela manque d’ambition et est un peu étriqué en terme de solution au regard des idéaux revendiqués par ses initiateurs. On est au fond pas très loin de l’homo oeconomicus des théories économiques orthodoxes… si éloigné de nos réalités. Or, il y a bien un horizon commun dans le dispositif du RTE. Les communs sont même la base, en termes de ressources à identifier et de gouvernance à mettre en œuvre.

Le RTE reflète-t-il une demande réelle et peut-il être appliqué à plus grande échelle que les territoires locaux, en particulier au niveau européen ?

Je pense qu’il y a une demande réelle pour les communs, pour renouer du lien social, pour trouver un travail, une activité utile qui fasse sens et qui participe aussi à la transition multiforme.

Je pense également aussi que le dispositif du RTE peut être une solution à la fois durable et applicable au niveau européen mais il doit auparavant s’expérimenter localement. Ce sont en effet des communs sur chaque territoire qu’il s’agit de repérer (eau, forêts, ressources naturelles) pour les protéger et en s’appuyant, ce qui est fondamental pour son acceptabilité, sur les dispositifs et ressources humaines déjà existants : collectifs de citoyens engagés, politiques motivés, municipalités, associations actives et ONG. Ce que mes travaux de recherches-actions montrent avec notamment avec les acteurs de l’économie sociale et solidaire en France, en Suisse, en Europe et en Amérique latine, c’est qu’il faut faire confiance à ces corps intermédiaires de la société civile.

Comment le RTE serait-il attribué en pratique ?

Il faut partir de ce qui existe avec les agences d’emplois : faire rencontrer une demande et une offre, pas dans une optique de soumission des ayants droit, mais à travers un paradigme radicalement nouveau de co-construction et de partenariats actifs. De multiples associations qui oeuvrent pour le retour à l’emploi (Solidarité Nouvelle face au Chômage en France par exemple, ou les Territoires zéro chômeurs) ont déjà des méthodologies adaptées qui ont fait leur preuve : partir du volontariat et des compétences des personnes, savoir sur quoi elles souhaitent travailler, dans quels projets elles souhaitent s’intégrer ou développer une activité.

En complément, doivent être proposées des listes de base d’activités nécessaires sur le territoire dans lequel le RTE s’expérimente. Ces listes, élaborées conjointement par des représentants des municipalités, des entrepreneurs, des associations, seraient continuellement enrichies. Par exemple, des offres ou des demandes d’activités portant sur : la rénovation d’un site du patrimoine culturel, la revalorisation de métiers anciens artisanaux, des circuits de randonnées, du conseil en durabilité au sein d’entreprises ou pour des programmes sociaux ou familles en situation de précarité énergétique, des cycle de programmes de sensibilisation environnemental dans des écoles, etc. Je pourrais dresser une liste bien plus longue mais elle ne sera jamais exclusive : elle est précisément à construire avec les acteurs politiques, économiques et sociaux et les porteurs de projets, les demandeurs d’emploi et toutes les personnes en transition souhaitant s’investir ou tout simplement insatisfaites dans leur travail actuel.

Comment éviter le risque bureaucratique et coller au mieux aux réalités de terrain ?

Il faut éviter cette situation dès le départ en incluant les représentants de l’ensemble des parties prenantes que j’évoquais juste avant. Il n’est pas question d’imposer une vision top down mais au contraire bottom up que les dirigeants doivent appuyer et non entraver, sans chercher à imposer leurs exigences.

Comment assurer la dimension inclusive du processus de sélection et garantir que ce ne soit pas un revenu uniquement pour ceux qui sont « déjà » dans la transition écologique ?

L’une des visées principales du RTE est d’intégrer et de rassembler et non de courir le risque d’atomiser. Sur ce point le RTE est plus adapté que le RBI aux souhaits des plus précaires. Si l’on se place vraiment du point de vue des plus précaires et que l’on suit les études et rapports des acteurs de terrain, comme ceux de Quart Monde par exemple, l’on voit clairement une volonté d’émancipation citoyenne, de participation, et donc une « faim » pas simplement au sens premier du terme, mais également une faim de projets ! Les plus précaires cherchent une « maison des droits », une relation d’égal à égal sans discrimination et avec un regard bienveillant, comme par exemple celui que porte le médecin, le conseiller en économie sociale, l’assistant social qui sont les plus souvent cités dans les enquêtes.

Dans le dispositif du RTE, la clause d’adhésion à une structure démocratique garantit que les projets rassemblent des personnes sans qu’il y ait discrimination de revenu. Les personnes sont rassemblées par la volonté de porter un projet commun. Les bonnes idées de projets ne sont pas réservées aux plus fortunés ! Et il faut certainement valoriser le savoir de vie et le savoir-faire des personnes les plus précaires qui recèlent des astuces et conseils vitaux pour la sobriété, l’économie circulaire et une vision différente sur nos sociétés de consommation.

Vous avez commenté, lors d’autres entretiens, sur le potentiel détricotage des acquis sociaux passés par le RBI, en positionnant le RTE comme complémentaire et « soutien » des acquis et acteurs sociaux : que voulez-vous dire en pratique ?

Le RTE soutient le travail contrairement au RBI ! Le RTE cherche à renforcer le volet écologique de la dimension sociale, à créer des emplois dans l’accompagnement social afin que tous les acteurs aient une vision complète du problème écologique et des solutions possibles.

Beaucoup de syndicats que j’ai rencontrés lors des journées européennes de l’Institut Syndical Européen (ETUI, 27-29 juin 2018) ont une excellente perception des enjeux de durabilité et des deux avenirs qui se jouent: révolution numérique et transition écologique. Mais les syndicats sont également conscients des paradoxes qui surgissent parfois : fermer des industries polluantes mais aussi leurs emplois ou encore promouvoir les technologies numériques mais au coût d’une pollution nouvelle, comme celle des minéraux rares ! J’ai été frappée par la volonté des syndicats de vraiment saisir la transition en marche et d’identifier aussi précisément que possible les nouveaux métiers de la transition. Et c’est dans cette voie d’accompagnement de la transition que le RTE fait sens pour eux.

Les quelques réticences syndicales ou autres que j’aurais pu ressentir se situent sans doute sur le volet innovant du dispositif invitant à repenser aussi la stratégie d’action. Avec le RTE, il ne s’agit pas uniquement de réagir au sein d’une structure déjà établie mais d’accompagner l’entreprenariat et la réalisation de projets dès le départ, en arbitrant avec les parties prenantes pour la meilleure prise en compte des bénéficiaires, ce qui n’est pas nécessairement un rôle historique standard pour les syndicats.

Mais leur rôle évolue et les syndicats restent indispensables car ils deviennent des donneurs d’alerte sur les sites dangereux pour les travailleurs de la transition et peuvent aussi activement aider et guider dans l’activation et l’émergence de nouveaux emplois, plus solidaires. Parallèlement à une implication dans l’aide au désinvestissement aux énergies fossiles, combinable avec un dispositif complémentaire de RTE, une autre piste déjà suivie par les syndicats est celle des conditions de stress au travail et des pathologies liées aux technologies ; mais aussi les conditions de précarité des nouveaux travailleurs de plateforme numérique.

Finalement, au-delà des travailleurs de tous bords, le RTE cible également les jeunes ! C’est principalement sur eux que pourrait porter une expérimentation. En France, par exemple, les jeunes de 18-25 ans ne perçoivent pas de RSA (revenu de solidarité active) et beaucoup souffrent d’une situation précaire, comme en Belgique d’ailleurs où les syndicats dénoncent des situations grandissantes d’étudiants qui doivent travailler parallèlement à leurs études. Quel est leur statut, étudiant ou employés précaires ? En France, le Président Macron a annoncé en septembre la création d’un revenu universel d’activité dans le cadre du plan de lutte contre la pauvreté. Mais rien n’est dit sur la situation des jeunes ni sur le type d’activités. Il s’agit principalement de soustraire, comme le proposait à l’époque le rapport Sirugue (2016), une allocation unique à un ensemble existant en ajoutant une clause de contre-partie pour un retour à l’emploi. Ce que le RTE propose pour les jeunes est très différent tant sur la philosophie que sur la forme et l’impact souhaité : c’est un véritable dispositif d’accompagnement de leurs projets tout en leur permettant de suivre leurs études sans aucune contradiction. Ce sont bien nos jeunes qui sont en mesure de penser leur rôle et leur impact au cœur de nos sociétés en transition. Et donc eux que l’on doit soutenir aussi pour ne pas dire surtout.