Au petit matin, dans le cadre du Congrès des Verts européens à Utrecht et avant la conférence des Verts au Parlement européen sur la justice fiscale, Yann Moulier-Boutang et Philippe Lamberts ont accordé au Green European Journal une interview à bâtons rompus sur les questions de justice fiscale et de redistribution dans une économie européenne en transformation.

Green European Journal: Comment se pose la question de la fiscalité face au phénomène de « l’uberisation » et de l’immatérialisation de l’économie, et le niveau européen peut-il s’emparer de ces enjeux ?

Yann Moulier-Boutang : Nous assistons à une structuration sur 3 étages : les multinationales qui payent 2-3% d’impôts sur les sociétés, ensuite les entreprises françaises du CAC40, qui en payent 11%, enfin les PME qui payent 34% en France, 32% en Allemagne et 28% au Royaume-Uni (20% dans les prochaines années). Cela est paradoxal, puisqu’on s’attendrait à ce que ce soit les PME qui payent le moins d’impôts.

C’est ainsi parce que ni l’économie, ni les politiques n’ont compris la révolution numérique, son impact sur la production et sur les modalités de taxation. Ils n’ont pas compris non plus la deuxième révolution numérique qui est en train de se produire, c’est-à-dire le tsunami numérique de la data driven economy. Cette dernière pose un problème gigantesque du point de vue de l’emploi, et ensuite du point de vue de la forme et de l’avenir du salariat. Les possibilités pour les gens de gagner de l’argent ne prennent et ne prendront plus la forme « naturelle » du salariat à temps complet. Ce qu’a montré l’uberisation, c’est qu’elle se développe dans des secteurs de l’économie qui concernent énormément de choses : les services, mais aussi le cœur même de la production industrielle. Les gens qu’elle emploie ont la caractéristique d’être chômeurs, intermittents ou retraités à faible revenu, et, comme disait le Ministre Macron en France, qui ne craint pas les provocations, « Il est plus facile pour un jeune de trouver des clients qu’un employeur ».

On doit se poser la question de ce qu’il y a à défendre dans l’uberisation de l’économie : essaye-t-on de résister en maintenant les avantages acquis i.e. le salariat et oblige-t-on de l’économie numérique à s’y plier ? Ou invente-t-on de nouvelles modalités, comme par exemple taxer Uber sur le chiffre d’affaires et l’ensemble de son activité et pas sur les bénéfices, parce qu’on serait incapable de les déterminer ?

Philippe Lamberts : L’impôt a trois fonctions : financer les services publics, assurer la redistribution et orienter les comportements. Si le débat portant sur la première mission demeure aujourd’hui assez ouvert (en particulier, concernant le choix des services publics à financer en priorité),  il est par contre difficile aujourd’hui de contester l’idée qu’en matière de redistribution et d’orientation des comportements, les systèmes fiscaux actuels fonctionnent dans le sens inverse de ce qui est souhaité. Comme Yann l’a souligné, on est de plus en plus anti-redistributif sur l’impôt sur les sociétés mais aussi sur l’impôt des personnes physiques. Quant à  l’orientation des comportements vers une économie plus efficace en ressources et moins émettrice de CO2, on ne peut pas dire que la fiscalité environnementale soit actuellement une priorité de nos gouvernements.

Ceci étant, je ne partage pas le constat de Yann selon lequel  “les politiques n’auraient pas compris” : je pense au contraire  que ces derniers ont très bien compris. L’absence de réponse du système face à l’urgence écologique, ainsi que son caractère profondément anti-redistributif sont la conséquence d’un choix politique assumé. Quand la Belgique, l’Irlande, Malte ou le Royaume-Uni font des cadeaux fiscaux colossaux aux grandes fortunes et aux entreprises multinationales, ce n’est pas à l’insu de leur plein gré, ce sont des choix absolument délibérés. Quand on  réduit la redistributivité de l’impôt sur le revenu, c’était un choix politique. Quand on a réduit les charges sur les entreprises, c’était un choix délibéré. On voit qu’il faut des SwissLeaks, des LuxLeaks, des Offshore Leaks et des Panama Papers pour que les pouvoirs publics se sentent un peu sous la pression de devoir faire quelque chose.

Concernant les mutations de l’économie, personnellement, je suis assez sceptique. Ces business sont tout ce qu’il y a de plus physique. Amazon, ce sont des êtres humains qui commandent des biens qui leur sont livrés à des endroits identifiables, à partir de centres de distribution identifiables. Uber, ce sont des voitures avec des chauffeurs qui circulent avec des passagers. Qu’on ne me dise pas que cette base fiscale est inatteignable! Quant au  commerce software ou  aux jeux vidéo en ligne, ils passent par  des adresses IP qui sont facilement localisables. Sinon, comment croyez-vous que la Chine parvient à contrôler Internet?

Pour Philippe, la question de base serait sur le modèle de fiscalité générale, là où Yann se situe plus sur la nouvelle économie. Où est la différence ?

YMB : Qu’est  Amazon ? Le chiffre d’affaires d’Amazon sur le transport de biens physiques est quasiment déficitaire. Amazon gagne de l’argent notamment sur des formes que Marx aurait appelé de la « plus-value absolue », c’est-à-dire les conditions scandaleuses dans lesquelles ils traitent leur main-d’œuvre. En revanche, les gens ignorent qu’Amazon c’est aussi le cloud et le plus gros hébergeur de cloud des entreprises. C’est là où Amazon gagne beaucoup d’argent, qui échappe en bonne partie à la taxation.

A partir du moment où on est dans une économie semi-ouverte, à l’intérieur de l’espace de l’Union, les transferts et même le commerce international fermé des multinationales, permettent de créer des transferts financiers qui ne correspondent pas aux transferts physiques, que malheureusement on ne peut pas matériellement mesurer, car les données économiques sont toujours des quantité multipliées par des prix qui peuvent être fictifs. On sait où se trouve le client final, mais ça c’est une vision par la TVA, c’est-à-dire qui frappe au moment de la consommation. Je pense qu’il faut frapper au moment de la production.

PL : La seule manière d’enrayer ces pratiques d’optimisation fiscale agressive des entreprises multinationales est de mettre fin à la fragmentation du paysage fiscal européen. Cela  suppose tout d’abord de procéder à une harmonisation de la définition du profit et d’en assurer sa répartition entre les États-membres sur base de critères objectifs. Ceux-ci devraient notamment inclure les investissements physiques (un centre de distribution d’Amazon au Luxembourg, c’est identifiable et localisable), l’emploi et le chiffre d’affaires (nous savons, par exemple,  qu’Amazon vend en Allemagne via notamment ses services de cloud).  Malheureusement, ce projet d’assiette commune et consolidée de l’impôt des sociétés (ACCIS) est bloqué actuellement au niveau du Conseil.

YMB : Je rajouterai un quatrième point : les transactions. Nous savons que les entreprises, par exemple les paradis fiscaux de Panama, ne sont pas simplement des placements de fortune personnels, mais répondent aussi au fait que les affaires au niveau mondiales se traitent avec du bakchich, toutes, partout. Ces bakchichs sont courants, et d’autant plus élevés qu’ils concernent des pays qui n’ont pas de redistribution des revenus annexes. Les pays les moins touchés par cela, ce sont les pays scandinaves, qui ont le meilleur système de protection sociale. A l’inverse, les plus touchés sont des pays où le régime politique et la gouvernance sont tellement mauvais et tellement peu démocratiques que la corruption et le bakchich interviennent comme des mécanismes distributeurs. Le correctif que je cherche ne se situe pas seulement sur le chiffre d’affaires, mais sur la différence entre une entreprise qui réalise par exemple 5 millions d’euros par an de chiffre d’affaires, grâce à une série de mouvements dans des paradis fiscaux et des plateformes offshore où qu’elles soient, en nombre colossal, et une entreprise qui le fait avec un minimum de transferts de fonds. C’est aussi vrai pour les fortunes privées.

PL : L’enjeu d’une taxe sur les sociétés, c’est celui d’une assiette commune consolidée pour les 28 États membres. Concernant les montants qui sortent de l’Union, c’est relativement simple aussi : s’ils ne  sortent pas vers des juridictions pour lesquelles on a la certitude qu’ils seront taxés à un niveau adéquat, une taxe de sortie proportionnelle doit être automatiquement prélevée. C’est ce qui pourrait se décider au niveau européen, mais cela suppose de s’affranchir du dogme de  la libre circulation des capitaux. Autrement dit, tant qu’on n’a pas une démocratie au niveau mondial, capable d’avoir un système fiscal mondial, il est évident que les frontières de l’espace démocratique, ici les frontières de l’Union, doivent également être des frontières au commerce. Frontières ne signifie pas qu’on ne puisse pas les traverser, mais que certaines formalités soient réglées au préalable. Or, on reste aujourd’hui dans un parti pris délibéré – et, de nouveau, c’est un choix politique – de libre circulation des capitaux au travers des frontières extérieures de l’Union. Un migrant ne peut pas espérer traverser les frontières de l’Union, mais le capital, pas de problèmes. Pourtant, les canaux financiers peuvent être facilement contrôlés: c’est la merveille de l’économie numérique.

Sur la question de la justice fiscale, mais plutôt sur les impacts redistributifs, la justice sociale et l’emploi, où la politique européenne coince-t-elle ? Que proposent les Verts ?

PL : Le premier blocage est évidemment le fait qu’on demande de changer un système, à la fois injuste et inefficace pour la transition, aux mêmes personnes et institutions qui l’ont mis en place. Les résistances sont colossales, et partant le résultat d’un choix.

Pour pouvoir changer le système, il y a des leviers disponibles au niveau national, et des leviers qui ne sont disponibles qu’au niveau européen. Le facteur discriminant est entre autres que  les gros contribuables, personnes physiques ou morales, peuvent se jouer des frontières, alors que les petits contribuables, entreprises ou individus, ne peuvent pas. Redresser la capacité redistributive de l’impôt pour les petits contribuables n’est pas tellement difficile, car c’est le niveau national qui est le champ d’action. Mais pour une réelle taxation des gros contribuables, il faut une action européenne.

Le souci, c’est que les 28 Etats membres restent souverains en matière fiscale. Ils ont non seulement majoritairement pris le parti d’un système anti redistributif et peu écologique, mais ils ont surtout pris le parti de garder le contrôle, et de se situer simplement dans une logique de pouvoir. J’observe que les politiques préfèreront toujours, et c’est un phénomène de classe et de pouvoir, garder l’illusion de leur souveraineté, plutôt que de la reconquérir en la partageant.

L’obstacle n’est donc pas la complexité, mais le manque de volonté politique. C’est l’observation que l’on peut faire avec les affaires successives: les ministres des finances aujourd’hui, les décideurs européens, ont très bien compris que c’est la transparence sur la justice fiscale qui crée la pression politique. Il leur faut donc éviter que la transparence soit trop importante. Quand les Verts demandent au Parlement Européen une commission pour enquêter sur LuxLeaks, c’est une guerre pour obtenir une commission spéciale ! Pour la transparence sur les Panama Papers, il faut un registre ultime de tous les bénéficiaires de toutes les structures-écrans, les trusts, les fondations etc. mais il nous est toutefois répondu que ce n’est pas possible de le faire, parce que c’est possible pour l’Union mais pas dans le reste du monde (alors que FATCA aux Etats-Unis oblige tous les acteurs financiers qui opèrent dans le pays à communiquer directement avec l’administration fiscale – d’entreprise privée à gouvernement).

Les moyens d’agir existent, mais la classe politique majoritairement au pouvoir aujourd’hui en Europe est celle qui a mis en place le système actuel, et elle ne changera que sous la pression ou en étant remplacée par une autre s’il y a un basculement de majorité. Lutter contre la fraude et l’évasion fiscale et contre une économie injuste n’est pas hors de notre portée dans une économie mondialisée et numérisée, absolument pas !

Existe-t-il d’autres leviers au-delà de la justice fiscale ? Sur les questions de redistribution de richesse, de l’emploi, du salariat et des mutations sociétales.

YMB : Je suis totalement d’accord avec ce que vient de dire Philippe sur les gouvernements. Le problème, c’est qu’il faut qu’on tire à la fois sur la protection sociale, un régime fiscal et la gouvernance économique des politiques industrielles de l’Union.

Pour prendre la question du salariat que je pense essentielle : il ne s’agit pas que de notre petit problème européen, il est aussi japonais, américain, il est mondial. Le numérique change les conditions d’activité, la productivité, les activités productives et leur sens. Une sphère de mobilisation de l’économie apparaît, qui n’est pas de l’économie privée ou publique classique. Cette sphère d’activité beaucoup plus large et qui se dilate, concerne une rémunération, quel que soit son niveau, qui n’est pas couverte par le système actuel de codification de la relation d’emploi.

Il y a aussi une sphère encore plus large qui est celle de la contributivité, qui est de l’activité mais pas du travail, qui ne reçoit pas une rémunération, et qui pourtant joue un rôle productif essentiel. On pense à l’économie sociale et solidaire, on pense aux lanceurs d’alerte, à tout ce que les écologistes ont mis en avant, et qui joue un rôle vital dans l’ensemble de ce que j’appellerais une sphère de pollinisation.

Ces trois sphères s’écartent : la sphère de l’emploi traditionnel se restreint. Elle se détache de la sphère de la mise au travail, par des dispositifs de plateforme numérique, d’une quantité de main d’œuvre, qui n’est pas dans une relation d’emploi mais dans une relation pseudo-indépendante. A côté de ça, je dirais que se développent aussi les plateformes contributives, qui jouent un rôle substitutif de services publics sociaux inexistants, mais qui devraient exister.

On s’aperçoit que dans la transition qu’on a actuellement, qui n’est pas une transition écologique mais une transformation vers l’économie numérique, on a un risque très grand que le modèle salarial classique, avec la protection sociale qui était afférente, s’affaisse. Il devient poreux. Il ne va pas disparaître du jour au lendemain, il va figurer dans le paysage comme un beau bâtiment de plus en plus vide, avec des trous non réparés, et finalement la vraie vie se passera à côté – la vraie vie au sens de la véritable activité pour les malheureux qui doivent trouver des revenus. Pour réopérer une suture, il y a une position qui consiste à défendre l’emploi public d’un côté et l’emploi privé de l’autre. Sauf qu’on va voir qu’une partie de ces emplois vont disparaître et il faut trouver une protection du côté du revenu universel.

On peut aussi discuter de la fiscalité, mais ce qui m’ennuie, c’est l’argument de l’emploi. On est d’accord qu’un certain nombre de gens sont tout à fait au fait de la situation mais défendent des intérêts nationaux comme Philippe l’a dit et ne veulent pas de solution européenne parce qu’ils pensent que les jeux non coopératifs leur rapportent plus. Mais ils se justifient aussi vis-à-vis de l’opinion publique en invoquant l’argument de l’emploi. Le problème n’est pas de dire si  cet argument est vrai ou non, le problème c’est qu’il marche auprès d’une majorité d’électeurs.

PL : Ce n’est pas une stratégie gagnante électoralement.  L’assiette électorale des partis traditionnels qui joue cette politique-là se restreint jour après jour. A un moment, cela va coûter leur place à ces partis, les gens n’y croient plus. Les forces politiques qui pratiquent ces stratégiques aujourd’hui pensent qu’ils y gagnent, mais, à mon avis, ils scient la branche sur laquelle ils sont assis. Aujourd’hui, une partie croissante de la valeur ajoutée est créée par des machines : ordinateurs, robots, etc., et donc par le capital, et de moins en moins par le travail humain. Il faut faire en sorte que dans le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail, le capital prenne une part toujours plus grande. Comme le disait Yann, pour ce qui reste du travail salarié, il est dynamité par l’uberisation.

Piketty a remarquablement fait l’argument de l’impôt sur le capital, pour des raisons redistributives, mais, là aussi, du point de vue du financement de la sécurité sociale et des services publics, il devient de plus en plus logique de remettre en place une taxation sur le capital. Evidemment, en faisant cela on s’attaque au cœur de l’intérêt de classe de ceux qui bénéficient aujourd’hui du système, et il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils lâchent prise facilement. Si le Front National en France peut trouver une convergence, comme Hitler l’a fait, avec les intérêts du grand capital, des alliances dangereuses se mettront en place.