« La majorité des gens dans les pays développés passent au moins un moment sur internet, et les États profitent secrètement de cette nécessité pour étendre leurs pouvoirs au-delà de ce qui est nécessaire et approprié. » Edward Snowden

Durant tout le débat autour du projet de loi très controversé du gouvernement français sur le renseignement, texte ayant désormais force de loi depuis le 24 juillet dernier, beaucoup de choses ont été dites : les mesures de surveillance intrusives prévues par le texte risquaient de porter atteinte de façon disproportionnée aux droits fondamentaux ; il n’y avait pas suffisamment de garde-fous, notamment judiciaires, face aux nouveaux pouvoirs octroyés aux services de renseignement, ces derniers n’ayant de compte à rendre qu’au Premier Ministre, etc. Quid si jamais par exemple le pouvoir politique suite aux prochaines élections revenait au Front National? Quelle garantie aurions-nous que ce dernier ne fasse pas un usage excessif de cette loi pour attenter à nos libertés ? Les représentants du gouvernement, dont notamment l’actuel Ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, répondaient alors, avec un bon brin de cynisme et de mauvaise foi, que cela faisait donc une raison supplémentaire de ne pas oublier de voter aux prochaines échéances électorales, l’abstention favorisant mécaniquement le parti d’extrême droite.

Bref, comme souvent en France, les débats furent nombreux sur le sujet, mais extrêmement caricaturaux, avec d’un côté les « gens raisonnables » ne cherchant qu’à légaliser des pratiques des services de renseignements d’ores et déjà existantes mais jusqu’alors hors du champ juridique, face à des intransigeants de la liberté considérés comme « irresponsables » dans le climat actuel de danger permanent face à la menace terroriste, surtout après les attentats de janvier dernier. S’ajoutèrent par dessus les habituelles postures politiciennes dont notre pays a le secret, fonction de la place de l’acteur sur l’échiquier politique, entre majorité PS et opposition UMP (devenue « républicaine »), pour le coup toutes deux pourtant majoritairement bien d’accord pour renforcer l’arsenal répressif.

Ce qui nous a sans doute fait passer totalement à côté d’un débat philosophico-juridico-politique pourtant essentiel dans le contexte actuel d’hystérie sécuritaire : à l’heure du tout Internet et de la place de plus en plus envahissante d’une multitude de réseaux sociaux au cœur même de nos vies, comment redessiner un cadre légal commun pour nos libertés fondamentales qui fasse sens, garantissant à la fois notre sécurité, notre vie privée, notre droit à l’information et notre liberté d’expression ? Sachant que les flux d’informations, à l’instar de la menace terroriste, des pollutions en tous genres ou du réchauffement climatique notamment, se jouent totalement des frontières nationales et qu’il est illusoire de faire croire à un contrôle efficace de tout ceci à l’échelle d’un petit pays comme la France. L’échelle pertinente de réflexion sur ce type d’enjeux est au minimum européenne[1].

Pour enrichir ce débat, le dernier ouvrage du philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie, L’art de la révolte, est particulièrement éclairant. En bon connaisseur de Michel Foucault et de toute sa réflexion intellectuelle autour de la société de surveillance, l’auteur nous invite à réfléchir sur l’état de nos libertés et de notre démocratie à partir du cas de trois personnages centraux : Edward Snowden, Julian Assange et Chelsea Manning. Si les deux premiers sont désormais connus du grand public en France, Bradley Manning (devenu Chelsea depuis lors) a malheureusement été quelque peu oublié dans l’Hexagone. Ancien jeune analyste de l’armée américaine, il fut le premier à transmettre en 2010 à WikiLeaks différents documents militaires classifiés, éclairant d’une manière peu reluisante les agissements des Etats-Unis en Irak. Notamment la vidéo du raid aérien du 12 juillet 2007 à Bagdad, « bavure » américaine ayant entraîné la mort d’au moins 18 civils, dont des enfants et deux reporters de l’agence Reuters. Les révélations opérées par Wikileaks, grâce aux informations fournies par Chelsea Manning, ont permis de faire évoluer l’opinion publique américaine sur les conséquences désastreuses de la guerre menée en son nom sur le sol irakien. Pour cet acte de bravoure et de vérité, Manning a été récompensée par son pays : 35 ans de prison ! Aujourd’hui, Chelsea Manning est une femme transgenre qui vit dans une prison pour homme, à Fort Leavenworth. Alors que pour ses nombreux soutiens, dont Michael Moore, Naomie Klein ou Noam Chomsky, elle devrait plutôt recevoir le prix Nobel de la Paix.

Edward Snowden et Julian Assange, plus vraiment besoin de les présenter : le premier, informaticien américain et ancien employé de la CIA, a révélé à partir de 2013 les détails de plusieurs programmes de surveillance de masse américains et britanniques. Accusé d’espionnage par les Etats-Unis, il vit dorénavant en exil en Russie. Quant à Julian Assange, fondateur du site Wikileaks, celui-ci est réfugié depuis trois ans à l’ambassade d’Équateur de Londres, dont il ne peut sortir sous peine d’arrestation immédiate. Ayant demandé début juillet l’asile politique à la France, Julian Assange s’est vu opposer immédiatement une fin de non recevoir de la part de l’Elysée. Pourtant, après les révélations récentes opérées grâce à Wikileaks sur l’ampleur des écoutes américaines sur les téléphones d’élites économiques et politiques françaises, dont nos trois derniers Présidents, il pouvait à juste titre espérer meilleur traitement de la part de Paris. L’Histoire se souviendra de ce rejet, tout comme du fait que sous la présidence de François Hollande, l’avion présidentiel bolivien se sera vu refuser l’espace aérien français suite à une rumeur faisant état de la présence à son bord d’Edward Snowden (juillet 2013).

Ce que nous explique dans son ouvrage Geoffroy de Lagasnerie2, c’est que les cas de Manning, Snowden et Assange, en dehors de leur statut d’icones modernes, héros de millions de geeks à travers la planète, nous donnent à voir des luttes présentes et à venir autour des secrets d’Etat et de la surveillance de masse, un des enjeux essentiels pour la sauvegarde de nos démocraties au 21e siècle. Ces trois personnes sont souvent considérées comme des lanceurs d’alerte nécessaires, révélant des informations essentielles face aux dérives des Etats. Or il s’agit sans doute de bien plus que cela. Leur « révolte » contre les secrets d’Etat et la surveillance de masse, par la pratique de l’anonymat telle que WikiLeaks la fait fonctionner, ou encore par la fuite de Snowden ou d’Assange, préférant abandonner leur nationalité pour se revendiquer comme « citoyens du monde », constituent de nouvelles formes radicales de contestation politique. Ce sont peut-être les premiers acteurs de l’histoire d’une forme de citoyenneté globale se développant à l’ère du numérique, s’opposant de plein fouet à la logique sécuritaire des Etats qui s’accentue depuis le 11 septembre 2001. Ils refusent les notions de frontières, de nationalité et de souveraineté pour défendre une idée absolue de la liberté et de la démocratie. L’anonymat, une forme de lacheté, comme le proclament les détracteurs de Wikileaks ? Et si au contraire, comme le revendiquent notamment les Anonymous, cet anonymat garantissait à tout le monde de pouvoir participer, de pouvoir partager des informations, de pouvoir révéler des scandales sans la nécessité de devoir s’afficher, se politiser et se mettre en danger ? Si cet anonymat était bien plutôt la meilleure et seule protection possible face à la violence des Etats et des grandes firmes multinationales, jaloux de leur petits secrets inavouables ? Une manière de faire participer le plus grand nombre à la défense des libertés et à la démocratie face aux dérives sécuritaires, en renouvelant au passage le modèle obsolète de la contestation collective partisane s’inscrivant dans un champ politique national, à l’ère de la globalisation numérique. Les peines de prison encourues par ces personnes, totalement disproportionnées, illustrent à elles seules la volonté de nos dirigeants de vouloir à tout prix maintenir leur petit monopole sur la surveillance et le secret d’Etat et donc l’importance de cette lutte démocratique à l’échelle globale. De Lagasnerie pense même que ces nouvelles formes de contestation illustrées par leurs trois glorieux représentants sont le fait politique le plus marquant de ces dernières années, dépassant l’impact politique de mouvements comme Occupy, les Indignés ou les Printemps arabes.

Mais en quoi tout cela concernerait-il l’écologie? Comme le rappelle notamment tout au long de son ouvrage notre regretté ami Benoît Lechat, la démocratie et l’écologie ne sont pas seulement compatibles, elles sont indissociables. La défense de l’environnement est plus efficace lorsque le plus grand nombre peut y prendre part, en refusant justement de faire primer telle ou telle décision économique ou politique sur l’intérêt général. On le voit bien dans les débats autours des « grands projets inutiles ». Si on laissait aujourd’hui les habitants décider de la réalisation ou non de l’aéroport de Notre Dame des Landes ou du barrage de Sivens, en toute connaissance de cause, ceux-ci choisiraient sans aucun doute de se passer de ce type d’infrastructures. Sans parler du nucléaire, technologie s’étant toujours développée sous le sceau du secret et dénoncée depuis le début par les écologistes.

L’écologie, tout au long de ces dernières décennies de lutte, s’est inscrite dans le combat pour plus de démocratie et de transparence, à l’échelle locale, à l’échelle régionale, à l’échelle nationale, à l’échelle européenne, à l’échelle du genre avec la parité chevillée au corps face à un monde politique encore beaucoup trop masculin, etc. Aujourd’hui, face aux tentations sécuritaires des Etats, à l’échelle globale, l’écologie se doit de soutenir les agissements des Assange, Manning, Snowden et tous les anonymes qui, au grand jour ou dissimulés derrière leur écran d’ordinateur, refusent de se laisser surveiller et punir quitte à devoir partir pour avoir révélé ce qui aujourd’hui encore « ne se dit pas ».

C’est pourquoi, lors des débats à l’occasion du projet de loi sur le renseignement en France, la majorité des écologistes se sont opposés avec raison à ce french avatar de la surveillance de masse. C’est pourquoi à l’échelle européenne, ils se battent également contre un système d’échange de données passagers (PNR) qui serait trop attentoire aux libertés et à la vie privée au prétexte de lutter contre le terrorisme, et plus généralement pour la transparence dans tous les actes des institutions européennes, notamment lors des négociations très controversées comme celles autour du Traité transatlantique (d’ailleurs aujourd’hui même, Wikileaks lance une collecte de fonds pour récolter 100 000 euros que l’organisation se propose d’offrir à celui ou celle qui lui fera parvenir l’intégralité du texte du TTIP). Et c’est pourquoi Julian Assange sera3 un des invités vedettes des journées d’été 2015 d’EELV à Lille, pour débattre de l’urgente nécessité de la protection des lanceurs d’alerte, avec notamment Eva Joly et Edwy Plenel4.

En attendant, la France sous la présidence de François Hollande se sera montrée en dessous de tout en matière de lutte pour la liberté d’expression, le droit à l’information et la protection des lanceurs d’alerte, en tirant des atroces attentats de janvier dernier les leçons inverses de celles du sens de l’Histoire. Rien que sur ce sujet (et les autres sujets de discorde ne manquent pas), les écologistes ont une sacrée bonne raison de se désolidariser totalement de l’actuelle majorité.

Mais comme d’habitude, la France débattra sans doute de tout cela dix ans après tout le monde, en s’affirmant encore, pauvre aveugle, comme la « patrie des droits de l’homme », tandis que Snowden, Assange et les autres continuent de croupir dans leur no man’s land, harcelés comme des terroristes pour être simplement coupables de nous avoir trop éclairés trop vite5.

 

Cet article a été publié à l’origine dans Mediapart.

 

1http://blogs.mediapart.fr/blog/benjaminjoyeuxgmailcom/050515/restreindre-nos-libertes-au-nom-de-la-securite-un-fourvoiement-democratique-et-une-absen

2 Que quelques actuels conseillers élyséens auront, on l’espère, l’intelligence de lire afin de comprendre l’ampleur de l’échec de la présidence Hollande en termes de liberté d’expression et de progrès démocratique (sans parler du reste).

3 Par vidéo, que la police française ne se déplace pas pour rien.

4 Tout ceci bien entendu sans perdre de vue l’impact négatif de la généralisation de la culture du tout numérique sur l’environnement comme sur nos modes de vie de plus en plus éloignés de la nature.

5 Pour aller plus loin sur le cas de Snowden, lire le livre extrêmement bien informé d’Antoine Lefébure : L’affaire Snowden, comment les Etats-Unis espionnent le monde, éd. La Découverte, Paris, 2014.