Chacun d’entre nous est lié à d’autres êtres humains, mais bien plus largement à tous les autres êtres vivants à travers le monde. Et cet immense et complexe tissu de vie est de plus en plus perturbé par la cupidité incessante des grandes firmes multinationales qui cherchent à contrôler et à capturer tous les maillons de la chaîne de la vie, jusqu’aux entrailles de la moindre semence. Ce sont tous les écosystèmes dont nous dépendons, et donc rien de moins que nos moyens de subsistance et notre santé qui sont en jeu.

Benjamin Joyeux pour le Green European Journal: Dr. Vandana Shiva, depuis de nombreuses années maintenant, vous menez une lutte incessante contre la biopiraterie et l’appropriation de la vie par les grandes entreprises qui vous a valu une réputation internationale. Que signifie pour vous défendre et réclamer les biens communs?

Vandana Shiva: Nous vivons dans un monde essentiellement composé de relations. Nous ne sommes pas des atomes isolés, fragmentés et seuls. Nous ne sommes pas séparés de la nature. Ceci est une illusion construite par le paradigme cartésien, newtonien, mécaniste, qui structure notre architecture intellectuelle depuis la révolution industrielle – et qui n’est rien de plus qu’une voie de l’humanité focalisée sur les énergies fossiles, voie dont progressivement nous apercevons l’impasse. C’est en fait la raison d’être de tout l’accord de la COP 21 de Paris sur le climat: la prise de conscience que nous avons fait 200 ans de mauvais choix énergétique. Mais c’est également devenu une chance pour nous aujourd’hui afin de remettre en question toute notre façon de penser. L’âge des combustibles fossiles a fait d’énormes dégâts dans le cerveau humain et sa façon d’envisager le monde. Et d’immenses dégâts d’abord dans la nourriture que nous mangeons: nous ne mangeons plus de nourriture, mais du pétrole. Et cela mène également à l’illusion que nous sommes séparés de la nature, et que d’une manière ou d’une autre nous en sommes maîtres et conquérants. Cette idée de séparation avec la nature sert ensuite à définir la société humaine comme composée d’individus atomisés, en concurrence et guerre les uns contre les autres. Ainsi nous avons besoin d’un chef pour maintenir l’ordre.

Et bien non! Le monde est un monde de relations. C’est un monde d’êtres auto-organisés dans des relations mutuellement bénéfiques. Si nous devons récupérer notre capacité à être vraiment libres, nous devons comprendre notre relation avec la Terre, qui détermine nos modes de vie et nos relations au sein de notre communauté. Tout cela signifie réclamer nos biens communs. C’est quand nous commençons à nous rendre compte que la nature de la vie est organisée, que la «toile de la vie» est notre bien commun, que nous cessons alors d’imaginer qu’un Monsanto ou un Bayer mettant un gène toxique dans une plante sont en train d’inventer une nouvelle forme de vie. Non! Une graine est une graine – elle se reproduit et se multiplie par elle-même. Malheureusement, lorsque vous y mettez un contaminant, elle se multiplie également avec le contaminant. Mais elle n’est pas fabriquée par ce contaminant. La graine existe par elle-même. Juste comme une rivière coule d’elle-même. Si quelqu’un y met du mercure, celui-ci constitue alors une partie de la rivière, mais il ne fait pas la rivière. Ce sont donc des illusions fondamentales entretenues par les firmes de propager l’idée qu’elles sont des inventeurs de nouvelles semences, pour promouvoir les OGM notamment. Ce ne sont pas des « inventeurs ». Ces multinationales sont là pour s’approprier les semences. Leur seule préoccupation est leur droit à percevoir des redevances, et elles poussent par leurs actions nos agriculteurs à se suicider.

J’ai eu à faire face à cette tragédie de 300 000 agriculteurs poussés au suicide à cause de leur dette – une dette causée par une augmentation de plus de 70% du prix des semences. Cette fausse technologie a également augmenté le coût des pesticides parce qu’ils ne fonctionnent pas pour lutter contre les nuisibles, tout comme les herbicides ne fonctionnent pas pour lutter contre les mauvaises herbes. Après tout, quand vous n’avez pas la bonne façon de voir le monde, vous n’avez pas non plus les bons outils. Et toutes vos technologies échouent. Peu importe que vous les appeliez sans cesse « innovations », elles restent des technologies défaillantes. Or nous avons vraiment besoin d’un autre type d’innovation que des technologies défaillantes. Malheureusement, dans le débat que nous avons actuellement en Inde sur les graines de moutarde OGM et les suicides causés par le coton BT, certains disent: « Les semences naturelles se conservent très peu de temps et seules les grandes entreprises ont les moyens et la possibilité d’augmenter leur cycle de conservation. »

Non, une graine est la vie elle-même! C’est le premier maillon de la chaîne alimentaire. C’est là que la vie se regénère. C’est là que la liberté est chantée. C’est là que commencent les biens communs. Parce que la semence est un « commun », et pas seulement pour les humains. La semence est un «bien commun» pour les pollinisateurs, le pollen de la plante qu’ils fécondent. La plante donne le pollen à l’abeille, l’abeille donne la fertilité à la plante dans une profonde relation mutuelle. Ce qu’est un « commun ».

Comment avez-vous pris conscience de l’importance fondamentale de cette lutte pour la défense des biens communs?

J’ai tout d’abord entendu parler de cette tendance consistant à multiplier les cultures génétiquement modifiées pour en posséder les brevets et imposer ensuite des accords de libre-échange en 1997, lors d’une réunion très intéressante près de Genève. C’est le jour où j’ai pris un engagement ferme et définitif: je vais désormais tout faire pour protéger les semences. Je vais donc travailler au niveau scientifique en génie génétique. C’est ainsi que nous avons été amenés à définir la question de la biosécurité dans les traités des Nations Unies. Et nous avons maintenant une règle des Nations Unies sur la biosécurité. C’est en raison de ces règles que l’Europe est largement exempte d’OGM. L’Inde n’a pas encore de cultures génétiquement modifiées, mais elle essaie de promouvoir actuellement les semences de moutarde OGM et nous nous y opposons.

L’illusion que les firmes sont des inventeurs de semences, et la question des brevets, constituent un immense enjeu. Je travaille avec le gouvernement indien pour rédiger des lois qui n’autorisent pas les brevets sur les semences, les plantes et les animaux. L’Argentine a de telles lois, le Brésil a de telles lois. Mais le progrès le plus important a été lorsque nous avons commencé à envisager les semences comme des biens communs, avec la création de banques de semences communautaires, en lieu et place de semences privatisées entre les mains de trois géants semenciés. Quand j’ai commencé ce travail, ils disaient qu’ils seraient cinq géants. Aujourd’hui ils sont trois. Avant que nous nous en apercevions, il n’y en aura plus qu’un, et alors tout s’effondrera?! Avant que tout cela ne finisse par arriver, nous voulons tout simplement faire du monde un endroit meilleur, pour que la vie puisse prospérer.

Au sein de notre ONG Navdanya1, nous comptons aujourd’hui 320 banques de semences communautaires. Elles ont des graines nutritives qui sont délicieuses. Mon équipe tout juste de retour vient de trouver cinq nouvelles variétés de Moong dhal. La diversité est la voie de la nature. Et tant que nous aurons des communautés et des éleveurs de semences, nous aurons de la diversité. Quand trois géants ont l’ensemble des graines entre leurs mains, ils reproduisent des monocultures toxiques et défaillantes. Les semences aident les agriculteurs à lutter contre le changement climatique, qui se manifeste par des sécheresses prolongées, par un super cyclone en Orissa ou par la tragédie du tsunami au Tamil Nadu.

Il existe de nombreux moyens de lutter contre la biopiraterie – qui n’est rien de plus que de pirater le savoir de l’humanité – de pirater la biodiversité indigène et de dire ensuite: « C’est mon invention !», comme le font par exemple Bill Gates et les labos de sa fondation. La lutte contre la biopiraterie constitue une part très importante de mon investissement personnel aux côtés de Navdanya.

En 1984, l’usine de pesticides d’Union Carbide a explosé dans la ville de Bhopal. Aujourd’hui, Carbide appartient à Dow et Dow et DuPont sont liés. Donc d’une certaine manière, la catastrophe de Bhopal est de l’entière responsabilité de Dow et DuPont. Suite à la catastrophe, j’ai lancé une campagne disant: « Plus jamais de Bhopal, plantons un Neem ! » Parce que l’arbre de Neem nous fournit le meilleur système qui soit de contrôle naturel, à la fois fertilisant, pesticide et insecticide.

Nous nous sommes alliés avec les Verts au Parlement européen et avec l’IFOAM, le mouvement international de l’agriculture biologique, et pendant onze ans, nous avons combattu un des plus puissants organismes du monde: le ministère américain de l’agriculture. Allié à la grande compagnie toxique WR Grace, ils ont affirmé qu’ils avaient inventé l’utilisation du Neem. Cela a pris 11 ans, mais nous avons fini par gagner contre eux, parce que nous avons travaillé de façon solidaire.

Quel impact a réélement ce contrôle opéré par les géants de l’agro-industrie sur les petits agriculteurs? Comment peuvent-ils résister face à de telles firmes ?

L’Inde a 200.000 variétés de riz. Nous avons notamment ici une magnifique variété de Basmati. L’élevage de nos agriculteurs était un élevage dans le sens des biens communs, une activité partagée. Une société en Amérique a pris notre Basmati et a tenté de le breveter. Les sociétés qui s’accaparent des semences pour vendre leurs produits chimiques créent au final plus de problèmes que de solutions, comme des nouvelles maladies. Nous avons par exemple aujourd’hui beaucoup d’allergies liées aux mauvaises herbes, comme les allergies au gluten. Quasiment une personne sur trois est désormais allergique au gluten.

Mais la mauvaise herbe elle-même ne contribue pas aux allergies au gluten. L’élevage à des fins industrielles en est la cause. C’est pourquoi nous avons de telles mauvaises herbes en Inde, mais sans les allergies au gluten.

Monsanto a affirmé avoir inventé la «fin des mauvaises herbes». Avant cela, ils devaient en déposer le brevet.

La lutte contre la biopiraterie est donc un combat fondamental. Nous avons également réalisé que ce sont les mêmes sociétés qui vendent les produits chimiques qui ont façonné l’agriculture industrielle, basée sur les combustibles fossiles. Les produits chimiques sont fabriqués à partir de combustibles fossiles, qu’il s’agisse d’engrais synthétiques ou de pesticides synthétiques. Ils sont tous fabriqués à partir de combustibles fossiles. Ils sont à base de pétrole et de gaz naturel. Ces produits chimiques sont ce que nous voulons supprimés. Ce sont ces mêmes produits chimiques qui ont mené à la création du gaz moutarde qui nous a empoisonné et tué pendant la guerre. Les troupes françaises en furent les principales victimes lors de la Première Guerre Mondiale.

Cette expertise dans la guerre a été transformée en une expertise dans la façon dont nous cultivons nos aliments. Et pendant près de 70 ans, l’humanité a été nourrie selon la croyance que sans les produits chimiques, nous n’aurions pas de sécurité alimentaire. Notre travail a montré que nous cultivons réellement plus de nourriture, et une meilleure nourriture, sans ces produits chimiques. C’est pourquoi l’autre grande partie du travail de Navdanya est la promotion de l’agriculture biologique, et la formation des agriculteurs en agro-écologie. Nous avons formé plus d’un million d’agriculteurs. Bien sûr, les agriculteurs mangent. Mais les agriculteurs doivent également vendre leurs produits, parce que c’est leur gagne-pain. Et ce qu’ils produisent a un impact direct sur la santé de la population. Les agriculteurs ne cultivent pas de simples produits de base, ils cultivent notre santé. Et quand ils produisent des cultures saines et respectant la biodiversité, les consommateurs sont en meilleure santé. Pour Navdanya, il s’agit donc de promouvoir un système de distribution dans lequel ces agriculteurs sont réellement à la base de toute la chaîne.

Il faut envisager notre modèle agricole en termes de respect de la biodiversité, contrairement au modèle toxique des combustibles fossiles des trois géants semenciers Bayer-Monsanto, Dow-Dupont et Syngenta. Nous parlons ici de trois fabricants de poison dont les règles sont devenues loi. Et bientôt ils fusionneront. Monsanto et Bayer sont distincts aujourd’hui, mais ils étaient ensemble auparavant. Les propriétaires sont les mêmes. C’est un jeu de chaises musicales pour perdre le grand public. Mais nous ne sommes pas dupes, parce que notre but ultime est bien la liberté. Nous n’avons pas besoin de tous ces accords de libre-échange. Les firmes multinationales influent sur l’Organisation Mondiale du Commerce, pensant qu’ils en sont propriétaires. Nous pensons nous qu’il faut y opposer un vaste mouvement des peuples, pour les aider contre l’accaparement de nos semences, de notre notre agriculture, de notre savoir. Maintenant, les firmes s’agitent pour promouvoir des traités comme le TTIP ou le TPP afin d’accomplir la tâche qu’elles se sont fixés, la propriété intellectuelle absolue et l’harmonisation des règlementations. Ainsi, l’Europe perdrait par exemple ses normes de sécurité et s’alignerait sur les États-Unis où il n’y a pas de réglementation et d’étiquetage sur les OGM. Une grande majorité des citoyens américains n’ont malheureusement aucune idée de ce qu’ils mangent. Et ainsi les États-Unis sont le 2e pays au monde en matière de maladies liées à l’alimentation.

Dans ce combat pour la sauvegarde des semences en tant que commun, quelle est la prochaine grande étape? Et comment les écologistes peuvent-ils y contribuer?

L’idée de «la semence comme bien commun» s’est développée grâce aux réseaux de semences et aux semences communautaires. Nous travaillons maintenant à promouvoir plus largement l’idée de «l’alimentation comme bien commun». Derrière moi, c’est la belle Annapurna, la déesse de l’alimentation. Nous sommes en train de créer des communautés à l’intérieur des villes, et les villages nous rejoignent également. Nous voulons en finir avec ce système dans lequel trois ou quatre géants commerciaux dictent leurs lois, chacun se voit obligé de manger de la nourriture toxique tandis que partout l’agriculture se meurt. Non! Nous pouvons avoir des systèmes alimentaires locaux qui augmentent les revenus de nos agriculteurs et réduisent le coût des aliments biologiques sains. Nous traitons en même temps les problèmes de la maladie, de la faim et de la pauvreté.

Le mouvement écologiste international aujourd’hui doit donc être avant tout un mouvement pour la justice, un mouvement pour la liberté, un mouvement pour mettre fin aux lois des empoisonneurs, les firmes multinationales. Pour tout cela, nous devons réclamer les « communs » à tous les niveaux, y compris dans nos esprits. Pour être capable de penser différemment en dehors de la prison mentale du matérialisme.

Une des raisons pour laquelle nous avons organisé ce grand procès international du 14 au 16 octobre 2016 à la Haye. Bart Staes notamment était là, parce que nous travaillons en étroite collaboration avec les Verts au Parlement européen, et nous lançons un programme global pour mettre fin à un siècle d’écocide et de génocide perpétré par ces grandes entreprises qui contrôlent notre alimentation et notre agriculture. Afin de réclamer les biens communs que sont nos semences, notre nourriture, mais surtout le bien commun d’une véritable démocratie.

1Navdanya est un réseau de producteurs de semences et de producteurs biologiques répartis dans 18 états en Inde.

 

 

Finding Common Ground
Finding Common Ground

An investigation into the commons reveals the wide-ranging spectrum of definitions and applications of this concept that exist across Europe. Yet from the numerous local initiatives, social movements and governance models associated with this term – is it possible to identify the outline of a commons-based approach that could form the basis of a broad cross-societal response to the failures of the current system?