Alors qu’en cet automne 2020, nous subissons la deuxième vague de Covid 19, une enquête de l’IPBES publiée fin octobre vient démontrer que prévenir les pandémies coûterait nettement moins cher que de tenter de limiter leurs ravages en attendant un vaccin. Pour cela, les scientifiques de l’IPBES en appellent à transformer radicalement nos modèles économiques, agricoles et financiers, en réduisant notamment drastiquement l’élevage, et donc notre consommation de viande. Ce qui vient donner du grain à moudre aux mouvements véganes et végétariens en plein essor, pourtant encore souvent caricaturés soit comme de doux dingues, soit comme de dangereux activistes radicalisés et voulant imposer leur mode de vie.  

C’est dans ce contexte que nous avons voulu interroger l’auteur et activiste de la cause animale Jean-Marc Gancille, dont le dernier ouvrage, Carnage, qui vient d’être publié en septembre 2020, jette un regard factuel sans aucune concession sur l’état du massacre du vivant à l’échelle du globe et en appelle à la fin de l’exploitation animale par des solutions concrètes radicales.  

Benjamin Joyeux: Votre livre Carnage s’inscrit logiquement dans votre parcours professionnel et personnel. Mais pourquoi ce livre maintenant, alors que de nombreux ouvrages traitent d’ores et déjà de la question ? Il manquait des informations scientifiques qui justifiaient d’un livre supplémentaire ? 

Jean-Marc Gancille: Il y a énormément d’arguments susceptibles de convaincre la majorité que nous sommes dans une société d’oppression et d’asservissement des animaux à tous les niveaux, mais ces niveaux ne sont pas perçus dans leur globalité. Chacun les voit séparément et les considère sous l’angle du divertissement, du monde sauvage, de l’alimentaire, de la captivité… Je trouve que nous manquons d’un tableau général de ce « carnage » mettant en perspective toutes ces multiples façons que nous avons de massacrer et de soumettre les animaux dans l’espace et dans le temps. Ce tout en niant leurs facultés cognitives et leur sentience, encore trop peu connues, avec beaucoup de dénis et de contrevérités qui circulent.  

J’ai ainsi essayé de dresser à la fois un constat implacable sur la situation et sur le fait qu’un certain nombre de postures sont aujourd’hui intenables dans tous les domaines pour démontrer, dans la lignée de mon précédent livre Ne plus se mentir, l’urgente nécessité de solutions radicales. Nous avons besoin d’ouvrir une fenêtre d’Overton sur la question animale, pour arrêter les petits pas et effectuer un grand saut dans un nouveau paradigme, celui de la considération totale envers ceux qui ont comme nous le droit d’exister. Ce livre est une tentative d’entrer dans ce nouveau paradigme, avec des idées et des mots à la fois grand public et sans concession, pour provoquer un déclic.  

Pour en finir avec l’anthropocentrisme ? Est-ce que les arguments rationnels en la matière sont suffisants ou ne faut-il pas envisager par exemple une nouvelle sacralité par rapport au vivant, quelque chose de plus spirituel ? 

Pour prendre conscience de l’importance de ces questions, tout le monde ne fonctionne pas de la même façon. Certains vont être beaucoup plus ouverts et réceptifs aux arguments spirituels, aux émotions… et d’autres comme moi vont être beaucoup plus attentifs aux arguments rationnels. Personnellement, j’ai besoin d’aller au fonds des sujets et de ce que la science dit aujourd’hui, comme sur la sentience animale ou sur les données statistiques quant à l’étendue des massacres à l’échelle globale.  

Il existe aujourd’hui toute une palette d’actions en faveur de la cause animale : végétarisme et véganisme, boycott, actions de libération, essais politiques ou philosophiques comme ceux de Corinne Pelluchon, etc. Cela permet déjà de se maintenir dans une sorte de dignité, à défaut de parvenir à l’objectif de mettre fin à ce carnage, parce que l’on estime en son for intérieur que c’est juste, dans le plus grand respect possible du vivant.  

En même temps, comme beaucoup de gens qui militent depuis longtemps pour la cause animale, je mesure à quel point les résistances sont fortes. Mais paradoxalement, c’est un domaine dans lequel les prises de conscience opèrent plus rapidement qu’ailleurs. Par exemple, au sein des jeunes générations, l’éthique animale semble progresser encore plus vite que l’éthique écologique, même si l’on met en avant en permanence Greta Thunberg et la « génération climat » et que la cause animale continue de susciter par ailleurs énormément de railleries. 

Si l’on fait la symétrie avec la lutte pour le climat, dont les précurseurs parlaient déjà dans les années 60, la prise de conscience semble désormais réelle. Alors que se déclarer végane aujourd’hui au nom de l’éthique animale reste un point de vue marginalisé. Comment expliquer ce différentiel entre la cause climatique d’un côté et la cause animale de l’autre ? Est-ce juste une question de temps ? 

Pourtant nous pouvons beaucoup plus concrètement et efficacement mettre en œuvre à l’échelle individuelle des convictions animalistes que pour répondre aux enjeux du carbone et de la crise climatique : rien ne nous oblige aujourd’hui à manger des animaux ou leurs sous-produits, alors que nous n’avons pas tellement les moyens de travailler et de vivre sans se chauffer, sans se déplacer, sans consommer un minimum…  Il me paraît plus facile de s’extraire d’une attitude oppressive par rapport aux animaux que de quitter du jour au lendemain un mode de vie fortement émetteur en CO2.  

Nous pouvons beaucoup plus concrètement et efficacement mettre en œuvre à l’échelle individuelle des convictions animalistes que pour répondre aux enjeux du carbone et de la crise climatique

La 6e extinction de masse des espèces serait plus facile à résoudre que la crise climatique ? 

Oui, paradoxalement ça pourrait aller plus vite, bien que ces deux crises soient intimement liées. Je reste assez sombre quant à notre avenir et notre destinée commune, mais si j’ai des motifs de satisfaction, c’est de voir à quel point les idées animalistes et antispécistes se propagent et ont des impacts infiniment plus élevés à l’échelle individuelle comparativement à la cause climatique, où pourtant on ne cesse par ailleurs d’appeler à la mobilisation.  

Une critique revient régulièrement à l’encontre des véganes et des antispécistes qui seraient les « idiots utiles du capitalisme », en permettant à l’agro-industrie de faire main basse sur la viande synthétique. Qu’en pensez-vous ? 

Ce sont des discussions que j’ai régulièrement avec des écologistes « mainstream », comme par exemple avec Benoît Biteau, paysan agronome et eurodéputé écologiste. Pour moi c’est un argument fallacieux, dans la logique de Jocelyne Porcher, de Paul Ariès et consorts.  

D’une part, je conteste formellement la contribution du petit élevage à la biodiversité, qu’il a à mon avis bien plus ruinée qu’autre chose. D’autre part, je pense que la question de la séquestration du carbone dans les prairies est très discutable : il y a beaucoup de controverses quant à la contribution de l’élevage, même dit « responsable », sur ces questions.  

Par ailleurs, je constate régulièrement que l’immense majorité des véganes ou des végétariens autour de moi ne consomment en général que très peu de produits industrialisés. Il y a donc un discours dominant qui ne colle pas avec la réalité que je peux empiriquement observer. En cherchant à en savoir plus, je suis tombé sur quelques articles particulièrement éclairants (quelques liens sont dans Carnage) : les fabricants de viande synthétique admettent eux-mêmes très clairement que leur marché cible, ce sont les omnivores qui par mauvaise conscience ont envie de trouver des substituts ponctuels à la viande. Car généralement, quand on fait définitivement une croix sur la viande, ce n’est pas pour la retrouver dans son assiette sous une apparence différente.  

En plus, ce discours des « véganes faisant le jeu de l’industrie » nourrit le paradigme dominant selon lequel il peut y avoir un élevage « responsable ». Cela déculpabilise l’immense majorité qui continue à manger de la viande et qui, comme tout le monde le sait, s’approvisionne toujours chez un « petit boucher local qui fait de la viande bio et qui est très sympa ». C’est hypocrite et porteur d’une bonne conscience séparant les « méchants » industriels des « gentils » petits éleveurs qui tuent « dignement ». Or on ne peut pas tuer « dignement ».  

Rappelons-le, ce n’est plus une nécessité vitale dans nos pays occidentaux de manger de la viande. Cela me désole d’avoir à batailler sur ce sujet avec des écologistes, comme à la commission animale d’Europe Ecologie Les Verts par exemple, qui a réussi à promouvoir le concept d’« élevage éthique » pendant la dernière campagne des municipales.  

Ces fortes résistances dans les milieux écolos, en ne considérant toujours pas le droit à vivre des animaux non-humains, dessert à mon sens au-delà de la cause animale toute la cause de l’écologie.   

Du coup, des divisions idéologiques se creusent au sein de l’écologie politique. Or tout le monde ne devrait-il pas essayer de s’entendre pour faire cause commune, étant donné l’état actuel du vivant sur la planète ? Comment faire convergence ?  

J’ai été très longtemps partisan d’une forme d’alliance entre ceux qui sont sensibles à l’éthique animale et le mouvement paysan anti-industrialisation, persuadé que l’on pouvait à minima se rejoindre sur cette cause première. Mais tandis que L214 par exemple a initié des tribunes pour appeler à cette forme de convergence dans une logique progressiste pour arriver à régler à minima un certain nombre de situations indécentes, beaucoup d’écologistes n’étaient même pas en capacité d’entendre ce discours-là, ayant encore en tête l’idée que tuer un animal sans nécessité peut être tolérable et se justifier. On ne peut pas cadencer ou morceler cette lutte de l’éthique animale en partant d’un présupposé si différent.   

N’y a-t-il pas également un prisme français autour de la culture de la viande qui fait que même chez les écologistes, il y a une plus grande difficulté à faire entendre la cause animale, notamment par rapport aux pays scandinaves ou anglo-saxons ?  

J’ai de la famille en Allemagne et je constate en effet qu’il y a là-bas une propension plus grande d’écologistes qui sont simultanément véganes ou végétariens. Dans les pays scandinaves également, quand on rencontre des écologistes, ils sont la plupart du temps partisans de la végétalisation de leur alimentation. Pour eux, c’est une évidence ! Il y a donc c’est vrai un contexte français particulier lié à ce patrimoine culinaire mythifié autour de ses paysans qui provoque des résistances et des clivages irrémédiables. Plus largement, c’est sans doute plus difficile de convaincre dans les pays latins qui se targuent d’un certain « art de vivre ». Ce qui me laisse pantois, c’est que ce sont ces soi-disant « bons vivants » qui sont quand même ceux qui tuent le plus. 

Je voudrais également ne pas oublier la pêche, car il y aurait là-aussi une petite pêche « vertueuse » face aux « méchants industriels qui videraient les océans». C’est en grande partie vrai sur les méchants industriels, mais il faut également déconstruire l’idée selon laquelle la petite pêche serait vertueuse. Des militants écologistes revendiquent une pêche durable et responsable, en s’appuyant notamment sur des associations comme BloomCharles Braine par exemple, petit pêcheur de son état et militant à Place Publique, en est un bon exemple. On peut très bien discuter avec lui, mais il reste dans le refus de creuser la question philosophique du fait de tuer sans nécessité. Alors que l’on sait désormais, statistiques à l’appui (auxquelles je fais référence dans le livre), que la petite pêche et la pêche industrielle prélèvent autant de tonnages de poissons pour l’alimentation humaine. Il n’y a donc pas à mythifier une petite pêche vertueuse, finalement aussi délétère pour l’effondrement des écosystèmes marins, ou ce qu’il en reste. C’est un autre combat moins médiatisé, mais parfois tout aussi désespérant quand on voit les résistances et les niveaux d’argumentation.  

En gros pour vous, c’est le discours welfariste et utilitariste qui serait le discours le plus « idiot utile du capitalisme » ? 

Absolument ! On peut le dire comme ça.  

En page 165, vous parlez pourtant de réconcilier écologie et animalisme. Alors que faire ? 

C’est un paragraphe que j’aurais voulu fouiller encore davantage. Il y a toute la réflexion de Thomas Lepeltier, très intéressante sur le sujet. Celui-ci pointe notamment toutes ces contradictions qui font qu’aujourd’hui, il y a un mouvement écologiste globalement en résistance face aux idées antispécistes, campant sur des positions utilitaristes dans une sorte de déni de la souffrance. Un discours se développe dangereusement sur la possibilité de continuer à massacrer les animaux, mais de façon « écolo », avec des pseudos solutions : des petits éleveurs qui prétendent contribuer à la sauvegarde de la biodiversité et à la réduction des émissions de CO2 et des petits pêcheurs qui prétendent que les prélèvements qu’ils occasionnent dans les océans n’ont pas d’impact sur la chaîne trophique et sur l’effondrement des systèmes marins. Or ce discours permet surtout de ne rien changer. 

Un discours se développe dangereusement sur la possibilité de continuer à massacrer les animaux, mais de façon « écolo »

N’allons-nous pas nous retrouver dans une injonction contradictoire totale ? Car les jeunes générations sont de plus en plus attachées à l’éthique animale, et on le voit dans les sondagesfinissent par voter pour les écologistes officiels. Certes il y a des tensions permanentes, mais comment aujourd’hui espérer quand même pouvoir faire convergence ? 

Il y a deux choses : est-ce qu’on va pouvoir convertir les écologistes à l’animalisme ? Si j’en juge par un certain nombre de groupes sur les réseaux sociaux réceptifs à des arguments comme le groupe Transition 2030, composé de collapsologistes, d’écologistes radicaux… on y observe de plus en plus d’intérêt pour l’animalisme et une remise en cause des idées reçues qui donne de l’espoir. Mais des résistances phénoménales et un clivage profond demeure entre ceux qui n’ont que le carbone en tête et tous ceux qui se préoccupent davantage des questions éthiques de souffrance animale. Cet antagonisme est difficilement réconciliable.  

En France, on ne pourra sans doute pas rendre Europe Ecologie Les Verts antispéciste et il y aura de plus en plus de mouvements qui porteront ces idées (Parti animalisteREV…) et grignoteront sur l’électorat écologiste majoritaire. Même si ce mouvement reste marginal, il n’est plus anodin.  

Je souhaiterais vraiment que les écologistes se retrouvent sur l’essentiel, mais malheureusement l’essentiel n’est pas là. On ne peut pas mettre de côté ce carnage animal actuel au nom du rassemblement, c’est de plus en plus clivant.  

Pour en finir avec l’anthropocentrisme, comme vous en appelez dans votre livrecomment faire alors, à l’échelle individuelle comme collective ? 

La solution première la plus évidente est de cesser immédiatement toute consommation de chaire animale et de sous-produits issus des animaux. Il s’agit ensuite de refuser de cautionner tout ce qui va dans le sens de l’asservissement et de la domination des animaux, comme par exemple boycotter absolument les zoos, les delphinariums, tous les parcs d’attraction dans lesquels des animaux sont maintenus en captivité la plupart du temps dans des conditions indignes et martyrisés pour obéir. On peut également s’engager dans tous les combats s’inscrivant dans ces idées, sans endosser pour autant un costume de guérillero. Il y a beaucoup de possibilités d’agir auprès d’associations comme L214Sea Shepherd269 Life libération animale… Nous avons par exemple créer avec plusieurs associations le collectif Rewild de lutte contre la captivité afin de racheter le zoo de Pont-Scorff en Bretagne pour en faire un centre d’accueil et de sauvegarde des animaux sauvages (Rewild Rescue Center). C’est une action qui suscite beaucoup d’adhésion populaire et qui remet en cause un certain nombre de fondements de l’industrie du divertissement et de la captivité.  

Il faut évidemment refuser la chasse et la corrida. Il ne faut rien lâcher et continuer de tenir tête en argumentant rationnellement sur des faits avérés, comme le fait très bien par exemple par son travail l’autrice et illustratrice Florence Dellerie.  

Il est également nécessaire autant que faire se peut de limiter les interactions avec les animaux sauvages pour leur permettre de retrouver leur souveraineté, car on ne cesse d’empiéter sur leurs espaces. Il y a par exemple une recherche effrénée d’interactions avec les animaux sauvages pour des selfies qui est non seulement grotesque mais avant tout préjudiciable. Les animaux ont surtout besoin qu’on leur fiche la paix. 

Interview réalisée par téléphone en août 2020