Conçue pour accroître la précarité des travailleurs et enrichir les fonds privés, la réforme des retraites en France s’inscrit dans une tendance mondiale à la financiarisation. Pour repousser, les États doivent repenser leur rôle à l’ère numérique.

Depuis le début de l’année 2023, la France est le théâtre d’un de ces mouvements sociaux dont elle a la réputation et le secret. Mobilisés contre (encore) une nouvelle mouture de la périodique réforme du système de retraites, les huit principaux syndicats représentatifs des travailleurs et les trois principaux syndicats étudiants ont ralliés leurs adhérents, ainsi qu’une majorité signifiante de l’opinion publique, à leur mot d’ordre d’opposition. Et ont fait descendre dans la rue des millions de Français. A ce jour, une douzaine de journées d’action et de manifestations, ordonnées et pacifiques, se sont déjà succédées sur l’ensemble du territoire national pour protester contre le texte de cette réforme, qui prévoit le relèvement de la durée de cotisation à 43 annuités et le recul de l’âge minimum de départ à la retraite de 62 à 64 ans.

Puis, l’utilisation par la Première Ministre d’un dispositif constitutionnel (le fameux « article 49.3 ») qui permet de forcer la décision du parlement en mettant en jeu la confiance au gouvernement a en revanche provoqué des manifestations spontanées plus violentes. Et enclenché une spirale de radicalisation croissante et mutuelle, entre d’une part un mouvement social qui exige qu’on l’écoute et lui fasse justice, et de l’autre un gouvernement sourd à la contestation populaire qu’il dénonce comme illégitime et irresponsable. De la rue aux institutions, et dans le rejet réciproque de la faute, s’est cristallisée une véritable « crise démocratique » – crise que la validation de la loi par le Conseil constitutionnel le 14 avril dernier n’a fait que prolonger.

Mais cette réforme des retraites qui met une partie de la France en grève et dans la rue, de quoi est-elle vraiment le nom ? Selon le gouvernement il s’agirait d’anticiper la dégradation à venir des comptes publics et de faire face à un futur déficit de ce système de retraites par répartition auquel les Français témoignent leur attachement depuis les débuts du 20e siècle – et qu’ils défendent farouchement, comme en 2019 contre l’introduction d’un « système à points » sur le modèle scandinave. Pourtant, le Conseil d’Orientation des Retraites (COR), un organisme indépendant à l’expertise reconnue par l’ensemble des parties prenantes, ne semblait pas partager le pessimisme du gouvernement français. En septembre dernier le COR estimait ainsi que dans la majorité des scénarios envisagés, il n’y a pas de « dynamique non contrôlée des dépenses de retraite ». En 2021 il considérait d’ailleurs que les retraites étaient sur une « trajectoire maîtrisée » jusqu’en 2070.

Si des déficits légers et temporaires sont pour autant attendus dans les prochaines années, ils sont principalement la conséquence des réformes précédentes qui ont unilatéralement réduit les financements de la sécurité sociale. De l’avis des experts, et de ses opposants à droite comme à gauche du gouvernement, il s’agit là en fait d’une une réforme « paramétrique ». Le gouvernement avait en effet à sa disposition trois variables : le montant des cotisations patronales, le montant des pensions et la durée de la cotisation. De façon arbitraire et purement comptable, pour payer dès 2027 la résorption d’un déficit provisoire, il a fait le choix de maintenir au travail deux ans de plus les catégories de travailleurs les plus fragiles : celles dont la pénibilité (déjà remise en question dans des réformes précédentes) rend chaque année au travail plus douloureuse et plus coûteuse ; et les femmes, aux carrières plus discontinues, plus incomplètes et moins bien compensées.

Privatisation « à-la-Chomski »

Dramatisant la séquence pour des raisons tactiques, le gouvernement prétend donc que cette réforme viendrait sauver le pays de la ruine et de la faillite. Une exagération grossière de l’insoutenabilité de la dette publique engendrée par les mesures prises pour amortir la crise sanitaire et la crise énergétique. Cependant, au mépris de l’humain, désincarné par les agrégats statistiques, et au mépris social pour les catégories populaires, sommées de travailler plus pour compenser des déficits qui ne sont pas les leurs, le gouvernement a ajouté aussi le mépris pour la démocratie, réduite au respect de quelques dispositions constitutionnelles et un respect de la légalité déconnecté de la légitimité politique de son action. Cet acharnement ne peut qu’inciter les observateurs à chercher ailleurs que dans les argumentaires officiels les motivations profondes de cette réforme. Sans s’aventurer trop, on peut donc soupçonner qu’elles soient exactement inverses à celles qui ont été affichées. Il ne s’agirait vraiment de préserver ce précieux système par répartition, héritage des modèles bismarckiens inventés par l’Europe continentale au tournant du siècle dernier, alors que battait son plein la dernière révolution industrielle et la contestation socialiste du capitalisme industriel.

Ce qui se jouerait au fond dans cette tragédie en trompe l’œil, serait une financiarisation déguisée. Derrière le prétexte de l’augmentation de l’espérance de vie moyenne – contestable car il néglige l’inversion récente de la tendance, et la prise en compte de la morbidité –, les conséquences néfastes de ce recul de l’âge de la retraite sont nombreuses. Dans un marché du travail français sous tensions, où l’emploi des seniors est déjà l’un des plus faibles d’Europe, le principal effet sera un allongement du sas de précarité entre emploi et retraite. Pour les femmes aux retraites déjà inférieures à celles des hommes, pour les plus modestes, pour les classes populaires, le spectre de la précarisation se fait plus menaçant. La France était avec l’Italie l’un des derniers pays où l’Etat assume une mission de correction des inégalités pour ces populations où elles sont très fortes. Cette réforme pourrait marquer la fin d’une exception française.

Le gouvernement a ajouté aussi le mépris pour la démocratie, réduite au respect de quelques dispositions constitutionnelles et un respect de la légalité déconnecté de la légitimité politique de son action.

L’incertitude quant aux montants finaux des pensions, et même à terme quant à leur versement, entretient un sentiment croissant de menace sur les « vieux jours ». Face à cette anxiété diffuse, la probabilité est forte que les Français se tournent vers l’épargne privée et des compléments de capitalisation – surtout les classes moyennes qui en ont les moyens financiers. Les fonds de pension, principalement américains, sont d’ailleurs à l’affût depuis les premiers pas de la réforme. Les manifestants du 6 avril dernier ne s’y sont pas trompés, puisqu’ils ont symboliquement investi les locaux parisiens de la firme américaine d’investissements Blackrock. Plus subtile encore que la « stratégie du choc », on assiste à une tentative sournoise de privatisation du système des retraites « à-la-Chomski » : affaiblir dans les esprits la fiabilité de l’offre publique jusqu’à la rendre défaillante dans l’opinion, pour encourager le report sur les alternatives privées.

Détournement de la solidarité nationale

Cette séquence de double crise démocratique et sociale amène avec elle deux enseignements majeurs. D’abord, en conduisant adroitement les classes moyennes à se détourner progressivement de la solidarité nationale, donc du contrat social sur lequel repose la République depuis deux siècles, ce gouvernement renforce les rapports de domination à l’intérieur de la société française. Quand toute l’énergie du quotidien est consacrée à chasser les fantômes de la précarité, il en reste trop peu pour la contestation de l’ordre social. D’autant que, de plus en plus violente, la doctrine du maintien de l’ordre rend les contestations aussi dangereuses physiquement que coûteuses économiquement. Héritier d’une représentation de la société dans laquelle les pauvres sont responsables de leur sort, puisqu’ils n’avaient qu’à « traverser la rue pour trouver un emploi », Emmanuel Macron trône au sommet d’une grande pyramide.

Pharaon désuet et imbu de sa puissance, il incarne jusqu’à la caricature cette France de la méritocratie, persuadée qu’elle ne doit sa réussite et sa place dans l’ordre politique qu’à son talent propre – et certainement pas aux conditions sociales et culturelles dans lesquelles elle est née et a été éduquée. Notable de province à la façon de M. Homais, le pharmacien pédant dont Flaubert se moque dans Madame Bovary, le président français écrase régulièrement de son mépris de classe cette France des Gilets Jaunes, des travailleuses de première ligne et des cortèges syndicaux – ce « pays qu’il ne connaît pas ».

« Héritocrate », selon la belle formule de l’historien Paul Pasquali, Emmanuel Macron a le sourire de la France satisfaite d’elle-même, sûre de son bon droit, de ses origines et de son avenir. Celle pour qui « ça va », parce qu’elle aurait fait les bons choix. Trônant au sommet de la hiérarchie d’une société du diplôme, cette nouvelle aristocratie pense le monde et les rapports sociaux comme une grande chaine alimentaire, mâtinée de darwinisme social, où leur domination est d’ordre naturel. Les plus modestes méritent certes considération et soins, mais sous forme de charité qu’on octroie et non comme des droits qu’il faut respecter.

Financiarisation : tendance globale

C’est là que se loge le deuxième enseignement : qu’elle soit en fin de compte gagnée par le mouvement social, ce qu’on espère, ou par le gouvernement, ce qu’on redoute, cette bataille des retraites est déjà dépassée. Scorie de l’ancien monde, elle reste complètement tributaire d’une vision paternaliste de l’Etat et ne tient pas compte du basculement culturel dans lequel nous a engagés la révolution numérique.

La financiarisation des retraites est une tendance globale des dernières décennies – mais qui repose sur un leurre. Au Chili, par exemple, où elle a fait les grandes heures du néolibéralisme inspiré des Chicago boys, elle n’a tenu aucune des grandes promesses d’émancipation et d’enrichissement individuels qu’elle était censée apporter. Après 40 ans, le bilan est sans appel : le travailleur moyen touche à peine 30% de son salaire à la retraite, et non 70% comme promis ; près de 40% des retraités chiliens ne disposent pas d’un fond de retraite suffisant pour vivre et la plupart des retraités vivent avec moins que le salaire minimum. Conséquence, l’Etat doit intervenir pour pallier ces grandes vulnérabilités, ce qui pèse in fine sur les finances publiques – donc sur les contribuables, qui se retrouvent ainsi à payer deux fois. En résumé, cette financiarisation n’a pas rendu les retraités plus aisés, n’a pas bénéficié au grand nombre et n’a même pas allégé les finances publiques. Elle n’a profité, et c’est peu de le dire, qu’aux marchés des capitaux et aux gestionnaires des fonds de pension, mettant à leur disposition des dizaines de milliards de dollars de liquidités pour participer au grand casino de la finance mondialisée.

Pour autant, malgré les risques de pertes rendus évidents depuis la crise des subprimes en 2008, les Chiliens comme beaucoup d’autres dans le monde, semblent continuer de croire à la fable d’un système financier protecteur qui les garantirait contre les atteintes d’un Etat considéré comme corrompu et indigne de confiance. Pendant la crise sanitaire, ils ont pu ainsi bénéficier d’un droit de tirage exceptionnel sur leur épargne-retraite qui leur a permis individuellement d’affronter les difficultés financières engendrées par l’arrêt brutal de l’économie mondiale. En Allemagne, ou en Suède, où les réformes des dernières décennies ont accru la part de capitalisation dans le financement des retraites, ce sont surtout les revenus les plus élevés, évidemment, qui y ont recours.

Dans un monde où la puissance publique se trouve globalement limitée par l’influence des marchés et ponctuellement décrédibilisée par les comportements de celles et ceux qui l’incarnent, la financiarisation apparaît donc aux classes moyennes, et même à certaines catégories plus modestes, comme une alternative crédible aux dispositifs de solidarité nationale. Cette illusion du salut individuel, surtout pour ceux qui en ont les moyens, n’est au fond qu’une autre forme de croyance dans la méritocratie. Les plus doués font ce qu’ils veulent, et les autres, ce qu’ils peuvent.

Cette nouvelle aristocratie pense le monde et les rapports sociaux comme une grande chaine alimentaire, mâtinée de darwinisme social, où leur domination est d’ordre naturel.

L’affaiblissement progressif de nos récits collectifs ne date pas de l’avènement du règne numérique. La remise en cause des forces agrégatives que représentaient le travail, la famille, la patrie, ou la religion s’est réalisée au nom des valeurs de liberté, d’égalité et de lutte contre tous les pouvoirs. Les réseaux sociaux et leur puissance agrégative permettent certes ponctuellement les mobilisations collectives des petites particules élémentaires que nous sommes désormais devenues – débouchant ici ou là sur les printemps arabes, les révoltes des Gilets Jaunes ou la rencontre active de citoyens concernés par les mêmes causes. Cependant, la numérisation accélérée de nos rapports sociaux sur les deux dernières décennies a considérablement précipité l’atomisation du corps social. Les études le soulignent régulièrement : les constats sont alarmants. Nous sommes tous de plus en plus tournés vers nous-mêmes, prisonniers d’un univers à la fois très vaste et très étroit, dont nous sommes le centre absolu.

Les bouleversements apportés par le basculement numérique du monde vont bien au-delà de nos formes d’appartenance collective. Ils effacent, littéralement, l’espace et le temps, contribuant à un véritable aplatissement du monde. Ils affectent nos esprits, nos représentations, nos réalités intimes, nos relations interpersonnelles, nos perceptions, et jusqu’à la chair de nos corps devenue presque encombrante pour naviguer dans les univers virtuels auxquels on nous promet bientôt l’accès généralisé – comme le Métavers dans lequel il est possible de mener une vie complète parallèle et virtuelle. Mais pas besoin de se brancher dans la Matrice pour constater au quotidien cette évolution structurelle. La dématérialisation est générale, et se retrouve évidemment dans l’économie : aujourd’hui plus de 90% des richesses produites dans le monde sont d’ordre immatériel.

L’Etat à l’ère numérique

Ce basculement spectaculaire n’est pas achevé, bien entendu. Mais il est la raison pour laquelle l’opposition actuelle autour du financement des retraites est à la fois nécessaire et déjà obsolète. Nécessaire, car lorsqu’un gouvernement décide de faire reposer la pérennité de la solidarité nationale sur les épaules déjà fatiguées des catégories populaires et de celles et ceux sans lesquels l’économie ne tournerait pas, l’injustice sociale ne doit pas passer. Obsolète, car tant que perdure cette illusion que des marchés financiers mondialisés pourraient remplir la mission de solidarité nationale plus efficacement que la puissance publique, les responsables politiques perdent de vue l’essentiel. A l’heure numérique, ce n’est ni sur le travail prolongé des masses laborieuses, ni sur les mécanismes du marché que l’on pourra établir les fondements solides d’une société solidaire.

Nos système fiscaux et l’organisation de la sécurité sociale restent fondamentalement articulés sur les échanges et la valeur ajoutée générée sur un territoire. Mais la création de richesse aujourd’hui échappe dans sa majeure partie aux Etats. La question qui devrait se poser à nous, collectivement, c’est comment permettre à la puissance publique de capter la juste part de cette richesse ? Dans une économie-monde dominée par les flux (financiers, énergétiques ou de pollution) ce n’est plus sur les stocks (valeur ajoutée, travail, patrimoine immobilier) qu’il faut établir l’assiette fiscale.

L’idée d’une taxe dite Tobin sur les transactions financières est maintenant ancienne. Elle se heurte depuis les origines à de nombreux obstacles. L’opacité du système financier international arrange aussi bien les banques, les firmes multinationales, les réseaux mafieux, les services secrets des Etats ou les détenteurs des plus grandes fortunes mondiales. Peut-être pour la rendre opératoire faudrait-il en repenser deux aspects : premièrement, l’asseoir sur la technologie de la blockchain, qui permet une transparence totale des flux et deuxièmement l’étendre à l’ensemble des transactions financières tombant sous la juridiction nationale des Etats. Les calculs de Marc Chesnay, l’un des inventeurs et promoteurs de cette « micro-taxe » adaptée au règne de l’économie immatérielle, suggèrent que même avec un taux assez faible appliqué à l’ensemble des transactions financières annuelles sur un pays comme la France, ou la Suisse, la totalité des besoins sociaux seraient couverts.

Autrement dit, il est temps de voir au-delà de la seule résistance aux réformes injustes du gouvernement d’Emmanuel Macron – et de tous les autres.

Organisation, missions et financement : c’est l’Etat à l’ère numérique que nous devons intégralement repenser. C’est à cette condition que nos luttes collectives pourront enfin passer de la résistance désespérée, aux propositions concrètes pour un monde meilleur, pour les travailleurs et l’ensemble de la société.