L’élection présidentielle qui se profile en avril 2022 s’affirme comme un moment politique décisif pour la France. Si les signes convergent actuellement vers un second tour entre le président sortant Emmanuel Macron et la candidate d’extrême droite Marine Le Pen, tout peut encore changer, avec la longue campagne à venir. Les questions écologiques sont plus centrales que jamais dans la politique française, mais avec une gauche fragmentée, briser le duopole néolibéral/extrême droite ne sera pas une tâche facile. Mickaël Marie s’appuie sur les élections passées pour esquisser une stratégie visant à maintenir les Verts dans la course. Il s’agira entres autres d’affiner un récit de la transition écologique ancré dans la tradition progressiste, et capable d’unir divers groupes idéologiques.

C’est bien connu: la prédiction est un art délicat, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir. Ou l’élection présidentielle en France, ce cimetière de favoris échoués. Un jour on vous regarde comme le prochain président, le lendemain vous êtes un accident industriel. L’élection présidentielle en France? Une série de rebondissements qui consolent celles et ceux coincés dans les sous-sols des sondages : une surprise est toujours possible.

Reste qu’il est plus prudent,  si l’on compte sur autre chose que les coups du sort, de poser quelques faits solides. Et si l’on prend au sérieux – c’est mon cas – l’idée que les écologistes doivent exercer les responsabilités et prétendre à cette étrange «  fonction suprême  »,  héritage lointain des rois de France, il faut se donner la peine d’examiner les conditions qui pourraient le permettre. C’est l’objet du présent texte. On le résumera d’une formule : il s’agit de commettre un hold-up. Et comme dans tous les films de braquage, la virtuosité de l’exécution importe autant que la solidité du plan.

Un hold-up, tant la messe paraît déjà dite. Les sondages se suivent et se ressemblent tous. Deux candidats dominent le match, surfant dix à quinze points devant leurs concurrents : Marine Le Pen, candidate du Rassemblement national[1], et Emmanuel Macron, Président de la République aussi contesté que disposant d’un socle solide. A ce stade, aucune candidature, à droite ou à gauche, ne semble perturber la redite annoncée du second tour de 2017. A gauche et chez les écologistes, aucune des candidatures déclarées ou testées par les instituts de sondage ne dépasse franchement les 10% d’intentions de vote  : ni Anne Hidalgo, maire de Paris et candidate putative du Parti socialiste, ni Yannick Jadot, candidat le plus connu du camp écologiste, ni même Jean-Luc Mélenchon, déjà candidat en 2012 et 2017, même s’il fait un peu mieux que les deux premiers.

Un hold-up, donc : comment braquer la Présidence de la République quand on est tout petit, seul et sans sondages favorables. Une hypothèse folle ? Essayons quand même.

Ce qui est évident, d’abord. La condition première pour emporter l’élection, c’est d’accéder au second tour, être parmi les deux finalistes. Sauf retournement de l’histoire, Marine Le Pen sera qualifiée. Son électorat est le plus fidèle et le plus mobilisé. C’est tragique, mais ce sont les données du problème. Première conséquence  : dans ces conditions, et tous les candidats l’ont compris, la qualification vaut certitude de la victoire finale. Car la candidate d’extrême-droite sera ensuite battue, même étroitement, par tout candidat lui étant opposé[2].

Deuxième conséquence : l’à peu près certitude de la qualification de Marine Le Pen rend plus délicate la liberté du fameux principe «   au premier tour, on choisit   ; au second, on élimine   ». Les électorats hostiles à Marine Le Pen sont poussés à un vote stratège : on élimine dès le premier tour, en choisissant qui on veut voir l’affronter. Moralité : pour accéder au second tour, il faut être perçu comme ayant déjà une chance d’y faire bonne figure.

La dynamique Le Pen dessine le premier tour

C’est douloureux de le constater mais c’est un fait   : la dynamique Le Pen est la plus solide, la plus ancrée dans les profondeurs sociales et politiques du pays, la plus à l’abri de tout retournement de situation. Elle obéit à des tendances longues, observables dans d’autres pays. Considérant les chiffres des dernières années, on peut estimer que Marine Le Pen pourrait réunir 8 à 9 millions de voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2022.

La droite classique, celle d’avant qu’Emmanuel Macron ne balaie les vieilles armées, peut-elle réussir à s’interposer  ? Sur le papier, elle est la mieux placée. Son potentiel électoral, même au plus bas, est de 7 millions de voix. Celles qu’avait rassemblées François Fillon en 2017, dans des conditions (très) dégradées. En 2007, Nicolas Sarkozy réunissait au premier tour 11,5 millions de voix. Cinq ans plus tard et malgré une impopularité conséquente, encore 9,75 millions. Il n’est donc pas a priori imbécile de considérer comme possible un second tour opposant Marine Le Pen à n’importe quel candidat ou candidate de droite.

Sauf qu’Emmanuel Macron, en quatre ans de présidence, a profondément affaibli ce camp – jusqu’à le dévitaliser.

Pour qu’un ou une candidate écologiste puisse doubler à la fois le président sortant et le/la candidat/e de droite pour se qualifier au second tour, il lui faut réunir au moins 8 millions de voix, soit le niveau (bas) du potentiel Le Pen. La porte d’entrée est là. Le corps électoral n’étant pas extensible, doubler les concurrents consiste à réduire leur potentiel électoral, c’est-à-dire à attirer vers soi des électorats jusqu’alors tentés par autre chose. En clair, jouer les vases communicants.

Dans l’histoire électorale française, 8 millions de voix pour un candidat de gauche (ne parlons même pas d’un candidat écologiste), ça ne va pas de soi. Depuis 1981, et bien que le corps électoral ait grossi depuis, seuls François Mitterand en 1988 et François Hollande en 2012 ont franchi la barre des 10 millions de suffrages au premier tour. Objectif difficile, qui suppose de construire et mettre en scène une capacité de rassemblement au delà de son camp (1988, 2007) et/ou une volonté de réparer un pays abîmé ou divisé (2012). Dans le paysage fracturé de 2022, où les forces politiques susceptibles d’être l’armature d’une victoire sont structurellement, idéologiquement et socialement plus faibles, ça semble impossible.

Quelque chose comme le braquage d’une banque ultra-sécurisée.

L’affaire se complique un peu plus si l’on admet que Jean-Luc Mélenchon sera quoi qu’il arrive candidat[3]. L’analyse de son succès – relatif – de 2017 n’ayant jamais été vraiment conduite ni par lui-même ni par sa formation, l’espoir de rejouer le match l’emporte sur toute autre considération.

Bref, les 8 millions de voix nécessaires à se voir qualifier pour le second tour paraissent bien loin – et inatteignables pour un candidat qui ne serait que celui de la famille écologiste : 8 millions de voix, c’est 5 de plus que 3 millions, point le plus haut jamais atteint par un écologiste (Yannick Jadot lors des élections européennes de 2019).

Essayons tout de même, en observant d’autres chiffres.

Définir puis constituer le bloc électoral du possible

En 2017, les candidats Mélenchon et Hamon (PS) totalisaient 9,3 millions de voix. La même année, 47% des électeurs de François Hollande en 2012 ont voté pour Emmanuel Macron dès le premier tour. Soit 4,8 millions de voix. C’est donc un total, sur deux élections présidentielles successives, de 14 millions d’électeurs et d’électrices qui ont voté pour un candidat de gauche. L’addition est évidemment théorique, mais c’est bien à l’intérieur de ces 14 millions d’électeurs disposés à choisir un candidat de gauche (puisqu’ils l’ont déjà fait) que peut se dessiner un bloc de 8 millions susceptible de qualifier un candidat «  en même temps de gauche et écologiste  » au second tour de l’élection présidentielle.

Pour considérer possible la mobilisation de ces 8 millions de voix, il faut garder à l’esprit qu’une part conséquente de l’électorat vote désormais au coup par coup, non plus en fonction de ses seules préférences absolues mais de la réalité des offres disponibles ici et maintenant.

En 2007, le candidat centriste François Bayrou réunissait 6,8 millions, frôlant les 19%. En 2012, après cinq années de présidence Sarkozy qui semblaient valider tout ce qu’il avait porté, 3,2 millions. Entretemps, le candidat socialiste François Hollande était devenu le «   vote utile   » contre Sarkozy. En 2012, Jean-Luc Mélenchon réunissait à peine 4 milllions de voix. Cinq ans plus tard, 7 millions. Là encore, il était devenu le bulletin sratégique de celles et ceux qui voulaient un candidat de gauche au second tour, quel qu’il soit. Apparu comme le mieux placé, Mélenchon a bénéficié d’un surcroît de mobilisation électorale au-delà de celles et ceux convaincus par son projet.  

Conclusion d’étape : si François Hollande a réuni 10 millions de voix en 2012 et Jean-Luc Mélenchon 7 millions en 2017, l’idée de rassembler (au moins) 8 millions de voix en 2022 pour un ou une candidate de l’écologie et de la gauche de gouvernement paraît moins impossible. On le vérifie avec d’autres chiffres, en bricolant un peu.

En 2012 donc, Jean-Luc Mélenchon réunissait 4 millions de voix. Admettons qu’elles lui restent fidèles. Il en reste 3 millions qui, sur son total de 2017, sont susceptibles d’aller voir ailleurs. Considérons le résultat (historiquement bas pour un candidat socialiste) de Benoit Hamon en 2017   : 2,3 millions de suffrages. Et rappelons nous des 4,8 millions d’électeurs Hollande de 2012 qui ont voté pour Emmanuel Macron en 2017. Si on regroupe tout cela, on est à un peu plus de 10 millions de voix.

L’addition, encore une fois, reste théorique. Une part des électeurs Macron de 2017 venus de la gauche lui restera fidèle, en particulier si les candidats de gauche paraissent trop radicaux ou outranciers. Plus lourdement encore, une bonne part des électeurs de gauche pourrait bien déserter le combat électoral. Mais tout de même, 10 millions de voix possibles. C’est une base de travail. Ce n’est pas un résultat d’élection mais c’est un potentiel. Ce n’est ni une stratégie ni une ligne de campagne, mais ça dessine les contours d’un bloc auquel un.e candidat.e qui porterait à la fois la perspective écologiste et le meilleur de la tradition social-démocrate pourrait s’adresser.

Un dernier chiffre. Lors des élections régionales de 2015, unaniment considérées comme catastrophiquement perdues par la gauche et les écologistes, le total de leur voix au premier tour s’établissait pourtant à 8 270 770 voix. Si l’on réduit la focale au seul total gauche modérée (PS/PRG) + écologistes (à l’exclusion donc des listes PCF, Front de gauche ou extrême-gauche), on est encore à 7 055 309 voix (et dans un contexte de bien moindre participation électorale[4]).

Voilà pour l’arithmétique   : sur le papier, c’est possible. Pas simple, mais possible.

Unifier un bloc electoral social-écologiste

Evidemment, transformer tout ça en réalité électorale sera une lourde affaire. Les prérequis politiques sont immenses. En commençant par le travail de conviction à opérer pour que socialistes, hégémoniques dans la gauche d’avant et très fragiles désormais, et écologistes, force hier d’appoint devenant peu à peu force pivot, présentent ensemble une seule candidature. L’idée est débattue, mais on est loin de l’atterissage. Et ce n’est là que le mécano. Resterait surtout à écrire le récit susceptible de constituer en tant que bloc socio-politique unifié des courants idéologiques dont les leaders d’opinion semblent passer plus de temps à se disputer – violemment si possible – qu’à construire une coalition susceptible d’emporter une majorité de suffrages, comme s’ils avaient pris acte que les morts ne ressuscitent pas et que le seul objectif possible était désormais d’arriver premier parmi les perdants.

On pense à cet article de Pierre Briançon, en 2016, qui notait que «   la gauche européenne semble diviser en deux camps   : un qui perd les élections, et l’autre que l’idée de les gagner ne semble pas intéresser   »[5].

L’espace politique existe-t-il  ? Le trou de souris qui permettrait le hold-up est-il vraiment là  ?

Au plan socio-culturel, c’est certain. Les groupes susceptibles de constituer ce bloc existent, attestés par de multiples enquêtes d’opinion. Les recombinaisons de valeurs qui s’opèrent en profondeur dans la société française – particulièrement nettes quant à l’impératif de modes de vie plus sobres et de plus en plus perçus comme plus «  sages  » – pourraient trouver leur traduction politique dans une offre combinant transition écologique, retour des régulations[6], solidarité collective et reconnaissance de la singularité des parcours personnels.

Que les partis de gauche aient presque cessé d’exister comme au temps de leur splendeur ne signifie pas que leurs électorats aient été dissous dans le grand bain des reclassements idéologiques. Il continue d’exister, en France comme dans d’autres pays européens, une «   constellation centrale  », pour reprendre le terme du sociologue Henri Mendras[7], attachée à la justice sociale et l’égalité des chances, à la sécurité, l’Etat providence et au service public comme «   patrimoine de ceux qui n’en ont pas   »[8]. Certes, cette constellation n’est pas (plus) une force électorale stable et déjà constituée. Mais les groupes sociaux qui la forment pourraient être disponibles à quelque chose articulant transitions et protections, changements et mises en sécurité dans un monde sans cesse bousculé. Ils ne se classent plus, en revanche, sur un axe droite/gauche obligé. Conséquence  : il ne s’agit pas d’additionner des étiquettes ou d’empiler des adjectifs mais de faire synthèse d’aspirations diverses, potentiellement contradictoires entre elles, et les réarticuler dans une perspective actualisée.

Difficile, c’est certain. Mais construire un bloc est plus délicat que de l’hériter.

Les manuels de développement personnel disent qu’il faut toujours renforcer ses points forts, puisqu’ils vous distinguent des autres. Les points forts d’un.e candidat.e «  écologiste et un peu plus  » ? L’affirmation qu’il est temps de vivre autrement, l’urgence des changements révélée brutalement par la pandémie. La critique d’un modèle productiviste dans l’impasse. Et la capacité à inscrire ces changements dans l’histoire longue de changements antérieurs, qui ont vu le Front populaire inventer les congés payés et, au lendemain d’une autre déroute, un gouvernement d’union nationale créér la Sécurité sociale.

Il se peut que nous soyons, pour reprendre un vieux clivage politique américain, dans un mommy moment[9], l’un de ces moments politiques où le désir de protection, de liens et de solidarités peut l’emporter sur l’aspiration à «   la loi et l’ordre   ». C’est peut-être ce qu’a montré la victoire de Joe Biden aux Etats-Unis, et plus encore l’accueil favorable des américains à ses premières décisions.

La pandémie a bousculé le monde, mais aussi les existences singulières. Elle est une répétition générale, a-t-on parfois écrit. Derrière le virus, la crise écologique globale. Les bouleversements climatiques. Le nouveau normal. Les basculements et les bousculements. Il faudra accueillir les détresses émotionnelles qu’ils provoqueront et leur proposer une perspective de mieux. En France comme ailleurs, les gouvernants sont aussi héritiers des rois thaumaturges.

L’expérience de la pandémie et l’ombre de la crise écologique globale dessinent un futur dans lequel les réponses écologistes ont tout pour être entendues. L’enjeu n’est pas la réponse, mais la question  : s’agit-il de reconduire celui qui, au plus fort de la crise, apparaît comme ayant su la gérer ou s’agit-il de choisir celle ou celui qui, fort des enseignements qu’il propose de l’épisode, saura dessiner un futur à la fois différent et stable  ? Différent, puisqu’il faudra rompre avec ce qui nous a menés là. Stable, puisqu’après un tel choc personne ne choisira l’aventure. Ce n’est pas un problème d’idées ou de valeurs, c’est un problème de vies concrètes. Emmanuel Macron, c’est de bonne guerre, expliquera qu’il a su maintenir «  quoi qu’il en coûte  » la possibilité que la vie continue, que les vies reprennent. Un ou une candidat.e écologiste devra dire que l’enjeu, désormais, est de garantir que chacune et chacun puisse déployer sa vie dans un monde qui va changer, un monde où nous devons changer si nous voulons préserver des conditions sereines d’existence.

Compte tenu de l’ancrage profond de Marine Le Pen dans l’opinion, l’élection présidentielle de 2022 sera une bataille sur la meilleure option à lui opposer  : s’agit-il de simplement sauver ce qui est ou s’agit-il, y compris pour sauver ce qui est, de bâtir autre chose  ? Pour que l’emporte la seconde réponse, celle des écologistes, c’est sur la question qu’il faut agir.

Elle est la clé du hold-up.

Dans d’autres temps sombres, le penseur socialiste allemand Ernst Bloch écrivait – c’était en 1932   : «   les nazis parlent une langue fallacieuse, mais à des hommes, les communistes parlent une langue totalement véridique, mais au sujet des choses   ». Pour convaincre, rassembler au delà de son camp si étroit et l’emporter, la candidature écologiste devra être celle qui, tout en se préoccupant des choses, saura parler au cœur d’hommes et de femmes particulièrement éprouvées.


[1]     Anciennement Front national, longtemps modèle des nouvelles extrême-droites européennes)

[2]     J’admets ici privilégier une conviction ancienne, basée tout de même sur l’analyse des mouvements d’opinion, à la vague de frisson apportée par des sondages récents indiquant qu’en cas de second tour Macron/Le Pen, le premier ne l’emporterait que d’une courte mesure, presque inférieure à la marge d’erreur. Je considère pour ma part qu’il n’existe pas (encore?) en France le jour du vote une majorité pour donner, même par abandon, le pouvoir suprême à Marine Le Pen.

[3]     Mon pari est qu’une telle candidature ne peut pas rassembler plus de 4 millions de voix si l’espace central à gauche est correctement occupé.

[4]     22 millions de votants au premier tour contre 36/37 millions au premier tour d’une élection présidentielle.

[5]     Pierre Briançon, «   Long goodbye to the European Left   », Politico, 29 mars 2016.

[6]     On lira par exemple ce texte de Zachary D. Carter, auteur d’une récente biographie de Keynes, qui, si elle évoque la situation particulière des Etats-Unis, pourrait inspirer les gauches européennes   : «   The Coronavirus killed the gospel of Small Government   », The New-York Times, 11 mars 2021.

[7]     Henri Mendras, La Seconde Révolution française. 1965-1984, Gallimard, 1988

[8]     La formule est de Martine Aubry, maire de Lille, ancienne ministre et ancienne dirigeante du Parti Socialiste.

[9]     David Paul Kuhn, «   The Enduring Poppy-Mommy Political Pivide   », Real Clear Politics, 2 mars 2010 https://www.realclearpolitics.com/articles/2010/03/02/the_enduring_mommy-daddy_political_divide__104598.html