Les divisions au sein de l’extrême droite lors de la première phase de la campagne présidentielle française semblaient présenter une menace pour Marine Le Pen et son mouvement. Mais est-ce que l’apparition d’un nouveau visage, celui du polémiste Éric Zemmour, n’aurait pas plutôt joué à son avantage ?  Bien qu’ils partagent beaucoup de points communs idéologiques, le style rhétorique et les techniques de campagne des deux candidats ont été nettement différents. Mais cela a-t-il finalement contribué à dédiaboliser, voire à légitimer davantage les politiques d’extrême droite dans le paysage politique français ?

« Brutal », « trop radical » (Bloomberg) et entouré de « quelque nazis » (Le Figaro). Marine Le Pen n’est pas tendre lorsqu’elle portraiture son rival à la présidentielle Éric Zemmour, qu’elle accuse même d’être coupable de l’« immaturité politique » de « ceux qui croient trouver dans la brutalité de leur harangue une ivresse de pouvoir factice » (conférence de presse, 26 janvier 2022). L’intéressé n’est pas en reste : Éric Zemmour qualifie Marine Le Pen avec dédain de « femme de gauche » : « Elle parle comme la gauche, elle parle comme Monsieur Montebourg, […] elle parle comme Monsieur Mélenchon ». Et le coup de grâce : « Je la plains de devoir parler comme Marlène Schiappa, de parler comme la gauche, de parler comme les féministes ». Une insulte dans la bouche de celui qui s’est fait un nom en publiant Le Premier Sexe (2006), un virulent plaidoyer anti-féministe.

Attaques de bonne guerre en période électorale entre deux rivaux à l’élection présidentielle ? Ou bien signes de différences de fonds qui justifieraient le nouveau schisme au sein de l’extrême droite française que constitue l’apparition soudaine d’une candidature Zemmour et d’un nouveau parti à son service, Reconquête ?

Si les deux principaux candidats de l’extrême droite à l’élection présidentielle française se taclent ainsi à distance, c’est sans doute d’abord par tactique pour gagner des points, coiffer l’autre au poteau et accéder au second tour. Mais il faut s’interroger sérieusement sur ce qui sépare – et ce qui rapproche – Marine Le Pen, candidate du Rassemblement national à la présidentielle pour la troisième fois, et Éric Zemmour ancien journaliste et éditorialiste devenu le candidat surprise de cette élection.

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Les héritiers du lepénisme

L’une a hérité d’un parti fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen avec quelques groupuscules royalistes, néonazis, nationalistes et nostalgiques de l’Algérie française, avant de l’en exclure en 2015 après un nième dérapage aux relents antisémites et des propos pétainistes. L’autre est un homme de mots plus que d’appareil. Pourtant, il a été adoubé par ce même Jean-Marie Le Pen, qui le décrit presque comme un fils spirituel : « La seule différence entre Éric et moi, c’est qu’il est juif », confiait le patriarche au Monde le 2 octobre 2021. Avant d’ajouter : « Il dit ce que je pense, mais avec une audience supérieure ». Marine Le Pen et Éric Zemmour seraient-ils tous deux, du propre aveu de Jean-Marie Le Pen, des héritiers du lepénisme, et plus proches qu’ils ne veulent l’admettre ?

L’une écrit dans son programme officiel vouloir « préserver le peuple Français de la submersion migratoire ». L’autre s’engage, lui aussi dans son programme, à « arrêter l’immigration pour préserver notre identité ». Tous deux défendent une « Europe des nations », tous deux critiquent l’Otan et souhaitent que la France en quitte le commandement intégré. Tous deux ont soutenu Vladimir Poutine lors des interventions russes en Syrie et en Crimée. Tous deux veulent encourager la natalité des familles françaises exclusivement et réserver toutes les allocations et prestations sociales aux seuls Français – reprenant ainsi, tous deux, le principe de « préférence nationale » qui a été la marque de fabrique du Front national depuis 1985. Tous deux sont persuadés que cette élection est un « combat de civilisation » (Marine Le Pen), un « combat civilisationnel » (Éric Zemmour)…

Marine Le Pen et Éric Zemmour seraient-ils tous deux, du propre aveu de Jean-Marie Le Pen, des héritiers du lepénisme, et plus proches qu’ils ne veulent l’admettre ?

Un même vivier militant

D’ailleurs, ils ont, ou ont eu, les mêmes soutiens et c’est le même personnel politique qui anime leur entourage militant et fait marcher leurs campagnes respectives. Éric Zemmour lui-même se targue d’avoir fait ses plus belles prises de guerre parmi les élus de l’ancien Front national : Gilbert Collard, élu député sous l’égide du FN dès 2012 puis député européen Rassemblement national en 2019 ; Jérôme Rivière eurodéputé RN qui rejoint le parti d’Éric Zemmour en 2021 ; le sénateur (ex-Rn) de Marseille Stéphane Ravier ; Nicolas Bay, membre du Front national depuis 1992, eurodéputé Rassemblement national ; et, bien sûr, la propre nièce de Marine Le Pen, Marion Maréchal, plus jeune députée en 2012 sous l’étiquette Front national. Il faut y ajouter Damien Rieu, fondateur de Génération identitaire (un groupuscule d’extrême droite dissous par le ministère de l’intérieur en 2021 en raison de son « discours de haine incitant à la discrimination ou à la violence envers des individus en raison de leur origine, de leur race et de leur religion »), assistant parlementaire du beau-frère de Marine Le Pen, Philippe Olivier, et qui est à présent l’un des acteurs majeurs du militantisme digital et de terrain d’Éric Zemmour.

Éric Zemmour est aussi en vogue parmi les anciennes générations du Front national version Jean-Marie, échaudée par la gestion trop « gauchiste » de Marine : Brunot Mégret, numéro 2 du parti lepéniste dans les années 1990, le soutient officiellement, tout comme Jean-Yves Le Gallou, théoricien de la « remigration » et inventeur de la doctrine de la « préférence nationale » au Front national en son temps, à présent membre du comité politique du parti Reconquête.

Ces « migrations » entre le Rassemblement national et Reconquête éclairent une première ligne de fracture entre les deux leaders de l’extrême droite. Elles reproduisent au grand jour les divisions internes qui alimentaient les frictions au sein du Rassemblement national depuis de nombreuses années. D’un côté, une branche « catholique-traditionnaliste » identitaire, très conservatrice sur les questions sociétales comme le mariage pour tous, l’avortement, voire la peine de mort, mais plus « libérale » voire anti-étatique sur l’économie : elle prône une politique fiscale et économique plus traditionnellement de droite (moins d’impôts, relèvement de l’âge de la retraite, libéralisme économique intérieur), agrémentée d’un protectionnisme aux frontières, et porte une vision traditionnaliste de la société française. Éric Zemmour, avec son discours empreint de nostalgie pour la France des années 1950, sa défense explicite du patriarcat, son dédain pour le « lobby homosexuel », son style littéraire désuet, parle à ces orphelins du discours macho, homophobe et réactionnaire de Jean-Marie Le Pen. De l’autre, existe un courant « mariniste » plus social, tolérant ou indifférent sur les questions de société que Marine Le Pen considère comme accessoires, plus interventionniste et  « étatiste » dans son approche économique, favorable à des mesures pour les catégories populaires et le pouvoir d’achat.

Est-ce à dire que la double candidature Le Pen-Zemmour en 2022 est en fait le fruit d’une scission de l’extrême droite entre une branche identitaire radicale, d’un côté, et un Rassemblement national mariniste plus social et moins extrême ? Les nuances de sensibilités existent, ces deux courants – « traditionaliste » et « social » — aussi. Cependant, au-delà de sensibilités différentes, Éric Zemmour et Marine Le Pen ont en partage une même idéologie nationaliste, identitaire, xénophobe (au sens littéral de « rejet des étrangers » – c’est l’axe principal qui oriente et finance tout leur programme), autoritaire (renforcement des moyens de répression) et protectionniste. Ils véhiculent la même vision du monde d’une France fondamentalement chrétienne, « de souche », assiégée par une submersion migratoire » (Marine Le Pen), voire un « grand remplacement (Zemmour) et qui doit se défendre contre la menace civilisationnelle que représente à leurs yeux toute diversité, tout mélange culturel, linguistique et ethnique. Tous deux pourraient reprendre le slogan fétiche de Jean-Marie Le Pen « Les Français d’abord » et tous deux héritent d’une même vision de l’identité nationale fondée sur le sang, les origines – la Terre et les Morts.

La double candidature Le Pen-Zemmour est-elle en réalité le résultat d’une scission de l’extrême droite entre une aile radicale identitaire et une aile plus sociale et moins extrême du Rassemblement national mariniste ?

Deux stratégiques médiatiques et électorales aux antipodes

Ce sont surtout deux stratégiques médiatiques et électorales distinctes qui les opposent : des différences de style, de forme et de ciblage électoral.

Marine Le Pen et Éric Zemmour partent de prémices différents, qui expliquent des choix stylistiques aux antipodes. Tous deux croient dur comme fer à la « bataille culturelle » : l’idée gramscienne qu’il faut infuser d’abord les esprits, imposer sa vision du monde et ses mots, avant de pouvoir gagner les batailles électorales. Mais Marine Le Pen fait le diagnostic que cette bataille culturelle sur l’immigration comme plus grand des maux et sur l’islam comme corps étranger en France est déjà gagnée : d’autres responsables politiques à droite (Gérald Darmanin, Éric Ciotti, François Fillon) et à gauche (Manuel Valls, le Printemps républicain) lui donnent raison en reprenant le cadre de pensée autrefois marginal du Front national sur ces sujets. Elle considère donc la deuxième bataille, électorale, comme prioritaire et urgente, et a appris à ses dépens en 2017 qu’elle se jouait dans la capacité à séduire des électeurs au-delà des convaincus, et donc de ne pas faire peur. Et, surtout, de ne pas faire l’erreur, comme son père jadis scotché sous un plafond de verre, du mot de trop, de la gaffe, ou de la petite phrase qui va hanter pour toujours un candidat et le confiner dans les marges et la radicalité.

Dans cette optique, elle a adouci et expurgé le discours traditionnel du Front national, sans abandonné son programme et ses fondamentaux, mais en les présentant différemment, dans une langue consensuelle, républicaine, laïque, et rationnelle.  Elle ne dit jamais de mot qui fâche, tout à son effort pour se présidentialiser : elle insiste sur des propositions concrètes, du quotidien, témoigne de l’empathie, fait preuve de flexibilité (accueil bras ouvert des réfugiées ukrainiennes, abandon de la sortie de l’euro), plutôt que de s’arc-bouter sur des théories abstraites et rigides comme Éric Zemmour. Elle trace son chemin au contact des gens, sans faire aucun impair, et apparait plus calme, plus sérieuse, plus proche, moins rédhibitoire. Tout glisse sur elle, alors que Zemmour s’est abîmé à plusieurs reprises lors de cette campagne par des paroles brutales, intempestives, telles que jurer qu’il n’y aurait pas d’invasion en Ukraine quelques semaines avant… l’invasion de l’Ukraine, ou en refusant catégoriquement d’accueillir des réfugiés ukrainiens. Cette normalisation du style l’a conduite à fortement atténuer son discours anti-immigré et anti-islam dans les médias de grande audience (mais pas forcément dans ses meetings). Tant est si bien que son ancien soutien Gilbert Collarda pu ironiser :  « [elle] va finir présidente de SOS Racisme ».

Éric Zemmour fait un diagnostic différent : là où Marine Le Pen dit aujourd’hui vouloir « gagner la bataille des solutions », lui continue de penser qu’il faut « inoculer au peuple » sa vision, et ne rien lâcher sur les mots et les « constats », quitte à choquer par des expressions brutales, qu’il considère comme des électrochocs nécessaires. Il manie la langue comme une arme, de manière tout à fait intentionnelle et consciente : il choisit ses mots pour imposer des cadres de pensée, et anime ses discours d’un grand récit porteur, celui d’un risque de disparition de la France de toujours à cause d’un « grand remplacement » (théorie xénophobe théorisée par Renaud Camus) et même d’une « guerre des races » qui aurait déjà lieu sous nos yeux en banlieue. Cette grande fresque pseudo-historique doit emporter l’adhésion par l’émotion.

Le pari d’Éric Zemmour est que cette description apocalyptique et anxiogène permet en effet de mobiliser les électeurs par la peur : elle les met face à une situation de lutte pour la survie. Ou bien les (vrais) Français agissent (et l’élisent) et défendent leur identité, ou bien ils seront détruits – littéralement rayés de la carte, anéantis. Face à une telle alternative, il n’y a qu’une action possible : voter, agir, essayer de survivre, et croire le prophète qui a annoncé ces catastrophes. Marine Le Pen était dans la même mythologie apocalyptique il y a encore peu : entre 2012 et 2015, lors de ses discours aux militants, elle reprenait le même récit archétypal d’un « déclin » voire d’une « décadence » de la France qui nécessitait un « sursaut » et une « reconquête ». Mais aujourd’hui, elle sait qu’elle n’a plus besoin de diffuser ce récit hyperbolique : Éric Zemmour le fait pour elle, et elle peut se concentrer sur les problèmes concrets des Français tels que le pouvoir d’achat, préoccupation phare des électeurs, pour apparaître comme la dirigeante des solutions, en comparaison d’un prédicateur d’apocalypse.

Car in fine, la rhétorique abrasive et violemment xénophobe d’Éric Zemmour la sert dans l’hypothèse assez probable d’un second tour qui l’opposerait à Emmanuel Macron. Le polémiste met ses sujets sur la table en termes vifs, habitue les Français à entendre un vocabulaire racial et violent à heure de grande écoute, mobilise le socle du « Front national de papa » et des nostalgiques de Jean-Marie Le Pen, tout en la laissant peaufiner une stature de cheffe d’État apaisée, rassembleuse, rationnelle. Il participe à la banalisation des idées de toujours du Rassemblement national en les diffusant « cash » à heure de grande écoute. Elle en engrangera sans doute les bénéfices, sans avoir eu à ternir son image de présidentiable. Comme en 2012, où elle a bénéficié d’une comparaison positive à son égard par rapport aux outrances de son père, Marine Le Pen capitalise sur l’extrême radicalité de Zemmour, qui la fait apparaître par contraste pour candidate calme, posée, ouverte et qui ne divise pas.  

Plutôt que deux extrêmes droites irréconciliables, il faut donc plutôt lire dans cette campagne l’émergence d’une extrême droite bicéphale qui présenterait deux visages aux électeurs : l’un violent et explicite, l’autre doucereux et hypnotisant, mais qui tous deux parlent le langage de l’exclusion.