Alors qu’enquêtes après enquêtes, les questions écologiques et climatiques sont de plus en plus prégnantes au sein de l’opinion publique, la campagne présidentielle française actuelle ne reflète pas cet état de fait. Celle-ci semble plutôt jusqu’à présent se focaliser sur des questions identitaires et sécuritaires, cristallisées autour de la candidature du polémiste d’extrême droite Eric Zemmour, commentée en long, en large et en travers depuis des mois.

Comment expliquer ce décalage et comment imaginer d’autres mécanismes permettant de remettre au cœur du débat public les questions environnementales ? On a posé la question au philosophe franco-suisse Dominique Bourg, auteur de nombreux ouvrages sur l’écologie, dont Primauté du Vivant, essai sur le pensable, co-écrit avec Sophie Swaton et paru aux PUF en octobre 2021:

Benjamin Joyeux: Comment est-ce que vous percevez la campagne présidentielle Française actuelle ?

Dominique Bourg: On peut déjà parler de la logique électorale qui joue un rôle énorme et fausse complètement les choses. Avec l’arrivée d’Eric Zemmour, la limite pour avoir une chance d’être au second tour de la prochaine présidentielle, c’est d’approcher 20% des voix au premier tour. Ce qui fait que les un.es et les autres, et à droite notamment c’est flagrant, radicalisent leur discours pour essayer de surfer au maximum sur toutes les colères et toutes les rancœurs possibles. Beaucoup de gens sont devant leur télévision à regarder les chaînes d’info en continue, et plus les candidat.es disent des énormités, plus ça marche. Le score de Zemmour est complètement atterrant, obtenu avec des propos souvent infâmes et ridicules. Je ne sais même pas si les gens qui veulent voter pour lui se rendent compte réellement de ce pourquoi ils le choisissent.

L’élection présidentielle se transforme en réseau social. Les réseaux sociaux ont en effet déteint sur elle et on y retrouve alors le même genre d’éructations. A gauche, ce n’est pas beaucoup mieux. Sauf qu’à gauche, généralement on compte plus sur la générosité d’autrui, sur le partage, sur des réformes plus profondes, pas simplement sur le fait de cracher sa haine en espérant en récolter les fruits.

Cette politique du clash permanent, qu’on observe aujourd’hui en France, on l’observe également dans d’autres pays. Quelle part de responsabilité peut être vue comme spécifique aux institutions de la 5e République ?

Cette part est en fait énorme, car on constate le paroxysme de ce phénomène dans deux démocraties occidentales très en crise, la France et les Etats-Unis. Aux Etats-Unis, ça devient vraiment effrayant. On a pu penser que Donald Trump était un cas particulier. Or il a réussi à totalement corrompre le système politique et à s’imposer aux Républicains. Ne sont désormais candidat.es que celles et ceux qui lui font allégeance. Les trois quarts des électeurs républicains considèrent aujourd’hui que son élection lui a été volée, ce qui est une absurdité totale ! C’est de la « vérité alternative » comme le revendique Trump, mais ce qui est dingue, c’est que ça fonctionne très bien.

Or on ne peut pas comprendre ce phénomène sans comprendre le travail de sape exercé par les GAFAM et les réseaux sociaux. Ces derniers orientent les gens vers les extrêmes et les y enferment. Lors de la campagne présidentielle française de 2017 par exemple, lorsqu’on ouvrait YouTube, il y avait tout un tombereau d’informations idiotes, du genre « Macron est zoophile ». On peut très bien ne pas apprécier particulièrement Emmanuel Macron comme c’est mon cas, sans imaginer par ailleurs qu’il est zoophile.

L’idée des réseaux sociaux, c’est au final de remplacer l’information classique par une information « coup de poing », faussement spectaculaire et qui évolue avec nos émotions. Dans nos sociétés actuelles, les émotions sont devenues extrêmes : si on essaye par exemple aujourd’hui de montrer à un adolescent un film des années 60, il aura du mal à le regarder, parce qu’il n’y aura pas sans cesse la musique et les émotions à fond.

Ce qui se passe aux Etats-Unis et en France, c’est ce couplage d’informations émotionnelles avec des institutions présidentielles qui poussent à la polarisation extrême. En France, on n’a pas la polarisation bipartisane des Etats-Unis, mais on a une bipolarisation qui s’opère sur le fond, sur les thèmes et sur le type de discours qui prend. Ainsi, on en arrive, notamment à droite, au pire discours du clash, avec par exemple Valérie Pécresse qui « ressort le Karcher de la cave ».

L’idée des réseaux sociaux, c’est au final de remplacer l’information classique par une information « coup de poing », faussement spectaculaire et qui évolue avec nos émotions.

Or tout ça ne croise pas du tout ce que nous indique les sondages d’opinion. Un sondage Eurobaromètre de juillet 2021 montre par exemple que pour plus de 93% des Européens, le changement climatique est un problème grave, voire très grave pour 78% d’entre eux. Quand on regarde les préoccupations actuelles de fond des Français.es, ce n’est pas du tout ce qui ressort dans la campagne électorale. Notamment parce que ne s’expriment que les gens qui continuent à voter, les plus âgés, les plus politisés, etc. Toute une partie de la population, dont les plus précaires et les plus jeunes, ne s’expriment pas. Donc notre vision est complètement faussée.

Ainsi le système présidentiel français polarise l’opinion, et ce sont les démocraties où il y a un régime présidentiel qui sont les plus clivées aujourd’hui. C’est ce clivage qui fait glisser actuellement la droite vers l’extrême droite et lui fait même récuser les valeurs démocratiques et la nature des institutions pour lesquelles elle concourt pourtant à l’exercice du pouvoir. C’est évident chez des gens comme Eric Ciotti. Mais ce qui est réellement insupportable, c’est ce « crétinisme » ambiant sur les chaînes d’info continue où tout le monde fait comme si on était toujours dans les années 70.

Est-ce qu’en Suisse, où le système institutionnel est beaucoup plus décentralisé et participatif, la cause climatique est plus facile à défendre ?

On ne peut pas vraiment dire ça. Il y a eu par exemple en juin dernier le vote sur la loi CO2 issue d’un compromis entre la gauche et la droite, qui était très peu défendue par la droite, et qui a été rejetée par l’opinion alors que c’était une loi déjà assez peu ambitieuse. Les cantons, les langues et les cultures sont très différents par rapport à la France et je pense que la sensibilité de l’opinion au changement climatique est inférieure à ce qu’elle peut être en France. En revanche, il reste une partie de l’opinion, en Suisse comme en France, qui est beaucoup plus avertie de ces sujets-là. Mais on n’observe pas en Suisse une telle bipolarisation de la vie politique telle qu’on l’a voit en France.

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Qu’est-ce qu’il faudrait comme système représentatif pour faire passer au mieux l’importance de la crise climatique et de la biodiversité ? Faut-il changer de système institutionnel pour répondre à ces enjeux ?

Pour moi oui, il faut changer de système institutionnel. Je l’avais écrit il y a plus de dix ans dans Vers une démocratie écologique. Notre système institutionnel actuel est incapable d’assimiler les informations scientifiques et tend à l’extrême vers l’esprit partisan. On le voit dans cette campagne électorale. On ne peut pas vraiment proposer de sujets sérieux dans la campagne telle qu’elle se déroule aujourd’hui. De la même façon qu’on ne peut pas le faire non plus sur les réseaux sociaux. De manière générale, le système politique représentatif privilégie le présent et les effets immédiats à l’action, alors qu’en matière de climat, c’est exactement l’inverse : quelle que soit l’action sur le climat, elle ne donnera pas d’effet immédiat. Il y a un différentiel de vingt à trente ans entre nos émissions et leurs effets. Le système représentatif tel qu’il existe aujourd’hui n’est pas en phase avec la temporalité de la crise climatique. En plus ce système repose sur les intérêts que les un.e.s et les autres peuvent avoir d’opposés, pas sur les aspects consensuels. Alors qu’autrefois existait dans nos démocraties un consensus en creux entre la maximisation de la production de richesses et sa redistribution. Et on s’aperçoit aujourd’hui qu’on n’arrive plus à reconstruire ce type de consensus tel qu’on le connaissait depuis la fin du 19e siècle. La bipolarisation et le système d’informations rendent tout ça beaucoup plus difficile.

J’insiste sur le fait que les deux démocraties occidentales qui sont au plus mal aujourd’hui sont les Etats-Unis, largement en tête, et la France. Et ce sont les deux états dotés du régime présidentiel. Quand on a un régime parlementaire et primo-ministériel, on le voit en Allemagne et dans les autres démocraties européennes, je ne dis pas qu’il n’y a pas les effets délétères des réseaux sociaux ni d’extrême droite, mais on n’arrive pas à cette gangrène observable actuellement en France, où les plus extrêmes tirent tous les autres vers le bas. C’est très clair chez les Républicains, parti qui porte bien son nom au regard de ce qu’il se passe actuellement aux Etats-Unis. Ce n’est pas possible de se faire élire aujourd’hui chez les Républicains sans se rallier avec un Ciotti et ses idées absurdes.

Toute une partie de la population, dont les plus précaires et les plus jeunes, ne s’expriment pas. Donc notre vision est complètement faussée.

Comment est-ce que vous percevez du coup les tentatives actuelles de rapprochement, portées notamment par la Primaire Populaire, dans le camp adverse de la gauche et des écologistes?

DB : – On voit bien que ça ne marche pas vraiment, en restant avec des effectifs assez confidentiels d’une primaire classique. La primaire populaire marcherait s’il y avait au moins un million d’inscrit.es. Là on sort de primaires très partisanes pour entrer dans autre chose. Ce qui n’est malheureusement pas le cas. J’avais un peu parié là-dessus et faisais partie des parrains. Force est de constater que ça ne marche pas vraiment et que ça risque en plus de rajouter une candidature de plus à gauche, avec Christiane Taubira, dont le parcours politique est par ailleurs discutable quelles que soient ses qualités.

En plus, avec cette primaire populaire, on risque de voir des combines opaques régler les problématiques de programmes. Je souhaite plutôt un système à l’Allemande : quand il y a un vrai régime vraiment parlementaire comme en Allemagne, il y a un contrat de gouvernement élaboré par les partis pendant des mois de façon transparente devant l’opinion, avec la formation d’un gouvernement sérieux. En France, on met en avant des individus et puis on discute sur un programme sans que les gens sachent réellement sur quoi et pour quoi ils ont voté. Depuis pas mal de mandats, il y a un sacré écart entre les programmes politiques et ce qui est finalement mis en œuvre.

Encore une fois, c’est ce système sclérosé de la 5e république qui nous empêche de prendre par le mord et de façon sérieuse les vrais sujets. Parce qu’il met en avant plus une personnalité qu’un programme, parce qu’il est hyper clivant et fait dériver vers les positions les plus extrêmes et qu’il ne permet pas les « compromis » au bon sens du terme. Or la politique, c’est l’art du vrai compromis : bien sûr que l’on n’est pas d’accord les un.e.s les autres, mais il faut bien un compromis. Le refuser en politique, c’est une absurdité totale. En démocratie, il n’y a pas une partie de la société qui peut s’imposer aux autres. Pour que ça marche, il faut que cela se traduise au Parlement. Or tout est faussé par la présidentielle.

En France, on met en avant des individus et puis on discute sur un programme sans que les gens sachent réellement sur quoi et pour quoi ils ont voté.

Il y a toutefois une initiative intéressante dans cette primaire populaire, c’est le vote préférentiel entre candidat.es. Ses partisans revendiquent que ce mécanisme permet de casser la logique de la 5e république et son « vote utile ». Qu’est-ce que vous en pensez et comment vous envisagez la suite de ces élections ?

Ce vote serait intéressant si c’était la véritable élection qui se déroulait ainsi. Mais là ça reste trop limité et confidentiel pour produire de réels effets. J’envisage très mal la suite de ces élections. Là, on est en train d’entériner ce que l’on observe depuis un bon moment : la partie de la société qui veut bouger sur la question écologique et qui est la plus vivante déserte pour une grande part les instances électorales et la vie institutionnelle : C’est très grave parce que ça fait dériver l’ensemble du champ politique vers l’extrême droite. 

Est-ce qu’il n’y a pas tout de même une lueur d’espoir du côté de deux candidat.es qui portent une certaine exigence en matière sociale et écologique, comme Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon ?

Les gens risquent de se répartir entre les deux. Mais déjà le fait que beaucoup ne s’expriment pas, même si Jean-Luc Mélenchon prétend aller les chercher, est un vrai souci. Il y a une abstention qui n’a cessé d’augmenter lors des dernières élections et qui risque d’être encore très importante cette fois-ci. On risque de se retrouver dans une configuration paradoxale, avec une expression politique complètement décalée par rapport à la réalité sociale, aux valeurs et aux soucis de la population sur le long cours.

Mais alors quel système politique fonctionnel imaginer qui prendrait en compte la question écologique ?

Je n’ai pas changé d’avis. Il faut un contrepoids au système représentatif. La Convention citoyenne sur le climat, c’était très sympathique, mais ça n’a changé l’opinion que de 150 citoyen.nes. Il y avait peut-être au départ une trentaine de climato-sceptiques, qui ne l’étaient plus du tout à l’issue du processus, mais ça ne change rien par rapport à l’opinion des Français. On reste dans ce qu’on appelle les « mini-publics ». La démocratie délibérative conçue de cette façon ne percole pas avec le gros de l’opinion et échoue à le faire bouger. Tant qu’il n’y a pas en même temps qu’une convention citoyenne une sorte d’animation du débat dans toutes les régions, pour s’adresser à l’ensemble de la population sur les informations que les participant.es à la convention reçoivent, ça ne change rien du tout ! Le parlement peut alors, comme il l’a fait, opérer tranquillement son travail de détricotage parce que l’opinion n’est absolument pas touchée dans son ensemble par le travail de la Convention citoyenne. Lorsqu’on prend des citoyens et qu’on leur fait suivre un régime d’informations particulier, ce ne sont plus des citoyens ordinaires, c’est tout bête. Mais rien ne change alors par rapport à la conscience générale d’une population.

On risque de se retrouver dans une configuration paradoxale, avec une expression politique complètement décalée par rapport à la réalité sociale, aux valeurs et aux soucis de la population sur le long cours.

Est-ce que ce ne serait pas alors un début de solution à une beaucoup plus grande échelle ?

Oui faire ça à une beaucoup plus grande échelle certes, mais il faut également déjà réformer le système d’informations. Là on a un système qui ne nous permet pas du tout de traiter les sujets sérieux. Si on y ajoute un système politique qui ne les traite pas non plus parce qu’il est toujours focalisé sur le court terme et sur un certain nombre d’intérêts qui sont prioritairement économiques, et bien ça bloque et ça avance très peu.

Il se tient actuellement une commission d’enquête parlementaire au Sénat sur la concentration des médias qui a auditionné certains milliardaires qui possèdent la plupart des médias français, comme Vincent Bolloré et Bernard Arnault. Que pensez-vous du système médiatique français actuel et de son « indépendance » ?

Sans le chaînes d’info continue en général et CNews en particulier, Eric Zemmour n’existerait pas. Mais CNews n’existerait pas sans les réseaux sociaux et les GAFAM. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’on ne peut pas isoler le système d’informations français de ce qu’il est devenu dans le reste du monde. On a un système d’informations hyper clivant qui empêche d’aller sur le fond et en France il se superpose à un système politique ayant exactement les mêmes défauts. La jonction entre ces deux systèmes provoque les effets les plus délétères. Il est clair que sans Vincent Bolloré, sans l’achat de CNews, sans les chaînes d’info continue où les gens y passent leur temps à blablater, l’info serait traitée de façon moins spectaculaire. Elles ont besoin d’infos spectaculaires et Zemmour leur en sert depuis des mois sur un plateau. Les autres chaînes moins extrémistes comme LCI ou BFM sont alors à la traîne de CNews qui donne le ton. Il y a à un niveau moindre le même type de tentative d’influence avec le livre Dieu, la science, les preuves de Michel-Yves Bolloré, frère du susnommé, qui a bénéficié d’une large couverture médiatique alors que c’est du grand n’importe quoi ! Tout ça n’a rien à voir ni avec la science, ni avec une réflexion théologique sérieuse. La physique ne prouve pas l’existence de Dieu, c’est de la sous-pensée de gare ! Tout est à l’avenant. Et cette opération, c’est aussi Vincent Bolloré qui avec son argent tire dans le plus mauvais sens, vers la crétinerie généralisée.

De manière générale, il y a la fragmentation que provoquent les réseaux sociaux, fragmentation qui entraîne le fait que les chaînes d’infos, pour avoir du chaland, sont toujours plus spectaculaires. Si on met par exemple un journaliste de CNN sur Fox News, celle-ci commence par perdre tous ses clients. D’ailleurs, elle commence aujourd’hui à être concurrencée par des chaînes encore plus extrémistes. On soumet tout à une logique commerciale. Souvenez-vous de ce que racontait François Léotard (ministre de la culture en 1987) sur le « mieux-disant culturel ». C’est idiot ! Quand tu marchandises les chaînes, ça marchandise les informations et ça entraîne forcément vers le plus grossier car c’est ce qui attirera le plus de monde. Le paysage médiatique des années 60, en présence d’une seule chaîne, c’était le contraire avec par exemple la volonté de rendre accessible au plus grand nombre la littérature française. Là c’est l’inverse : on sert aux gens la « soupe » de divertissement la plus dégoûtante qui soit car c’est ce qui va rapporter du fric !

On a un système d’informations hyper clivant qui empêche d’aller sur le fond et en France il se superpose à un système politique ayant exactement les mêmes défauts.

Est-ce qu’il ne faudrait pas en revenir notamment à ce que prônait le Conseil National de la Résistance et à considérer l’information comme notre bien commun à protéger des intérêts capitalistes ?

Il faudrait le faire à l’échelle européenne, avec d’abord la création d’un « GAFAM » européen sous capitaux publics. On obligerait tous les fonctionnaires à se servir de cet instrument, qu’il y ait tout de suite une base suffisante pour que cet outil soit performant. Ce qui fait la force des GAFAM, ce sont les milliards d’octets récupérés partout. Quand on sait aujourd’hui que certaines informations publiques doivent passer par Facebook, c’est quand même fou. Il faudrait en parallèle une agence européenne de l’information, pour éviter le côté très partisan qu’il y a dans un pays. Aujourd’hui, l’information reste en France de bien meilleure qualité sur France Inter que sur CNews. Certes ce n’est pas très difficile vous me direz. Personne ne peut croire réellement aujourd’hui que CNews produit de l’information sérieuse et de qualité, Vincent Bolloré inclus.

Est-ce que l’extrême droite ne donne pas l’impression d’avoir gagné la bataille culturelle et d’imposer aujourd’hui les termes du débat ?

Depuis septembre dernier, l’extrême droite a en effet imposé tous ses thèmes, même les plus fantasques. Qu’un type raconte aujourd’hui que le capitaine Dreyfus était peut-être coupable et que Pétain ait pu sauver des juifs et qu’il puisse être à 18% dans les sondages, ce n’est pas possible sans un matraquage d’absurdités et sans avoir au préalable rendu les gens totalement idiots. Il faut savoir qu’à l’échelle internationale, on a désormais de graves problèmes de QI. On a pu observer une augmentation globale du QI jusque dans les années 80 et désormais ça baisse. Par exemple au Japon, les « hikikomori », ces gens qui ne sortent plus et restent enfermés chez eux sur des jeux ou les réseaux sociaux, sont plus d’un million. Récemment sur le Métavers, une maison virtuelle vient de se vendre 60 millions de dollars ! C’est déjà cher pour une maison réelle, alors virtuelle… Pour le dire simplement, le système numérique rend les gens cons !

On est désormais dans « l’impérialisme de marché ». On a fait pénétrer la logique marchande sur tous les plans. L’information, le savoir, la vérité, les sciences… tout ! Ce que je décrivais dans mon ouvrage Une nouvelle Terre est la façon dont la modalité de jugement sur le fait de payer ou de ne pas payer s’est imposée à toutes les autres. Tout a commencé aux Etats-Unis avec la réforme de la Cour Suprême sous Nixon. Celle-ci a fait sauter les uns après les autres tous les plafonds de campagne pour les candidats. Ce qui fait qu’aux Etats-Unis aujourd’hui, la politique s’achète. Pas directement, car par exemple Hillary Clinton avait dépensé plus que Donald Trump, mais lui avec son côté excessif était repris par tous les médias, faisant ainsi une campagne plus tonitruante avec moins d’argent. Même s’il a eu au final moins de voix et que c’est le système des grands électeurs qui lui a permis d’être élu.

Si d’aventure, vous vous présentiez à l’élection présidentielle, quelles seraient vos priorités ?

Je me pendrais ?! Trêve de plaisanterie, j’essayerais d’avoir une ligne « réelle » en parlant des véritables problèmes et en ironisant sur les autres. Le « grand remplacement », il suffit de regarder les chiffres en face pour voir l’inanité du propos. Mais franchement, si on devient tous aussi fous que Zemmour, c’est peut-être une bonne chose finalement que l’on soit « grand remplacé ».

En fait, on n’arrive pas à imposer un autre récit, c’est aussi l’histoire du striatum de Sébastien Bohler. On a habitué les gens à un consumérisme complètement fou où on doit toujours aller sur tous les sujets vers le plus de facilités. Si on fait de la permaculture par exemple, ce n’est pas la solution la plus simple pour faire pousser des légumes. Comprendre que l’on doit changer, c’est accepter de faire des efforts, de s’autolimiter, accepter une forme de sagesse difficile à « vendre » dans un système où il faut toujours tirer vers le bas. Si on voulait vraiment mettre sur pied une société écologique, il y a un certain nombre de domaines pour lesquels nous aurions des sacrifices à faire. C’est évident ! A essayer de nier cela sans arrêt en racontant qu’on doit avoir un récit hyper séduisant, on perd du temps, et ce n’est pas possible que l’on puisse éviter à la fois les efforts et l’autolimitation.

C’est donc la nature même de l’individu qu’il faudrait commencer à changer si l’on voulait opérer un changement collectif ? On en vient à Gandhi et à son « sois le changement que tu veux voir dans le monde », non ?

Oui, au moins Gandhi il ne dissimulait pas les difficultés. A un moment donné, le discours de la difficulté peut marcher. C’est Churchill pendant la guerre par exemple. C’est possible que d’ici la fin de la décennie, ce soit ce discours qui prenne. Parce qu’on aura alors de très graves difficultés écologiques. Actuellement ce discours ne prend pas, ou alors dans certaines catégories très spécifiques de la population. Mais on a tout de même tout fait pour rendre un maximum de gens les plus abrutis possible, et on y est en grande partie parvenu. Le film Wall-E était assez bien représentatif de cela. La Terre y est devenue un tas d’immondices inhabitable. Les humains restent dans leur vaisseau piloté par des robots et ne peuvent même plus bouger, affalés devant leurs écrans et tous archi-crétins. Tout le système est fait pour nous abrutir, et avec le Metavers, ça risque bien d’être encore pire. Le seul motif d’espérance, c’est que comme les difficultés ne cessent de s’accroitre, des réflexes raisonnables ne peuvent que finir par remonter à la surface.

Mais attention, il ne faut pas oublier que le système médiatique grossit à la loupe certaines caractéristiques et en passent d’autres sous silence. Encore une fois, quand on sonde les gens, ce dont on parle actuellement dans la campagne présidentielle française n’est pas ce qui ressort le plus. Il y a plein d’initiatives, plein de choses en train de changer. Les question LGBTQ par exemple sont quelque chose d’anthropologiquement très important. Et le système traditionnel patriarcal part à vau-l’eau. Le mâle alpha qui écrase tout autour de lui et que fantasme Zemmour, peut-être certains le fantasment devant leur télé, mais je suis presque sûr qu’avec leur propre entourage, eux-mêmes ne se comportent pas comme ça.

Mais attention, il ne faut pas oublier que le système médiatique grossit à la loupe certaines caractéristiques et en passent d’autres sous silence.

Nous ne sommes pas forcément à l’abri d’une bonne surprise, car on reste sur des effets loupe qui sont produits par un système médiatique et des institutions qui tirent vers le plus bas. Ce système est tellement artificiel qu’il reste possible que ce ne soit pas les mêmes gens qui votent pour la présidentielle et les législatives par exemple, et qu’il y ait de vraies campagnes locales… On l’a vu il n’y a pas longtemps pour les élections municipales. Ce qui est sorti dans les grandes villes ne va pas forcément ressembler au vote de ces mêmes villes pour la prochaine présidentielle. Suivant le type de scrutin, les effets pervers de ce système sont plus ou moins forts, extrêmement réduits pour les scrutins municipaux mais jouant à fond pour la présidentielle.

Donc au final, il faudrait changer fondamentalement le scrutin présidentiel ?

Oui, sauf que c’est l’article 89 de la Constitution : il faut soit une majorité simple du Congrès, c’est-à-dire des deux chambres, soit une majorité des trois cinquièmes en fonction de la procédure retenue. Donc c’est très difficile de changer les institutions. Jean-Luc Mélenchon a par exemple parié là-dessus. Nous avions également travaillé sur ce sujet avec la Fondation pour la Nature et l’Homme quand on avait proposé le « big bang démocratique » pour proposer une méthodologie afin de passer en force sans trop bousculer la constitution. Tout ça ne peut être réalisé qu’avec un résultat présidentiel totalement détonnant, suivi d’une énorme mobilisation citoyenne.