A l’heure où la société européenne a besoin de penser son avenir grandit l’attrait d’une vision fabriquée mixant nostalgie d’une Europe chrétienne, défense des soi-disant valeurs européennes et Islamophobie. Les valeurs fondatrices de l’Union européenne que sont la paix et l’ouverture sur l’autre (à tout le moins en son sein) risquent d’en devenir des dégâts collatéraux. Dans la série d’essais que le Green European Journal publie autour des élections européennes de 2019, Olivier Roy, Professeur à l’Institut Universitaire Européen et auteur de renom sur la question religieuse en Europe, examine l’actuel débat européen autour des valeurs sociales. A travers un recoupement des luttes au sujet de la laïcité et la religion, de la chrétienté et l’Islam, Olivier Roy défend que la définition du futur de l’Europe se joue autour de la détermination de ses valeurs et de son identité. Les forces politiques qui l’ignorent le font à leurs risques et périls. 

Il y a en ce moment en Europe une vague de rejet identitaire envers l’étranger, l’immigré, le musulman, ainsi qu’une nostalgie d’une communauté nationale, voire ethnique.

C’est la figure de l’islam qui incarne pour la plupart des mouvements populistes ce qui n’est pas européen, même si l’immigration est bien plus diversifiée aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. L’ »autre » aujourd’hui est donc l’immigré musulman, même après deux ou trois générations. L’idée que l’immigration musulmane se prolonge par une sorte d’islamisation de la société européenne est partagée bien au-delà des mouvements populistes stricto-sensu. 

La focalisation sur l’islam a entraîné, dans les dernières années, l’apparition de partis dont la seule politique est l’opposition aux musulmans et aux immigrés, comme le PVV de Wilders en Hollande,  le parti libéral danois ou l’AFD allemande. Dans le même temps des partis d’extrême droite plus traditionnels, comme le Front National français ou le FP autrichien, ont abandonné leurs références fascisantes pour se concentrer sur l’immigration et le rejet de l’islam ; de même la Lega italienne a mis de côté sa revendication régionaliste pour devenir le parti anti-immigrés par excellence. La droite conservatrice a plus récemment rejoint ce que l’on appelle la vague populiste. Même une partie de la gauche (en France en particulier) s’oppose non pas tant aux musulmans qu’à l’Islam comme religion.

Le thème dominant est donc l’incompatibilité culturelle entre immigrés, surtout musulmans, et Européens. Le problème est néanmoins de savoir ce que l’on oppose à l’islam en termes de valeurs.

Quelles sont donc les valeurs européennes ? Et ici les choses se compliquent car on trouve deux catégories de références très différentes : 1) les valeurs libérales européennes, 2) l’identité chrétienne de l’Europe. Or ces deux catégories ne coïncident pas.

Les valeurs européennes que l’on oppose à l’islam sont en général libérales (féminisme, droits des homosexuels, droit au blasphème). Ce sont les valeurs des années soixante telles qu’elles ont été très récemment inscrites dans les différents droits nationaux (une grande partie de l’Europe criminalisait l’homosexualité jusqu’ au début des années soixante, aujourd’hui la majorité des pays européens de l’ouest reconnaissent le mariage homosexuel).

L’identité chrétienne par contre est censée se référer aux normes et valeurs du christianisme, ou du moins à une tradition millénaire, avec laquelle justement la révolution culturelle des années soixante a voulu rompre. Cette révolution des mœurs a entrainé deux choses : la sécularisation s’est transformée en déchristianisation, et la nouvelle culture dominante est devenue aux yeux de l’Eglise catholique plus païenne que simplement profane. Dès juillet 1968 le Pape Paul VI lançait l’encyclique Humanae Vitae qui rejetait justement le libéralisme moral et sexuel que l’on oppose aujourd’hui aux musulmans, et défendait une sexualité centrée sur la procréation dans le cadre de la famille chrétienne traditionnelle. Depuis l’Eglise est systématiquement partie en guerre contre l’avortement et le mariage homosexuel, elle intervient dans le débat politique pour faire voter des lois contre la contraception, l’avortement, le mariage pour tous et la procréation artificielle.  En même temps, à côté de ces références très normatives, l’Eglise (ou du moins le Pape) prône un esprit d’ouverture et  de charité envers les migrants.

Il faut repenser la place du religieux dans l’espace européen.  Or tous les partis politiques esquivent la question en ne parlant que d’identité ou de laïcité.

Or le problème est que la plupart de ceux qui se réclament de l’identité chrétienne de l’Europe, et en particulier les populistes, ont parfaitement intégré la libération sexuelle des années 1960, qu’ils pratiquent ouvertement dans leur vie personnelle. Dans le nord de l’Europe ils défendent le droit des homosexuels, dans le sud, ils sont plus conservateurs, ou plus « machos », mais n’incarnent en rien les vertus familiales chrétiennes. Ils rejettent également bien sûr l’appel à la charité et à l’amour de l’autre. Ils voient dans le christianisme non la religion de l’universalité, mais un simple marqueur identitaire de la communauté nationale.

Le paradoxe est donc que l’hostilité à l’Islam accentue la déchristianisation de l’Europe.  Si l’on considère les décisions prises par les Parlements et les tribunaux, sous le regard de la Cour Européenne des droits de l’Homme, on trouve deux catégories de lois et de jugements :

1) ceux qui, pour interdire un signe islamique, interdisent tous les signes religieux : par exemple la loi sur l’interdiction du voile dans les écoles françaises (2004) est officiellement une loi bannissant tous les signes religieux. Ce qui revient évidemment à chasser aussi le christianisme de l’espace public.

2) ceux qui pour autoriser l’exhibition d’un symbole chrétien sans l’étendre aux symboles des autres religions (le crucifix dans les écoles italiennes par exemple) font explicitement du signe chrétien un simple marqueur culturel sans signification spirituelle, ce qui est une autre manière de séculariser le christianisme en le détachant de la foi et des valeurs qu’il porte. Toutes les campagnes pour promouvoir les crèches de Noël, les croix sur les bâtiments publics, les fêtes religieuses chrétiennes etc., loin de remplir les églises ne font que folkloriser le christianisme.

Les chrétiens pratiquants  d’Europe sont à la croisée des chemins. Ils sont devenus une minorité, même dans les pays « catholiques », comme l’Irlande, l’Espagne ou l’Italie. Les protestants se sont largement auto-sécularisés en endossant les valeurs libérales des années 1960 (ce qui pour beaucoup justifient aussi leur opposition à l’islam). Les catholiques tendent à se crisper politiquement (voir la Manif pour tous en France) et à voter populiste dans l’espoir que la défense d’une identité chrétienne débouchera sur un retour de la foi. Ils accrochent leur wagon à la locomotive populiste, sans voir qu’elle conduit vers encore plus de sécularisation.  D’autres chrétiens, de droite comme de gauche, s’efforcent de maintenir ensemble leur défense des normes chrétiennes avec les valeurs de la charité et de l’accueil de l’ »autre ». Mais ces chrétiens de « l’ouverture » à l’autre (qui peuvent  être très conservateurs) n’ont plus de représentation politique depuis la quasi disparition de la démocratie chrétienne en Europe (ou sa transformation en droite néo-libérale).

Quant aux partis de gauche, ils ont du mal à s’adresser aux « croyants » quels qu’ils soient et noient la question religieuse dans une vague référence au « multiculturalisme » qui ne fait plus sens depuis que la religion s’est détachée des cultures traditionnelles.

Il faut repenser la place du religieux dans l’espace européen.  Or tous les partis politiques esquivent la question en ne parlant que d’identité ou de laïcité. Le problème réside dans ce que les partis pro européens ne parlent que de manière très abstraite des valeurs de l’Europe et laissent la question de l’identité chrétienne aux partis dits populistes. Alors que l’église du moyen-âge a toujours défendu une supra nationalité au-dessus des rois et des princes, l’Eglise aujourd’hui est étrangement silencieuse face à l’idée même d’Europe et préfère se battre sur les normes plutôt que les valeurs. L’union européenne a été fondée par une alliance entre chrétiens démocrates et socio démocrates Où sont-elles/ils aujourd’hui ? Que reste-t-il de leur entreprise ?