Souvent considérée comme un endroit heureux, à l’abri de la polarisation, la politique suisse n’est pas à l’abri de la xénophobie et de l’hostilité à l’égard des politiques vertes. Entretien avec Delphine Klopfenstein Broggini, membre des Verts du Conseil national suisse.

Lors des élections législatives suisses d’octobre dernier, l’Union démocratique du centre (UDC), parti populiste d’extrême droite, a renforcé sa place de première force politique, avec 28,55% des voix au Conseil national, chambre basse de l’Assemblée fédérale suisse. Dans un pays plutôt réputé pour sa stabilité et sa modération, c’est donc un parti politique faisant campagne sur les thèmes de « la folie woke » ou de « l’immigration de masse » qui est arrivé en tête, dans un contexte général marqué par la question migratoire et les inquiétudes induites par la guerre en Ukraine ou le conflit au Proche-Orient. Les Verts, qui avaient été les grands gagnants des élections de 2019, sont repassés sous la barre des 10%.  

Cette percée de l’extrême droite et des populistes, déjà observable ailleurs en Europe, tandis que les écologistes semblent se heurter à un plafond de verre, est-elle annonciatrice des résultats des prochaines élections ailleurs en Europe, notamment des européennes de juin 2024 ? On a souhaité faire le point avec Delphine Klopfenstein Broggini, députée verte du canton de Genève au Conseil national depuis décembre 2019 et tout juste réélue : 

Benjamin Joyeux : Quel a été le contexte général de ces dernières élections suisses et comment vous analysez l’ensemble de ces résultats ? 

Delphine Klopfenstein : Le climat général international, le fait notamment d’avoir eu coup sur coup la crise liée au Covid, puis la guerre en Ukraine, puis les attaques du Hamas et la réplique israélienne, a eu une grande répercussion sur la Suisse comme ailleurs. Ce contexte a provoqué un sentiment de peur qui attise surtout les politiques populistes d’extrême droite. Ce sont les discours les plus sécuritaires et isolationnistes qui ont le plus d’écho en temps de guerre. 

Deux grosses thématiques ont pris le dessus pendant la campagne : celle de l’immigration et de la peur de l’étranger et celle l’inflation et du pouvoir d’achat : d’abord sur l’immigration, c’est le thème favori de l’UDC, et c’est ce qui les a très clairement fait gagner. Ils sont d’ailleurs allés très loin sur ce thème et ont renoué avec leurs vieux démons racistes et xénophobes décomplexés. Ils ont fait notamment des « tous-ménages » vraiment racistes et ont été épinglés par la Commission fédérale contre le racisme. En disant par exemple que tous les étrangers étaient des voleurs. Dans un climat comme celui d’aujourd’hui, l’UDC gagne malheureusement avec ce type de campagne. 

L’UDC a ciblé les étrangers en général ou l’Islam en particulier ? Et quelles étaient leurs propositions ? 

Non leur campagne n’était pas ciblée sur l’Islam mais plutôt sur les étrangers africains. Ils ont par exemple distribué dans toutes le boîtes aux lettres un visuel qui oppose une photo montrant des migrants noirs en attente sur l’île italienne de Lampedusa, barrée d’une croix rouge, à côté d’une famille blonde dans un champ en Suisse. L’UDC a vraiment ciblé les étrangers au sens large. En Suisse, la question de l’Islam est beaucoup moins présente qu’en France.  

La proposition principale de l’UDC était de fermer les frontières et de ne plus accueillir de réfugiés, en particulier les requérants d’asile. Ils ont surfé sur la peur de ces vagues de population qui viendraient envahir la Suisse alors que le pourcentage reste très faible. Ces étrangers seraient la source de tous les maux et ils le déclinent de façon totalement décomplexée. Par exemple les trafics en tous genres seraient dû seulement à la présence des étrangers. Ce racisme assumé est vraiment préoccupant. 

Est-ce que cette montée de l’extrême droite n’est pas également liée à la question des libertés ? Car à contrario on accuse souvent les écologistes de vouloir empêcher les gens de vivre comme ils le souhaitent, tandis que l’extrême droite serait garante de la liberté de se déplacer, de se nourrir, de se soigner. Ils surfent beaucoup là-dessus non ? 

Oui tout à fait. Les Verts sont souvent perçus comme des porteurs d’interdictions et de punitions faisant la morale à tout le monde. Dans ce contexte général, il y a eu un immense mouvement de greenbashing pendant la campagne qui a pris d’énormes proportions sur la question de l’exemplarité. Plusieurs « faux » scandales ont par exemple éclaté opportunément sur les comportements des Verts dans certains exécutifs. Il y a eu une très grande instrumentalisation anti-verte de la part de l’extrême droite portant sur notre lien à la morale et à la liberté qui nous a en effet desservi. Cela démontre avant toute chose qu’on dérange.  

Mais c’est vraiment la question des migrations et de la peur des étrangers qui a été au cœur de la campagne, avec l’idée sous-jacente qu’en fermant les frontières, avec beaucoup moins d’étrangers, on pourra continuer à bien vivre en Suisse comme avant. Pour l’extrême droite, il s’agit avant tout de désigner des boucs émissaires, en l’occurrence les migrants, et de dérouler tous les arguments à partir de là. 

Et donc sur l’autre grand thème de la campagne ? 

L’autre grand thème qui nous a quelque peu mis à l’écart c’était donc celui du pouvoir d’achat. Sur ce thème les Socialistes ont été pertinents. C’était un thème d’actualité, avec l’inflation en général et l’augmentation du prix de l’énergie en particulier. Mais c’est surtout l’augmentation du prix de l’assurance maladie, déjà beaucoup trop élevé et qui continue d’augmenter, qui a été au cœur des débats. Chaque personne paye un forfait indépendamment de son revenu, un millionnaire pourra payer le même forfait que quelqu’un avec un bas salaire. Si ce système fonctionne mal, c’est qu’il y a des lobbies puissants de l’assurance-maladie qui refusent toute réforme. Régulièrement, ces assurances augmentent avec des prix très conséquents. Pour une famille moyenne, cela peut atteindre très facilement 2000 CHF par mois.  

C’est un sujet qui a été beaucoup porté par le PS. Les Verts sont également très actifs sur ce sujet mais sont beaucoup moins identifiés. Nous, nous souhaitons la mise en place d’une caisse maladie unique et publique, avec un coût indexé sur les revenus, de manière à payer proportionnellement à ce qu’on gagne, et que cette caisse soit gérée par l’Etat. Nous l’avons dit pendant la campagne. Mais comme nous ne sommes pas identifiés sur cette thématique, nous n’avons eu que peu d’écho.

C’est un peu le même problème que sur la thématique de la santé, où nous avons un bon programme et où nous sommes les seuls à parler de prévention, mais où nous restons peu audibles. Des politologues notamment l’ont analysé : même si on parle de pouvoir d’achat ou d’assurance maladie, en tant qu’écologistes, au final on donne davantage de voix aux Socialistes. Mais en parallèle, quand ces derniers parlent du climat par exemple, ils donnent des voix aux Verts. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs durant la campagne, nous avons essayé au maximum de rester sur nos thèmes, ceux sur lesquels nous sommes identifiés. 

Si on parle de pouvoir d’achat ou d’assurance maladie, en tant qu’écologistes, au final on donne davantage de voix aux Socialistes.

Il y a donc le climat général, et puis il y a cette lame de fond très difficile à stopper à l’échelle internationale, celle d’une montée de politiciens populistes assez dingues, comme par exemple Xavier Milei en Argentine qui veut « tronçonner » les institutions. L’UDC a vraiment fait sur le même modèle une campagne trash faite de désinformation, où ils utilisent les limites de la loi pour faire parler d’eux.

Est-ce que la période du Covid a joué également dans les résultats ? Parce qu’il y a eu à ce moment-là beaucoup de débats sur la sauvegarde des libertés publique sur lesquels l’extrême droite a beaucoup surfé.  

Les Verts ont peut-être perdu un peu de monde à ce moment-là, mais ce contexte a surtout attisé l’extrême droite. Celles et ceux qui ont été les plus « violents » parmi les corona-sceptiques, les plus anti-mesures sanitaires, étaient bien plus souvent des émanations de l’extrême droite que de la gauche en général et des Verts en particulier. Les limitations de libertés ont également été beaucoup moins fortes en Suisse que dans d’autres pays d’Europe. Bien sûr, il y a eu des épisodes où on ne pouvait plus se retrouver en famille ou entre ami.e.s et où des jeunes ont reçu des amendes d’une façon assez lamentable. Mais c’est surtout l’extrême droite qui a surfé là-dessus. Il y avait par exemple des manifestations d’extrême droite avec des gens portant de grandes cloches de vache et qui déambulaient contre les institutions. Les Verts ont été très peu identifiés aux mesures prises alors par le Conseil fédéral car nous n’y siégions pas. Et nous avons ponctuellement été assez critiques sur certains éléments de ces politiques publiques. Par contre ce qui est certain, c’est que cet épisode viral a beaucoup fragilisé la société, et une société plus fragile est moins encline à se tourner vers des politiques écologistes qui proposent du changement.  

Avec la peur et la menace apportées par le Covid, puis la Guerre en Ukraine, puis aujourd’hui le conflit israélo-palestinien, quand les gens se sentent menacés pour leur propre sécurité, ils n’ont pas envie de changer. Nous n’incarnons pas assez la protection, ou en tous cas l’isolationnisme comme réponse immédiate à cette demande de sécurité.  

Ce qui est très particulier avec l’UDC, c’est que cette soi-disant « protection » est sous-couvert d’une politique très néolibérale à l’international. Elle a été très active par exemple pour soutenir les accords de libre-échange avec l’Indonésie ou avec les Etats du Mercosur. Ce qui s’avère être au final très déloyal vis-à-vis de l’agriculture suisse que l’UDC prétend défendre. En soutenant ces accords, ils sont prêts à faire venir de l’huile de palme de l’autre bout du monde au détriment de l’huile de colza locale. Il y a quelque chose de parfaitement hypocrite et incohérent. 

Est-ce que justement ça n’est pas lié à cette question des libertés, l’UDC pouvant apparaitre protectrice pour les Suisses tout en favorisant la liberté économique ? Ce tandis que les écologistes vont être présentés comme des obstacles aux affaires ? 

Lorsque l’on dit avec les Verts qu’on ne peut pas externaliser toutes nos émissions de CO2 en produisant à l’étranger et qu’on veut d’abord produire sur le sol suisse, en développant de l’emploi local, nos adversaires cherchent surtout à décrédibiliser notre discours et il y a une véritable pratique de désinformation mise en place par l’UDC à notre égard.  

Il faut tout de même bien avoir à l’esprit qu’en 2019, Les Verts avaient gagné les élections de façon inédite. Nous avions à l’époque 11 sièges sur 200 et on est alors passé à 28 sièges. Aucun parti en Suisse n’avait jamais augmenté de façon aussi spectaculaire. C’est pour cela que cette séquence avait été qualifiée de « vague verte ». Les Verts libéraux étaient également montés, tandis que l’UDC et les Socialistes diminuaient et le centre stagnait. Quatre ans après, nous n’avons finalement perdu que cinq sièges, restant à un niveau assez haut en passant de 28 à 23 sièges. Ces élections constituent pour les Verts le second meilleur score de leur histoire. Il s’agit donc de relativiser. 

Comment cela s’est-il passé sur Genève, votre territoire ? 

Le PLR par exemple a beaucoup perdu et ils font un mauvais score à Genève. Sur les 12 représentant.e.s genevois à Berne, le PLR en a deux, comme l’UDC, le MCG et nous les Verts. Les Socialistes en ont trois. Nous sommes donc encore dans la « cour des grands ». 

Pour les élections au Conseil des Etats, la Chambre des cantons, au premier tour la droite s’était alliée avec l’extrême droite, ce qui était une grande première : d’un côté la droite classique qui s’appelait l’Entente (le PLR et le Centre), et puis en face la droite populiste et l’extrême droite : l’UDC et le MCG qui est un parti xénophobe plutôt du côté des fonctionnaires car il est composé de beaucoup de policiers. C’est un mouvement propre à Genève, assez âgé et très masculin, constitué autour du rejet des travailleurs frontaliers. Cette alliance de la droite et de l’extrême droite a été très douloureuse pour le Centre, qui a tout de même un côté très humaniste. Quand la direction du Centre a souhaité se mettre avec l’UDC et le MCG, il y a eu beaucoup de démissions parmi eux chez les plus modérés. Ils avaient convenu de soutenir les deux meilleurs à la fin du premier tour. Sauf qu’ils ne s’attendaient pas à ce que ce soit l’UDC et le MCG. Donc l’Entente qui a dominé Genève pendant longtemps, s’est faite brûler la politesse par l’extrême droite, qui n’avait pourtant jamais été très forte à Genève. Donc on s’est retrouvé avec un second tour entre deux extrémistes face aux deux sortants, le socialiste Carlo Sommaruga et la verte Lisa Mazzone.  

Paradoxalement, la situation gravissime dans laquelle on s’est retrouvé à Genève avec la présence de xénophobes au second tour a relancé la dynamique de la campagne avec de nombreux soutiens qui se sont déclarés : par exemple les féministes à l’origine de la grève du 8 mars qui ne prenaient habituellement jamais parti ont soutenu la gauche et les écologistes. Ainsi que le mouvement des locataires ou encore différentes communautés, kurde, érythréenne, etc. 

A Genève, la particularité également, même s’il y a eu une participation d’un bon étiage de 41%, est que la moitié de la population ne peut pas voter. On est le canton qui a le plus de personnes étrangères. Au final on a que 40% de la moitié de la population qui votent. Ces élections peuvent ainsi apparaître comme ayant une représentation limitée.  

Qui sont ces Vert’libéraux qui ont fait un relativement bon score, avec un peu plus de 7% des voix ? 

Les Vert’libéraux sont nés en 2007 à Zurich d’une fracture entre écologistes. Martin Bäumle décide alors de créer les Vert’libéraux plus tournés vers l’économie, la consommation, etc. Avec une vision de la fiscalité et de l’économie beaucoup plus à droite. Mais les Vert’libéraux restent proches des Verts sur les questions sociétales, mariage pour tous, droits des minorités, etc. En Suisse romande, ils n’ont quasiment jamais réussi à percer sauf dans le canton de Vaud avec Isabelle Chevalley, une personnalité qui venait plutôt de la droite. Les Vert’libéraux n’existaient quasiment pas à Genève. Puis cela fait un an qu’un groupe s’est constitué et a commencé à s’implanter avec un certain succès en prenant beaucoup sur les platebandes du Centre et en nous prenant des voix au passage. Ils font des bons résultats mais il y a le quorum pour entrer au Grand Conseil et ils n’ont pas pu y entrer avec 6,5 % (il fallait 7%). Le seul élu qu’ils avaient au Conseil national, Michel Matter, ils l’ont perdu. Ils n’ont désormais plus personne et sont finalement en chute libre. Au départ c’est donc deux clans des écologistes qui ont fait scission, donc c’était assez dommageable. 

Finalement, les résultats de ces élections sont–ils à vos yeux un avant-goût de ce qui nous attend dans le reste de l’Europe ? 

Pour moi, c’est surtout une continuité, car lors de deux récentes élections locales en Allemagne (en Bavière et en Hesse) les Verts et la gauche ont régressé face à l’extrême droite. Au Luxembourg également il y a quelques semaines, les écologistes se sont plantés. Il y a donc une lame de fond générale à laquelle la Suisse n’échappe pas. On n’a que peu de prise face à ce climat général de peur et de repli sur soi. 

Mais l’autre grand enseignement de ces élections à mes yeux est que ce que disent et défendent les écologistes dérange : nos idées et propositions nécessitent de nouvelles habitudes, de nouveaux comportements, et cela inquiète. Notre grand challenge est de faire en sorte que notre discours rassure. Le projet de société que l’on porte, moi il me fait rêver, avec beaucoup plus de solidarité, de nouvelles façons de se déplacer, etc. Mais il faut rester cohérent et sans doute également il y a une simplification à faire de notre discours. Pour être au plus près des discours scientifiques sur le climat notamment, on prend souvent du temps pour expliquer les choses. Or malheureusement les gens n’ont pas forcément le temps. Il convient ainsi de travailler sur des formules plus simples, plus directes et plus désirables.  

Il convient ainsi de travailler sur des formules plus simples, plus directes et plus désirables.

C’est vrai que nous disons des choses que beaucoup ne veulent pas entendre, comme le fait que dans trente ans il n’y aura quasiment plus de glaciers en Suisse par exemple. Mais il y a surtout une instrumentalisation de plus en plus prégnante de notre discours, notamment concernant tous les interdits que l’on voudrait imposer. Or personnellement, cela fait 15 ans que je fais de la politique et je n’ai jamais écrit un seul texte qui visait à interdire quelque chose. En fait, on nous caricature beaucoup et nous avions tellement gagné de sièges en 2019 que l’on devenait « l’homme à abattre ». Nous n’avons pas réussi à déjouer cela. Il faut donc sans doute revoir la manière dont on dit les choses et surtout ne pas se laisser définir par les autres. 

Est-ce que le clivage en train de se mettre en place un peu partout en Europe, n’est pas celui de l’écologie contre l’extrême droite ? 

Oui c’est assez juste, nous sommes sur des dualité flagrantes qui peuvent dessiner des dichotomies assez systématiques : justice climatique contre populisme de droite, repli sur soi contre société ouverte, conservatisme contre progrès, féminisme contre patriarcat, etc.