“La France est en guerre,” déclare le président français, François Hollande, devant le Congrès du Parlement français le 16 novembre 2015. Ce faisant,il utilise les mêmes mots que ceux du Monde du 14 novembre 2015, ainsique ceux prononcés par Manuel Valls le même soir au journal télévisé de TF1. Le Premier ministre affirmait alors que l’État islamique (EI)perdrait la lutte, mais avouait que celle-ci ne faisait que commencer.

Il est vrai que Paris ressemble à un champ de bataille embué par les larmes des témoins. Et les vidéos de téléphone portable évoquent dans les esprits des images de reportage de guerre. Pour le terroriste, l’ennemi est le peuple ou les personnes avec qui la connivence et la fraternité sont jugées impossibles. L’ennemi n’est pas tellement celui que l’on déteste, ni même celui qu’on veut anéantir, mais celui dont l’existence ne nous importe pas. Et c’est exactement cette démonstration que l’EI entend  administrer.

l est cependant faux de croire que les actes qui ont été commis sont des actes de guerre. Ce sont des actes terroristes. Le terrorisme n’est pas à proprement parler nécessaire pour celui qui peut mener une guerre, qu’elle soit militaire ou économique. Traditionnellement, il est au contraire l’outil que privilégient ceux qui n’en ont pas les moyens ou la possibilité.

Le terrorisme est utilisé quand il n’existe pas delevier direct pour renverser un régime, quand il n’y a pas de ressources tactiques, financières ou militaires pour détruire un appareil d’État et, de manière générale, quand les outils de guerre conventionnels dont on dispose ne sont pas suffisants. Le terrorisme est l’arme de celui qui a peu d’armes. C’est une part de la fascination qu’il peut parfois exercer. C’est aussi la raison pour laquelle son irruption est si choquante: le danger qui semblait lointain ou ténu devient soudainement réel et parfois mortel.

Le terrorisme comme outil de communication

Quel est alors le but du terrorisme ? Contrairement à ce que suggère le terme, il n’est pas en tant que tel d’instaurer la terreur. La terreurn’est pas l’objectif final du terroriste mais un simple vecteur. Le terrorisme peut aussi se fixer comme objectif de susciter la colère, le dégoût, ou parfois même l’admiration. Aussi étrange ou déplacé que cela puisse paraître à ses victimes, le terrorisme représente avant tout un outil de communication, une technique rhétorique. Son but premier est de faire passer un message, d’influencer les émotions et les opinions de son destinataire. À travers les corps, ce sont le cœur et les reins de l’ennemi qui sont visés : même lorsqu’il conduit à exécuter un responsable politique ou à détruire une usine, le but du terrorisme n’est pas la cible qu’il se désigne mais le public qui se désolera de l’opération meurtrière.

Les actes terroristes peuvent viser des personnes, des lieux physiques, des infrastructures. Mais contrairement aux cibles militaires, leurs cib les sont employées comme des métonymies1. La guerre accorde peu de poids aux vies humaines car celles-ci sont uniquement des monnaies d’échange. Le terrorisme ne leur en accorde aucun car elles constituent un simple effet d’appel. Aux yeux de l’EI, la fusillade du Bataclan représente une nouvelle version de ses vidéos d’exécution envoyées de pays lointains. Ces vidéos d’exécution ne sont, quant à elles, rien de plus, mais rien de moins, qu’un tweet perfectionné. En quelque sorte, l’EI achète au mort sa visibilité médiatique comme un annonceur paie en euros un encart publicitaire.

En ce sens, l’EI n’est pas moins « idolâtre » que ceux qu’il a fait assassiner à l’intérieur du Bataclan : si les armes parlent, c’est pour que Dieu parle en images choisies. La mise en scène de ce que certains analystes et djihadistes appellent «l’administration de la sauvagerie » a plus de valeur que sa teneur directe. Le combat sans merci pour la pureté religieuse n’exige pas seulement de jouer avec les règles de la société du spectacle, mais de s’y soumettre. Si la mort est le métier du terroriste, ses meurtres ne sont qu’un épisode.

Une communication pour servir un but

Une fois comprise la fonction rhétorique de ce terrorisme, il est donc utile de réfléchirà ce que l’EI souhaite obtenir des opinions publiques occidentales. Le communiqué par lequel l’EI revendique les attentats du 13 novembre 2015 déclare que « la France et ceux qui suivent sa voie doivent savoir qu’ils restent les principales cibles de l’État islamique et qu’ils continueront à sentir l’odeur de la mort pour avoir pris la tête de la croisade, avoir osé insulter notre Prophète, s’être vantés de combattre l’islam en France (…). Cette attaque n’est que le début de la tempête et un avertissement pour ceux qui veulent méditer et tirer des leçons ». Ces mots visent à communiquer les convictions et le programme politique de l’EI aux opinions publiques. Toutefois, ils ont aussi une fonction stratégique et performative. Les intentions qu’ils expriment visent avant tout à influencer la manière dont les récepteurs du message percevront et sélectionneront les choix politiques qui leur sont présentés.

Premièrement, l’EI veut convaincre les opinions pub liques occidentales qu’elles sont en guerre, et cette affirmation est d’autant plus dang ereuse à manier qu’elle est exacte. Elle est exacte car la France, comme la Belgique et d’autres pays, fait la guerre à l’EI depuis plusieurs années, en Syrie, en Irak, en Libye et ailleurs2. Quelles que soient les raisons, bonnes ou mauvaises, de mener ce conflit, ces opinions publiques découvrent que celui-ci n’est pas seulement un sujet de journal télévisé ou une ligne budgétaire. C’est un conflit réel, avec ses morts, ses causes complexes et ses impasses presque inévitables. La guerre ne se mène pas sans risques. Cette rhétorique a en outre pour objectif de mettre les responsables politiques français et, plus largement, l’opinion publique devant un dilemme d’impossibilité, c’est-à-dire un choix impossible entre deux mauvaises solutions. En l’occurrence, les attentats du 13 novembre visent à convaincre que la guerre contre l’EI est à la fois contreproductive et injuste, mais que la guerre que l’EI mène contre l’Occident est inévitable. Les actes terroristes doivent donner l’impression qu’on ne peut choisir qu’entre faire la guerre et renoncer à la faire, et que chacune des deux options est vouée au désastre.

Deuxièmement, l’objectif de l’EI est de faire taire. Contrairement, par exemple, aux actes terroristes des années de plomb3, les attentats du 13 novembre ne sont pas destinés à faire basculer les opinions publiques en faveur des idées défendues par l’EI. L’enregistrement de revendication des attentats n’appelle pas à l’in surrection des musulmans de France, et ne les enjoint pas à rejoindre les rangs de l’EI. Il ne demande pas non plus aux mécréants de se convertir. En fait, les attentats ne visent pas à convaincre ou à endoctriner, mais à imposer la grille d’analyse politique de l’EI.

D’une part, ils servent à rappeler que le dialogue entre les belligérants est impossible: nous ne serions pas seulement dans un conflit de valeurs ou d’intérêts mais dans une guerre à la fois frontale et décisive entre deux humanités étrangères et dissociées. Cette guerre nécessite pour chacun, musulman ou non, de choisir son camp. Et ce choix serait, par la nature  même de ses enjeux, à la fois absoluet définitif.

D’autre part, ces attentats visent à paralyser la parole politique. Et de fait, faire taire ne demande pas forcément d’imposer le silence : il suffit de transformer la communication en bruit indistinct. Ainsi, les attentats de Paris présentent plusieurs avantages pour l’EI. Peut-être transformeront-ils par la terreur le débat public en zizanie stridente. Ils raviveraient alors la plus vieille des suspicions adressées à l’idéal démocratique: le gouvernement de tous par tous ne serait qu’une couche de bavardages occultant la réalité des rapports de force et des intérêts particuliers. De la sorte, ce que l’EI considère comme le frère croyant est invité à se rendre compte que la démocratie est une farce impuissante et nihiliste. Les Français « de souche» seraient quant à eux implicitement poussés à choisir un régime plus franc et plus fort. Ou peut-être les attentats  pousseront-ils l’« ennemi » français au rugissement ou à la clameur unanime, afin de révéler ce que l’EI estime être son vrai visage tout en le transformant à sa ressemblance. Les fusillades cherchent à montrer que les démocraties libérales seraient des simulacres moraux et politiques et à les amener à adopter la grammaire politique de l’EI: celle de’acclamation, de la guerre nécessaire, de la transparence des vertus. À cet égard, l’EI a choisi de s’attaquer à des caricaturistes puis de fusiller des jeunes dans des bars ou dans une salle de concert parce que ce sont des symboles– et même les déterminants historiques4 – de ce que l’EI nie et récuse à la fois: l’idée qu’un espace public libre et démocratique permet l’expression de divergences, l’épanouissement des individus, ainsiqu’un universalisme rationaliste et égalitaire.

La rhétorique ne vise donc pas seulement à convaincre son auditoire de quelque chose, mais aussi à le faire agir dans le sens du locuteur: lui faire croire que nos convictions sont les siennes, lui faire oublier que les intérêts qu’il croit poursuivre nous permettent desatisfaire les nôtres, ou nous conditionner à réagir en fonction des réflexes souhaités. En ce sens, les attentats du 13 novembre sont avant tout un dispositif de communication.

Sur la base de ce constat, il s’agit dès lors de prendre la mesure des discours et des actes qui seront posés dans les jours qui viennent. La déclaration de guerre de F. Hollande devant le Congrès du Parlement français n’est, aux yeux de l’EI, pas seulement le premier jalon de la défaite du président français, mais la première étape de la conversion de celui-ci à la rhétorique du djihadisme. Elle va dans le sens de sa description du monde: un califat vertueux mène une guerre sans trêve possible contre un Occident hypocrite et violent. Elle va également dans le sens de sa vision politique, selon laquelle une société doit forcément choisir entre la garantie des libertés et la protection de la collectivité. Qu’on les considère comme illégitimes ou salutaires, liberticides ou nécessaires, la chasse à l’ennemi de l’intérieur, les appels au renforcement de l’arsenal antiterroriste ou le choix du coup de balai politique sont exactement ce que les terroristes attendent.

1 La métonymie est une figure de style qui consiste à désigner un objet ou une idée par un autre terme qui lui est contigu: le contenant pour le contenu, la partie pour le tout, l’individu pour l’espèce…

2 L’État islamique a été officiellement proclamé le 29 juin 2014. Mais sa création comme organisation politique, militaire et terroriste remonte à 2006. Outre les pays précités, l’EI est actif dans d’autres pays où l’armée française est engagée, comme l’Afghanist an ou le Cameroun.

3 On désigne par « années de plomb » les décennies 1970 et 1980 qui ont vu se développer, particulièrement en Italie et en Allemagne, un terrorisme politique d’extrême gauche, d’une part, et d’extrême droite, de l’autre.

4 Ainsi que le montre Jürgen Habermas dans L’espace public (1962), la constitution de l’espace public moderne est étroitement liée au développement de lieux physiques ouverts, favorisant les échanges entre individus – parmi lesquels les salons, les cafés et les cercles – puis, plus tard, à l’émergence de la presse.