Il faudrait être aveugle pour disconvenir de la nécessité d’une profonde réforme du droit du travail. Toujours, dans l’histoire de l’humanité, les mutations techniques ont entraîné une refonte des institutions.  Ce fut le cas des précédentes révolutions industrielles qui, après avoir bouleversé l’ordre ancien du monde en ouvrant les vannes de la prolétarisation, de la colonisation et de l’industrialisation de la guerre et des massacres, entraînèrent la refonte des institutions internationales et l’invention de l’État social. La période de paix intérieure et de prospérité qu’ont connue les pays européens après-guerre est à mettre au crédit de cette nouvelle figure de l’État et des trois piliers sur lesquels il reposait : des services publics intègres et efficaces, une sécurité sociale étendue à toute la population et un droit du travail attachant à l’emploi un statut garantissant aux salariés un minimum de protection.

Nées de la seconde révolution industrielle, ces institutions sont aujourd’hui déstabilisées et remises en cause. Elles le sont par les politiques néolibérales, qui entretiennent une course internationale au moins-disant social, fiscal et écologique ; mais aussi par la révolution informatique qui fait passer le monde du travail de l’âge de la main d’œuvre à celui du « cerveau d’œuvre »[1], c’est-à-dire du travailleur « branché » : on n’attend plus qu’il obéisse mécaniquement à des ordres, mais qu’il réalise les objectifs assignés en réagissant en temps réel aux signaux qui lui parviennent. Ces facteurs politiques et techniques se conjuguent en pratique. Il ne faut cependant pas les confondre, car le néolibéralisme est un choix politique réversible, tandis que la révolution informatique est un fait irréversible, susceptible de servir des fins politiques différentes.

Cette mutation technique, qui alimente les débats actuels sur la robotisation, la fin du travail ou l’ubérisation, peut tout aussi bien aggraver la déshumanisation du travail engagée sous le taylorisme, que permettre l’établissement d’un « régime de travail réellement humain », comme le stipule la constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT), c’est-à-dire un travail procurant à ceux qui l’exercent « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun[2] ». Un tel horizon serait celui du dépassement par le haut du modèle de l’emploi salarié, plutôt que du retour au « travail marchandise ».

Tel qu’il s’est consolidé jusqu’aux années 1970, l’emploi désigne un échange : l’obéissance contre la sécurité. Le salarié renonce à toute espèce d’autonomie dans son travail moyennant la limitation de sa durée, la négociation collective de son prix  et la protection contre les risques de sa perte. Mis en œuvre sous des formes juridiques diverses dans tous les pays industriels, ce modèle a réduit le périmètre de la justice sociale aux termes quantitatifs de l’échange salarial ainsi qu’à la sécurité physique au travail et aux libertés syndicales. En revanche le travail en tant que tel — son contenu et sa conduite — s’en est trouvé exclu, car en terre capitaliste comme en terre communiste, on a considéré qu’il relevait d’une « organisation scientifique » – ce que l’on a appelé le taylorisme. L’autonomie n’y avait donc aucune place ; il est demeuré l’apanage des cadres dirigeants et des indépendants.

La révolution informatique offre une chance de conférer à tous les travailleurs une certaine autonomie, en même temps qu’un risque de les soumettre tous — y compris les indépendants, les cadres ou les professions intellectuelles — à des formes aggravées de déshumanisation de leur travail. Cette révolution ne se limite pas en effet à la généralisation de l’usage de techniques nouvelles, mais déplace le centre de gravité du pouvoir économique. Ce dernier se situe moins dans la propriété matérielle des moyens de production que dans la propriété intellectuelle de systèmes d’information. Et il s’exerce moins par des ordres à exécuter que par des objectifs à atteindre.

A la différence des précédentes révolutions industrielles, ce ne sont pas les forces physiques que les nouvelles machines épargnent et surpassent, mais les forces mentales, ou plus exactement les capacités de mémorisation et de calcul qu’elles peuvent mobiliser pour assurer toutes les tâches programmables. Incroyablement puissantes, rapides et obéissantes, elles sont aussi — comme aime à le répéter le savant informaticien Gérard Berry — totalement stupides[3]. Elles offrent donc une chance de permettre aux hommes de se concentrer sur la part « poïétique » du travail, c’est-à-dire celle qui exige imagination, sensibilité ou créativité – et donc celle qui n’est pas programmable.

Mais la révolution informatique s’avère aussi source de dangers nouveaux si, plutôt que mettre ainsi les ordinateurs au service des hommes, on cherche à organiser le travail des hommes sur le modèle de celui des ordinateurs. Au lieu que la subordination laisse place à plus d’autonomie, elle prend alors la forme d’une gouvernance par les nombres[4], qui étend aux cerveaux l’emprise que le taylorisme exerçait seulement sur les corps.

Cette quête chimérique d’une programmation des êtres humains les coupe de l’expérience de la réalité ; elle explique la montée en puissance des risques pour la santé mentale[5] et  l’augmentation des fraudes identiques à celles jadis suscitées par la planification soviétique. Sommé d’atteindre des objectifs inatteignables un travailleur n’a en effet guère d’autre choix que de sombrer dans la dépression ou de donner le change par la satisfaction d’indicateurs de performance déconnectés de la réalité. L’imaginaire cybernétique dont procède la gouvernance par les nombres est en accord parfait avec la promesse néolibérale de la globalisation, c’est-à-dire d’une autorégulation de la « Grande société ouverte » par les forces d’un Marché devenu total. C’est pourquoi ce type de gouvernement se généralise, au détriment de ce que la Déclaration universelle des droits de l’Homme nomme, pour traduire la notion anglaise de rule of law, un « régime de droit » .

Ce n’est donc pas dans les recettes éculées du néolibéralisme qu’on peut espérer trouver les outils juridiques propres à domestiquer l’outil informatique, à en civiliser l’usage, afin qu’il libère l’esprit des hommes au lieu de l’aliéner. Administrées à doses massives dans tous les pays depuis 40 ans, ces recettes ont contribué à façonner le monde où nous vivons : celui de la surexploitation des ressources naturelles, de la prédation de l’économie par la finance, de la montée vertigineuse des inégalités de toutes sortes, des migrations massives de populations fuyant la guerre ou la misère, du retour des fureurs religieuses et des repliements identitaires, du déclin de la démocratie et de l’arrivée au pouvoir d’hommes forts aux idées faibles. La plus élémentaire sagesse voudrait qu’au lieu de persévérer dans l’erreur, en appliquant mécaniquement des « réformes structurelles » prescrites par les responsables de ce bilan désastreux, on commence par en tirer les leçons, notamment sur le plan juridique.

Le propre du néolibéralisme –  ce qui le distingue du libéralisme à l’ancienne – consiste à traiter le droit en général et le droit du travail en particulier comme un produit législatif en compétition sur un marché international des normes, où la seule loi qui vaille est la course au moins disant social, fiscal et écologique. A l’État de droit (Rule of law) est ainsi substitué le « Marché du droit » (Law shopping), en sorte que le droit se trouve placé sous l’égide d’un calcul d’utilité, au lieu que le calcul économique soit être placé sous l’égide du droit.

Les grands simplificateurs qui crient aujourd’hui haro sur le code du travail sont ceux-là même qui, année après année, s’acharnent à l’alourdir et le compliquer. Ils n’attendent même plus que l’encre de la dernière loi soit sèche pour entamer la rédaction de la suivante. Le gouvernement s’étant privé de tous les grands leviers macroéconomiques susceptibles de peser sur l’emploi (maîtrise de la monnaie, contrôle des frontières du commerce, taux de change, dépense publique), il s’agrippe frénétiquement à celui qui lui reste entre les mains : le droit du travail, présenté comme un obstacle à l’embauche. Aucune étude sérieuse ne confirme cet argument.

Depuis la suppression de l’autorisation préalable de licenciement en 1986 (en vigueur aujourd’hui encore aux Pays-Bas, où le taux de chômage est de 5,1%), les promesses mirifiques de création d’emplois qui accompagnent chaque nouvelle flexibilisation du marché du travail, n’ont jamais été tenues. En Europe, les taux de chômage ne sont nulle part plus élevés que dans les pays du sud[6], qui ont été les champions de cette flexibilisation. On se garde bien en revanche de revenir sur les réformes du droit des sociétés (par exemple l’autorisation des rachats d’action qui permet d’enrichir les actionnaires sans contrepartie de leur part, en détruisant du capital et en minant l’investissement), du droit comptable (par exemple l’abandon du principe de prudence au profit de la juste valeur[7] ),ou du droit financier (par exemple l’existence de banques privées  « trop grosses pour tomber » – « too big to fail » c’est-à-dire jouissant de l’intangibilité aujourd’hui refusée aux États endettés). Autant de changements dont les effets négatifs sur l’investissement et l’emploi sont avérés. Il est vrai que dans la novlangue en vigueur, plafonner l’indemnisation de licenciements injustifiés est qualifié de « réforme courageuse » tandis que plafonner le bénéfice des stock-options qu’un dirigeant peut percevoir à la faveur de ces licenciements serait jugé démagogique.

Aujourd’hui une réforme sérieuse du droit du travail – la dernière réforme digne de ce nom en France date de 1982 – aurait pour ambition d’instaurer une certaine démocratie économique, sans laquelle la démocratie politique ne pourra que continuer à dépérir. La limite idéale vers laquelle elle devrait tendre serait de conférer à chacun plus d’autonomie et de responsabilité dans la conduite de sa vie de travail, moyennant de nouvelles sécurités – sécurités actives rendant possible l’initiative et complétant les sécurités passives héritées du modèle ‘fordiste’[8]. Mais elle ne saurait être approchée sans tenir compte des transformations profondes intervenues depuis les années 1980 dans l’organisation du travail et des entreprises.

La condition première d’une telle réforme serait d’étendre, comme son nom l’y invite, le droit du travail « au-delà de l’emploi », pour embrasser toutes les formes de travail économiquement dépendant. Aujourd’hui la révolution numérique ainsi que le modèle de la start-up donnent une nouvelle jeunesse à l’espoir d’une émancipation fondée sur le travail indépendant et les petites coopératives. Mais la réalité est plutôt celle d’un brouillage de la distinction du travail indépendant et subordonné, tout travailleur se trouvant pris dans des liens d’allégeance  qui impliquent une réduction plus ou moins forte de son autonomie. De même l’idée que  l’intermédiation opérée par une plate-forme informatique entre des travailleurs et les utilisateurs de leurs services serait le terreau d’un renouveau du travail indépendant est démentie par les faits, comme le montrent l’organisation et les actions collectives conduites avec un certain succès par les chauffeurs d’Uber pour obtenir d’être reconnus comme des salariés.

Face à ces évolutions, il conviendrait de faire de la dépendance économique le critère du contrat de travail, ainsi que le recommande la stimulante « Proposition de code du travail »[9]. L’adoption de ce critère serait un facteur de simplification du droit du travail, en même temps qu’il permettrait d’indexer le degré de protection du travailleur sur celui de sa dépendance.  Le management par objectifs fait ressurgir en effet la vieille figure juridique de la « tenure service », par laquelle un tenancier se plaçait dans l’allégeance d’un maître qui lui concédait l’exploitation d’un fonds. Ce renouveau des liens d’allégeance est rendu possible par l’outil informatique, qui permet à celui qui détient un système d’information de contrôler le travail d’autrui sans avoir à lui donner des ordres.

Ces liens d’allégeance tissent la trame juridique de l’économie en réseaux et se retrouvent selon des modalités différentes à tous les niveaux de l’organisation du travail : depuis les chefs d’entreprise soumis aux exigences de leurs actionnaires ou donneurs d’ordre, jusqu’aux travailleurs salariés, dont on exige une flexibilité, c’est-à-dire une réactivité et une disponibilité de tous les instants. Les débats sur l’ubérisation illustrent le besoin d’un cadre juridique, propre à tenir les promesses (d’autonomie) et conjurer les risques (de surexploitation) inhérents à ces situations d’allégeance.

Dans un tel contexte, on voit combien est datée et hors de propos toute réforme qui prétend faire de la négociation d’entreprise le centre de gravité du droit du travail. Ce choix pouvait être approprié aux Etats-Unis en 1935, lorsqu’il a présidé à l’adoption du National Labor Relations Act dans le contexte du New Deal, mais il ne répond pas aux problèmes posés par l’organisation réticulaire et transnationale du travail en 2017.

La première question à se poser est celle des procédures permettant aux travailleurs de retrouver effectivement une certaine prise sur le sens et le contenu de leur travail. La liberté d’expression collective des salariés reconnue par les lois Auroux a ouvert ce chantier, qu’il conviendrait de reprendre en faisant de la conception et de l’organisation du travail un objet de négociation collective et d’alerte individuelle. Aujourd’hui cette question n’est abordée que négativement, lorsque cette organisation conduit aux suicides ou aux troubles psychosociaux. Elle devrait l’être positivement et préventivement.

Encore faut-il que la négociation collective puisse être conduite à des niveaux pertinents, et pas seulement à ceux de la branche ou de l’entreprise. Deux de ces niveaux mériteraient particulièrement d’être définis et organisés : celui des chaînes et réseaux d’approvisionnement et de production, et celui des territoires. De telles négociations permettraient de tenir compte des intérêts spécifiques des entrepreneurs dépendants, qui peuvent rejoindre ceux de leurs salariés vis-à-vis des entreprises dont ils dépendent. Ou encore d’impliquer toutes les parties prenantes intéressées au dynamisme d’une région.  Ici encore, le face à face employeur/salarié au sein d’une entreprise ou d’une branche n’est plus adéquat et exigerait la présence d’autres acteurs autour de la table des négociations.

Un troisième sujet de réformes concerne celui de la distribution des responsabilités au sein des réseaux d’entreprise. Ces derniers permettent à ceux qui les contrôlent d’exercer le pouvoir économique en se défaussant de leurs responsabilités sur des lampistes. La question se pose donc d’indexer la responsabilité de chacun des membres de ces réseaux sur le degré réel d’autonomie dont il dispose[10]. Une telle réforme permettrait de sortir du clair obscur de l’actuelle Responsabilité sociale et environnementale (RSE)[11], qui est au néolibéralisme ce que le paternalisme fut au libéralisme. Elle permettrait de rendre en tant que de besoin les entreprises dominantes solidairement responsables des dommages causés par l’organisation du travail qu’elles ont conçu et qu’elles contrôlent.

Au niveau international il faudrait tirer toutes les conséquences du Préambule de la Constitution de l’OIT, selon lequel : «  la non adoption par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays ». Et aussi tenir compte du fait que la division internationale du travail et l’empreinte écologique sur la planète sont indissociables. Les normes sociales et environnementales doivent donc être dotées d’une force juridique équivalente à celles du commerce mondial, ce qui suppose l’institution d’une instance internationale de règlement des litiges, ayant le pouvoir d’autoriser les pays qui les respectent à fermer leur marché aux produits fabriqués dans des conditions qui ne les respectent pas[12]. L’Union européenne pourrait reconquérir sa légitimité politique si elle se plaçait à l’avant-garde d’une telle réforme, et renouait ainsi avec l’objectif « d’égalisation dans le progrès » qui figure encore dans ses traités, au lieu de s’employer comme le fait sa Cour de justice, à attiser la course au moins-disant social et fiscal entre les États membres.

Enfin une réforme ambitieuse du droit du travail devrait prendre en considération le travail non marchand, notamment le travail d’éducation des enfants ou d’assistance aux parents âgés, qui est aussi vital pour la société qu’ignoré des indicateurs économiques. Depuis que l’invention de l’éclairage artificiel permet de faire travailler ses semblables jour et nuit 24 heures sur 24, c’est le droit du travail qui a édifié un cadre spatio-temporel compatible avec nos rythmes biologiques et respectueux du droit (de l’homme) à une vie privée et familiale. Ce cadre se trouve aujourd’hui menacé par le néolibéralisme et l’informatique, qui se conjuguent pour étendre l’emprise du travail marchand en tous lieux et à tout moment[13]. Le prix à payer, notamment du point de vue éducatif, est exorbitant mais jamais pris en compte par les obsédés du travail dominical et du travail de nuit, que désole la survivance de temps sociaux échappant à la marchandisation de la vie humaine.

 

This article was first published by Le Monde diplomatique in October 2017 and is available on its English website www.mondediplo.com. To subscribe to LMD in English, see https://mondediplo.com/subscribe.

 

[1] Michel Volle, « Anatomie de l’entreprise. Pathologies et diagnostic », in Pierre Musso (dir.), L’Entreprise contre l’État ? , Manucius, Paris, 2017.

[2] Déclaration de Philadelphie (1944)

[3] Gérard Berry, « Pourquoi et comment le monde devient numérique », Annuaire du Collège de France 2007-2008.[4] Voir La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.

[5] Pour une vue d’ensemble et une bibliographie, voir le rapport du BIT Stress au travail. Un défi collectif, Genève 2016 (accessible en ligne).

[6] Le taux de chômage atteint officiellement 11,1 % en Italie, 17,8 % en Espagne, 21,8 % en Grèce.

[7] Remplaçant l’ancien principe de prudence comptable, cette norme indexe la valeur des actifs de l’entreprise sur leur prix de marché supposé et de faire apparaître ainsi des richesses purement hypothétiques. Lire Jacques Richard, « Une comptabilité sur mesure pour les actionnaires », Le Monde diplomatique, novembre 2005.

[8] Sur la façon de concevoir ces sécurités nouvelles, voir Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe Flammarion, 2nde éd.  2016.

[9] Emmanuel Dockès (dir.) Proposition de code du travail, Dalloz, Paris, 2017.

[10] Cf. Alain  Supiot & Mireille Delmas-Marty, Prendre la responsabilité au sérieux, PUF, Paris, 2015

[11] Selon la définition adoptée par l’Union européenne, la RSE désigne « l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes ».

[12] Le recours à de nouvelles formes d’action collective, dont le boycott de ces produits, serait alors reconnu comme une liberté inhérente à la liberté syndicale et d’association.

[13] Cf. Laurent Lesnard, La famille désarticulée. Les nouvelles contraintes de l’emploi du temps, PUF, 2009.