La violence et l’oppression contre les Palestiniens à Gaza et la discrimination et la surveillance contre les migrants qui tentent de traverser les frontières européennes ont plus en commun qu’il n’y paraît. Que peut apporter la solidarité transnationale de base dans la lutte contre la violence institutionnalisée ? La journaliste Francesca Spinelli s’est entretenue avec une militante belge de la Freedom Flotilla Coalition, qui s’oppose au blocus illégal de Gaza depuis 2010.

Créée en 2010, la Freedom Flotilla Coalition (FFC) est un mouvement international de solidarité populaire œuvrant pour mettre fin au blocus illégal de Gaza par Israël. Leur nouvelle mission – livrer 5 500 tonnes d’aide humanitaire à la population de Gaza – devrait bientôt quitter la Turquie et se diriger vers Gaza. Le voyage devrait durer entre trois et six jours, mais Israël pourrait tenter d’intercepter la flottille. Lors d’une précédente mission des FFC en 2010, dix personnes avaient été tuées suite à une intervention des forces armées israéliennes. Cette fois, plusieurs centaines de personnes venues d’une trentaine de pays différents participent à la mission, dont la militante belge Rosy. Membre du mouvement No Border opposé à l’existence de frontières et militant pour la liberté de circulation, elle analyse les nombreux liens entre la situation en Palestine et celle aux frontières de l’Union européenne. Rosy n’a pas souhaité divulguer son nom complet afin de ne pas compromettre sa sécurité.

Peux-tu nous présenter ton parcours et quelles rencontres ou expériences t’ont amenée à prendre part à la mission de la FFC ?  

Je suis militante sur la question des frontières et des migrations depuis des années, principalement en Belgique, mais j’ai aussi été active à différentes frontières en Europe, notamment en Grèce et en Bosnie. Je milite également dans une campagne lancée il y a quelques années, Abolish Frontex, qui regroupe beaucoup de mouvements différents. Plus récemment, j’ai été en Mer Méditerranée, via des ONG de sauvetage. C’est à travers ce dernier réseau, qui connecte activisme et travail en mer, que j’ai entendu parler de la mission de la Freedom Flotilla Coalition. Cela faisait beaucoup de sens pour moi de participer à cette opération, non seulement parce que la mer est aussi un moyen de libération et d’action politique, mais parce que je voulais relier la lutte contre les frontières étatiques et contre les violences faites aux frontières européennes à la lutte en soutien du peuple palestinien. 

Il existe plusieurs points communs entre ce qui se passe en Palestine et la situation aux frontières extérieures et externalisées de l’UE. Partons de l’aspect le plus visible : la violence. 

La violence exercée par certains états contre des catégories de civils – les palestinien.ne.s, d’une part, et les personnes en migration, de l’autre – est de plus en plus élevée, et ces états ont de plus en plus tendance à en assumer la responsabilité. Le narratif posé est vraiment similaire : on déshumanise l’autre, on banalise les discours de haine, pour pouvoir justifier la violence. On créé une vision binaire : Israël contre les palestinien.ne.s, ou plutôt contre le Hamas, comme si tous les palestinien.ne.s faisaient partie du Hamas. On simplifie la réalité en présentant des personnes comme des masses homogènes : les « migrants » qui envahissent l’Europe et attaquent « l’identité européenne ». Car le revers des discours déshumanisants, ce sont les discours identitaires prônant la supériorité de certaines cultures, de certaines personnes. Si des vies valent plus que d’autres, cela donne un passe-droit pour toutes les violences. C’est ce qui est arrivé en Europe pendant la seconde guerre mondiale, et avant cela pendant le colonialisme, dont les effets sont visibles encore aujourd’hui. Quant à Israël, c’est un projet dès son origine colonialiste. La violence que nous observons aujourd’hui ne surgit pas de nulle part, elle ne peut être envisagée ni combattue de manière ahistorique. 

Qui dit violence dit armes…  

Oui, et là aussi, un fil rouge relie Israël à l’UE : le complexe militaro-industriel. La violence aux frontières et à Gaza s’exerce dans le cadre d’une une militarisation croissante, à travers une technologie de pointe, tout cela au profit d’entreprises européennes et israéliennes. La base de données Database of Israeli Military and Security Export (DIMSE) permet de se faire une idée de l’importance des exportations israéliennes vers l’UE dans ce domaine. Et dans l’autre sens, on a de très nombreuses compagnies européennes qui arment Israël. Ces derniers mois, on a vu se multiplier les appels à mettre fin à la vente d’armes à Israël ainsi que les actions directes d’activistes visant ces compagnies. En France et en Allemagne des actions en justice ont été introduites par des avocats et des ONG.  

Ce que l’on observe à Gaza, aux frontières européennes et, de plus en plus, sur le territoire de l’UE, c’est une politique d’ultrasurveillance et d’ultracontrôle.

L’industrie israélienne de l’armement est particulièrement appréciée par Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Peux-tu nous en dire plus ? 

Depuis sa création en 2004, Frontex contribue à la militarisation des frontières extérieures de l’UE. Mandatée par les gouvernements européens, elle alimente une vision sécuritaire de la migration, présentant les personnes en migration comme une menace de laquelle il faut se protéger. Une partie de son budget faramineux (c’est l’agence européenne la plus financée, avec 845,4 millions d’euros en 2023) sert à acheter des armements et des technologies de surveillance, notamment à des compagnies israéliennes, comme cela a été dénoncé par des journalistes et des chercheurs et chercheuses.  Il faut aussi savoir que certaines technologies sont testées sur la population de Gaza avant d’être vendues à l’étranger, notamment aux pays européens et à Frontex. Et ces derniers, à leur tour, vont d’abord tester ces technologies aux frontières, avant de les utiliser sur le reste de la population. C’est le cas des technologies de surveillance, par exemple les drones ou les technologies d’extraction de données. Ce que l’on observe à Gaza, aux frontières européennes et, de plus en plus, sur le territoire de l’UE, c’est une politique d’ultrasurveillance et d’ultracontrôle, alimentée par la volonté de connaitre en détail l’identité, le profil, les mouvements de chaque personne, et de pouvoir les diviser entre désirables et indésirables. 

Un autre point commun entre les deux contextes que nous analysons, et qui est aussi un des grands enjeux politiques d’aujourd’hui, est justement cette volonté de contrôler les mouvements de certaines catégories de personnes. 

Oui, le siège de Gaza, le fait d’enfermer des personnes en les empêchant de décider librement de leur vie et de leurs mouvements, c’est exactement ce que les gouvernements européens tentent d’imposer aux personnes en migration, en les privant de tout accès au territoire de l’UE, ou en les enfermant dans l’attente de les expulser.  Ils partagent la même vision : la population mondiale est divisée en fonction de l’endroit ou l’on est né. Le droit de bouger ou de rester, le droit à la dignité et à la vie, découlent du lieu de naissance. Ce lien établi entre la nationalité et le droit d’entrée, régi par le système des visas, c’est en soi un acte colonialiste. Ainsi, les murs sont devenus le symbole de l’enfermement des palestinien.ne.s à Gaza, mais aussi des politiques migratoires de l’UE. Et il faut bien souligner que ces barrières, qui ne cessent de se multiplier, ne sont pas que physiques. Il y a les barrières administratives, les lois et les dispositions qui ont pour seul but d’empêcher à des personnes de vivre dignement.  

La population mondiale est divisée en fonction de l’endroit ou l’on est né. Le droit de bouger ou de rester, le droit à la dignité et à la vie, découlent du lieu de naissance. C’est en soi un acte colonialiste.

Comme on le disait, ces politiques d’enfermement et d’exclusion se basent sur l’idée que certaines vies valent moins que d’autres. Les droits fondamentaux, théoriquement universels, sont de plus en plus bafoués par des gouvernements qui ne se sentent plus obligés de respecter les décisions des tribunaux. Là aussi, n’y a-t-il pas un parallèle à faire entre Israël et l’UE ? 

Israël a ignoré à deux reprises une décision de la Cour internationale de justice, demandant au gouvernement de tout mettre en œuvre afin que les palestinien.ne.s puissent recevoir des aides humanitaires. De même, de plus en plus de gouvernements européens ignorent les décisions des tribunaux leur demandant de respecter les droits fondamentaux des demandeurs et demandeuses d’asile. C’est flagrant en Belgique, où malgré des milliers de décisions de tribunaux les autorités n’ont pas fourni un accueil à des milliers de demandeurs d’asile, les laissant à la rue.  Les actions des gouvernements dépassent tout entendement. Le droit est ignoré, bafoué. Etant que militant.e.s, en tant qu’organisations, on a beau dénoncer en recueillant des preuves, des témoignages, des chiffres : les politiques persistent dans leurs actions. Il y a une véritable rupture du contrat social.  

Un des objectifs de la mission de la FFC est d’apporter une aide humanitaire vitale à Gaza. Mais il ne s’agit pas d’une mission exclusivement humanitaire, puisque le but est aussi de souligner l’occupation illégale de Gaza. On sait que la tension entre humanitarisme et revendications politiques a parfois créé des fractures au sein des mouvements de soutien aux personnes en migration. Comment te positionnes-tu? 

La question de savoir si l’aide humanitaire est colonialiste a souvent été posée, à juste titre. Pour moi, elle ne l’est pas en soi. Si quelqu’un a besoin d’aide, on l’aide : c’est de la solidarité. Mais dans le cadre de cette aide, il est essentiel de remettre en question le système, les politiques qui ont rendu cette aide nécessaire. Si on ne le fait pas, on cherche à garder une position inégalitaire d’aidant, et c’est là que ça devient problématique. La FFC a été très claire sur ce point : l’aide est nécessaire, mais pas suffisante. Il faut faire en sorte qu’elle cesse d’être nécessaire en mettant fin aux causes de cette situation. De manière générale, il est important de s’autocritiquer, d’investiguer les mécanismes colonialistes que nous avons intériorisés.  

Voir autant de personnes de nationalités différentes réunies pour défendre une même cause est un exemple puissant de solidarité internationaliste. Observes-tu la même internationalisation au sein des mouvements qui luttent contre le régime des frontières et pour la liberté de circulation ?  

Personnellement, je n’ai pas l’habitude de voir de tels chiffres – des milliers de tonnes d’aide humanitaire, des centaines de participants, tout l’argent investi dans cette mission. Ce sont des chiffres que l’on ne voit pas dans les collectifs locaux. Je me rends compte que sans une cette énorme levée de fonds, sans ce travail administratif intense, on ne peut pas arriver à un résultat aussi puissant que celui de la FFC. L’internationalisme nécessite de beaucoup d’organisation, de voyages, d’argent, et cela peut être une limite pour les mouvements de lutte contre le régime des frontières. Ceci dit, des collaborations existent entre collectifs et mouvements de pays, voire de continents différents. C’est le cas par exemple de la campagne Abolish Frontex, dont font partie des groupes au Sénégal et au Maroc. C’est le cas aussi du mouvement No Border, qui est composé de beaucoup d’initiatives dans différents pays. 

Je voudrais ajouter qu’une action sera selon moi d’autant plus forte si la convergence des objectifs s’accompagne d’une diversité de tactiques, de méthodes. Le mouvement No Border, par exemple, est un mouvement de terrain, non institutionnalisé, très proche de l’anarchisme voire complètement anarchiste. Il dialogue très rarement avec les institutions gouvernementales. Mais dans certains cas, comme pour les sauvetages en mer, même une petite organisation devra respecter toute une série de lois et « jouer le jeu » pour être active. L’objectif est le même, mais les méthodes sont différentes.  

 À travers ta participation à cette mission, tu espères attirer l’attention des politiques belges sur leur responsabilité par rapport à ce qui arrive à Gaza – une pression d’autant plus importante que les prochaines élections fédérales approchent à grands pas. Concrètement, quelles mesures voudrais-tu que la Belgique prenne ? 

Il s’agit de sanctionner Israël pour ses crimes de guerre et son non respect des décisions de la Cour internationale de justice. La Belgique, et bien d’autres états, auraient dû depuis longtemps déjà interrompre toute collaboration économique, politique, académique avec Israël. Par ailleurs – mais tout cela est connecté – la Belgique doit aussi absolument respecter le cordon sanitaire établi il y une trentaine d’années pour empêcher à l’extrême droite de communiquer dans les médias et de banaliser ses discours de haine. Cette limite est en train de céder, et c’est très grave.  

Le dénouement brutal de la mission de 2010 nous rappelle que cette nouvelle mission n’est pas sans risques. Pourtant, tu souhaites montrer aux personnes qui te suivent, qui lisent ton témoignage, qu’il est possible et nécessaire de s’engager. Que voudrais-tu leur dire pour les encourager ? 

Quand on se met ensemble, on peut tout faire. Évidemment, en s’embarquant dans cette opération, on était conscients des risques. Il y a de la peur, mais il y a aussi énormément de détermination et de solidarité. Je lance une chaude invitation à se mettre ensemble, à éveiller les solidarités et à passer à l’action, parce que la solidarité, c’est la plus belle flamme qui nous maintient en vie. Face à toutes ces violences, on continuera de se battre pour la liberté de toutes et tous, et on le fera le poing levé. Nous vivons dans ce monde et nous sommes collectivement responsables de ce qui s’y passe.