Sorti fin 2018, le très imposant (plus de quatre kilos) livre Sexe, Race et Colonies traite de la question des rapports de sexe à l’époque coloniale : l’importance des empires coloniaux et la façon dont ont été construits, à cette période, les représentations de genre par le prisme de la « race » ont eu un impact considérable sur l’héritage des cultures européennes. Sa sortie a suscité en France une polémique importante, en raison notamment des très nombreuses images qui y figurent (1200) : il a été accusé, entre autre, d’esthétisation de l’insoutenable, de négation des droits des personnes représentées, de sensationnalisme voyeuriste, ou encore de pornographie. Christelle Taraud est historienne et a codirigé l’ouvrage : ses travaux démontrent la centralité du sexe dans des rapports coloniaux et raciaux complexes. Dans le contexte contemporain de la troisième vague féministe, ils percutent les réflexions de groupes militants sur les minorités au sein des mouvements de libération des femmes à l’ère MeToo.

Green European Journal : Vous travaillez depuis longtemps sur les femmes dans le contexte colonial, principalement au Maghreb, vous avez notamment déjà publié plusieurs livres sur ce sujet. Dès le début de votre parcours, votre thèse de doctorat portait sur la prostitution au Maghreb à l’époque coloniale. Comment avez-vous commencé à travailler sur ce sujet ?

Christelle Taraud : J’avais très envie, pour des raisons à la fois de militantisme féministe et d’histoire familiale, de travailler sur le Maghreb et les femmes. En cherchant comment entrer dans ce sujet, j’ai trouvé des rapports de médecins coloniaux de l’entre-deux guerres qui semblaient indiquer que le phénomène de la prostitution avait été, dans le Maghreb sous domination française, absolument massif. Mes premières recherches ont alors porté sur le système réglementariste colonial, puis je me suis rendue compte que les femmes prostituées étaient très majoritairement autochtones, et qu’il se jouait donc là quelque chose qui dépassait le seul cadre du contrôle et de la gestion de la sexualité des femmes pauvres.

De surcroît, le discours sur ces femmes était très surplombant, masculin et blanc. Ce système – le réglementarisme colonial – était mis en place par des hommes pour des hommes : il parlait sans cesse des femmes, sans qu’on les entende elles. C’est ce que dit Michelle Perrot dans son livre Les femmes et les silences de l’Histoire : comme ces femmes étaient, en plus d’être prostituées au sein d’un monde très putophobe, non seulement des femmes, mais en plus des individus pauvres et colonisés, le silence autour d’elles est assourdissant. J’ai donc, dans un second temps, essayé de faire un travail biographique sur les trajectoires de ces femmes, dans leur singularité et donc dans leur complexité, en essayant d’avoir le moins de préjugés possibles : c’est-à-dire en prenant les traces les plus infimes de leur paroles au sérieux et en partant du principe qu’elles n’étaient pas des victimes absolues, sans possibilité de se défendre ou de résister.

Ce système – le réglementarisme colonial – était mis en place par des hommes pour des hommes : il parlait sans cesse des femmes, sans qu’on les entende elles.  

Ce sont des micro-résistances, mais, multipliées à l’infini, elles peuvent saper un système, le saborder de l’intérieur. C’est ce que ces femmes ont fait : détruire le système par la multiplicité de leurs micro-résistances. 

Le livre Sexe, race et colonies comprend une iconographie très riche, avec plus de 1200 images sélectionnées dans un corpus de 70 000 documents : des photos privées, des cartes postales, des publicités, etc. En quoi les images ont-elles un rôle majeur dans la construction des représentations de genre dans le contexte de la colonisation ?

Dans un troisième temps, j’ai, en effet, travaillé sur l’image, la perception, l’imaginaire, le fantasme associé à ces femmes. Les travaux pionniers d’Edward Saïd et de Michel Foucault comportaient des points aveugles : Michel Foucault sur la question du colonialisme et de la « race », et Edward Saïd sur la question du féminisme et des femmes, ce que d’ailleurs ont souligné de nombreuses chercheuses féministes depuis. Je me suis dit – nous sommes alors au milieu des années 1990 – qu’il faudrait faire une critique féministe de l’Orientalisme. Je pense avoir été l’une des premières historiennes à avoir dit que les peintures orientalistes du premier XIXe siècle ne parlent pas d’Orient. C’est un grand malentendu : les femmes y sont présentées comme des Orientales parce que cela permet, par exemple, de les dénuder en les rejetant dans une féminité altérisée. Pourtant, ce sont des modèles parisiennes blanches, « peintes en Algériennes », au moins dans la première phase de la peinture orientaliste : c’est-à-dire jusqu’à la mise en place de l’indigénat en 1881. De même, les femmes noires, dans les toiles orientalistes, étaient systématiquement satellisées : il y a très peu de peintures qui les placent dans une position érotique, elles sont souvent les domestiques des autres, de celles qu’on désire vraiment.

En somme, on peut dire que dès l’origine j’ai défendu une vision politique de l’histoire tout en faisant totalement corps avec l’éthique de ma discipline. Comme toute profession, la profession d’historien.n.e obéit, en effet, à des règles déontologiques, qui nécessitent de mettre à distance, simultanément, un certain nombre de choses. C’est pourquoi, je me reconnais totalement dans le terme utilisé par Catherine Coquery-Vidrovitch pour s’auto-définir : d’ « historienne engagée ». Mais cela ne veut pas dire que je ne fais pas un travail scientifique : au contraire, cela signifie qu’il n’y a ni vérité absolue, ni savoir(s) objectif(s). Tous les savoirs sont situés et subjectifs, parce qu’ils sont portés par des individus situés et subjectifs. Mon travail est de produire de la subjectivité critique.

Vous avez notamment exploré le système réglementariste de la prostitution au Maghreb sous la colonisation française. Quelles sont les raisons de la mise en place de ce système et en quoi cela est-il révélateur des rapports de pouvoir entre les colonisateurs et les colonisés ?

Les Français n’ont pas souhaité, notamment à cause du racisme scientifique, épouser les femmes colonisées, mais en ont quand même « réservé » une partie à leur consommation sexuelle. Pour cela, il fallait mettre en place un système permettant l’accaparement légal de ces femmes. Ils étaient les vainqueurs incontestables, donc ils pensaient avoir un « droit sexuel » sur les colonisées, mais ils savaient qu’ils ne pourraient pas avoir accès à toutes les femmes, sinon cela aurait fait exploser, littéralement, la société coloniale. Ils ont donc négocié, avec les élites masculines des sociétés colonisées, quelles femmes seraient « sacrifiées » à la mixité sexuelle, et mis en place un système de régulation coercitif pour s’assurer de contrôler le processus. C’est ainsi que le système réglementariste est né. Les relations sexuelles mixtes étaient canalisées dans un espace qui n’était pas jugé problématique, puisqu’il concernait des femmes déjà « dégradées » (anciennes esclaves, courtisanes, prostituées…), par les hommes des deux sociétés. Malgré cela, comme je l’ai déjà dit plus haut, beaucoup de ces femmes étaient dans la subversion et/ou dans la rébellion. Ces rébellions n’étaient pas des révolutions, mais c’était des rébellions quand même.

En étudiant la prostitution, on peut comprendre tous les enjeux de pouvoir.

On présente souvent la prostitution et les prostituées comme des marginales : c’est une erreur, car la prostitution est au cœur de la société. En étudiant la prostitution, on peut comprendre tous les enjeux de pouvoir. Quand on prend le temps d’écouter sérieusement les personnes prostituées, cela saute aux yeux : la centralité du sexe vénal, et en même temps ce formidable espace qui permet de percevoir la violence des rapports de pouvoir entre les individus, évidemment multiples, croisés. Dans la prostitution coloniale, tout cela est maximisé, car les prostituées subissent des dominations extrêmes. On ne peut donc pas faire comme s’il s’agissait juste d’une « affaire de fesses » : car c’est une question d’Etat. Les Algériens, par exemple, ont quasiment toujours été occupés depuis les Phéniciens, mais à partir de 1830, la particularité de la colonisation est l’accaparement massif et sans précédent des femmes, d’autant plus important que nous sommes dans un système puissamment patriarcal où la question de l’honneur viril – indexé notamment sur le contrôle des femmes – est centrale. Il s’agit bien, d’un côté comme de l’autre, d’utiliser les femmes pour régler des comptes entre hommes. 

Le livre démontre à quel point nos sociétés contemporaines, dans l’Europe des anciennes puissances coloniales notamment, sont très imprégnées de l’héritage de la colonisation dans les représentations de genre et de « race », qu’il s’agisse de la représentation des femmes, qui ont été particulièrement instrumentalisées dans le contexte colonial, mais également de celle des hommes. Comment ont évolué les représentations de la virilité dans ce contexte ?  

Cette époque est une période de redéfinition très forte de la masculinité dans l’ensemble de l’Europe. A partir des années 1860, il y a une volonté affirmée de domestication des hommes et de canalisation de leur agressivité, y compris sexuelle, qui provoquait beaucoup de troubles à l’ordre public (rixes, meurtres d’honneur, harcèlements et violences, viols, etc). Les responsables politiques de la fin du XIXe siècle sont, en effet, des hommes d’ordre dans le plein sens du terme : ils régulent tout, catégorisent tout, contrôlent tout, veulent une société ordonnée, rationnelle, cartésienne. Les hommes vont donc être « dressés » à une certaine forme de virilité, au sein d’institutions homo-sociales comme l’école, les structures sportives, l’armée… Ce processus vise à construire ce que j’appelle une sorte de « juste viril », une moyenne acceptable. A la même époque, les médecins, et particulièrement les sexologues, commencent à expliquer ce qu’est une « bonne » sexualité : fréquence des relations sexuelles, nature des pratiques jugées conformes, catégorisation des « perversions ». Une « bonne relation sexuelle » est d’abord, bien évidemment, hétérosexuelle, la femme doit toujours y être en position de soumission, son but doit être essentiellement procréatif, et, pour assurer la procréation, sa pratique doit être assez – mais pas trop – régulière. Toutes ces injonctions hétéronormatives participent à une codification de l’intime.  

La colonisation percute cela : la masculinité des hommes Autres va être construite en opposition, pour que ceux-ci ne soient jamais inscrits dans cette « civilisation des mœurs » alors en train d’être élaborée en Europe. Cette entreprise de délégitimation a fait énormément de dégâts parce qu’elle a remis en cause les hommes colonisés, au sein de sociétés très patriarcales, dans leur identité virile. 

En quoi ce processus a servi le discours d’infériorisation des hommes colonisés ? 

Il y avait la volonté de les délégitimer, par le « trop » ou le « trop peu », au travers de l’élaboration de deux catégories stigmatisantes. La première est celle du prédateur sexuel, hyper viril et violeur compulsif. En France, elle s’incarne dans la figure pérenne de l’Arabe qui n’a pas seulement le couteau entre les dents mais « le pénis qui lui sort constamment du pantalon ». Dès le XIXe siècle, on trouve des textes disant : « Le plaisir quotidien de l’Arabe est le viol ». Cette représentation est utile à plusieurs niveaux hier comme aujourd’hui : elle permet, d’une part, de rejeter les violences sexuelles sur ces hommes-là en particulier, et d’autre part de continuer à contrôler « leurs » femmes.

Cette catégorisation est inscrite dans les délires obsessionnels sur les organes génitaux, avec une littérature pseudo-scientifique ergotant sur les pénis soi-disant surdimensionnés, des Noirs d’abord, puis des Arabes, sachant que les Arabes sont, en sus, supposés être « vicieux » et « pervers », alors que les Noirs sont plutôt représentés comme de « grands enfants ». Toute la grille de lecture des catégories de perversions en train d’être théorisées, à cette époque, en Europe dans la sexologie française, allemande ou britannique est appliquée à la société algérienne par exemple. Dans cette période de la Belle Epoque, les Arabes sont présentés comme forcément zoophiles, pédophiles, nécrophiles, sodomites, etc. La seconde catégorie de délégitimation de l’identité virile de ces hommes conduit à les considérer toujours comme des « sous » ou des « trop peu » : c’est-à-dire comme des mous et des efféminés, pas forcément homosexuels, qui ne peuvent entrer dans l’idéal viril. Ces « trop » ou « trop peu » peuvent être utilisés séparément, mais aussi en même temps : on peut leur reprocher d’être hyper féminisés et en même temps hyper virils. Dans tous les cas, dans le contexte colonial, ils sont perçus comme n’étant pas comme les hommes européens, comme étant dangereux. Il ne faut donc pas les fréquenter, ce qui est l’objectif : interdire aux femmes des colonisateurs d’entrer en relation avec eux (alors que les colonisateurs ne se privent pas, eux, d’utiliser les femmes colonisées).

Cela prouve bien que le sexe est central, car s’il ne l’était pas, il n’y aurait pas ces sexual lines, si fortement associées aux color lines, ou aux racial lines.

Quels liens faites-vous entre votre travail et le féminisme ?

J’ai toujours été militante, et l’essentiel de mon engagement politique a été féministe. J’ai étudié l’histoire parce que je sais que le récit national est une chose puissamment idéologisée, qu’il y a des faits et des valeurs qui n’y sont pas, et que des individus et des groupes y sont mal représentés. Or, dans les processus coloniaux, des personnes et des sociétés ont été durablement abîmées et de cela nous sommes aujourd’hui responsables collectivement… nous devons donc œuvrer à réparer autant que faire se peut. Cela commence par accepter le fait que nous n’avons été, autant individuellement que collectivement,  que très imparfaitement décolonisés : nous croyons vivre dans un monde où les relations entre les personnes sont égalitaires, mais nous vivons au quotidien dans l’inégalité. Cette inégalité, structurelle et systématique, n’est pas liée uniquement, évidemment, à la colonisation, mais celle-ci a toutefois une grande responsabilité du fait qu’elle a été – et persiste dans le monde colonial à être – une des grandes matrices de production des discriminations.  

J’ai étudié l’histoire parce que je sais que le récit national est une chose puissamment idéologisée, qu’il y a des faits et des valeurs qui n’y sont pas, et que des individus et des groupes y sont mal représentés.

C’est là que le féminisme, selon moi, peut servir… Car le féminisme est une théorie politique globale qui n’a pas seulement vocation à s’occuper des droits des femmes… Le féminisme est un outil de réparation qui repose sur un certain nombre de choses très simples : l’auto-conscientisation d’abord, et l’auto-libération ensuite. Ceci oblige à un exercice difficile : ne jamais se projeter dans les personnes qu’on rencontre que celles-ci soient mortes ou vivantes. Chacun-e doit mener son chemin de conscientisation et de libération. Le féminisme porte, en lui, cela de manière très forte. C’est pour cela que je nie catégoriquement la notion de victime absolue et définitive.

Pour en revenir à la polémique suscitée à la sortie du livre, vous affirmez notamment ne pas faire l’amalgame entre ce qui relève de la domination et ce qui relève de la violence.

Partir du principe qu’une image – qui est nécessairement une construction  – est nécessairement la réalité est très problématique. Similairement croire que ce que l’on y voit – et l’on y voit toujours ce que l’on veut y voir – est vrai peut conduire à falsifier, par anachronique ou dogmatisme, le contenu d’une image. Je ne dis pas, évidemment, qu’il n’y a pas de victimes ou de système de domination, je dis même tout le contraire, mais dire cela ce n’est nullement oblitérer le fait que les individus ont aussi des stratégies d’accommodement pour pouvoir vivre dans les sociétés telles qu’elles ont, y compris quand elles sont terriblement coercitives. Ces stratégies sont aussi importantes pour comprendre leur parcours et leur individualité, elles peuvent, par exemple, être des résistances face aux dominations croisées patriarcales et/ou coloniales.

Avant la sortie du livre Sexe, Race et Colonies, un grand quotidien a publié des images assez dures qui figurent dans le livre, ce qui a provoqué l’indignation dans certains milieux militants décoloniaux et afro-féministes. Qu’avez-vous pensé de cette polémique ?

Je peux comprendre la tribune de Cases Rebelles, intitulée « Nos corps », mais je crois qu’il y a maldonne, car ce ne sont pas « leurs » corps justement. Ces femmes ne sont d’ailleurs pas des corps du tout et n’appartiennent à personne, si ce n’est à elles-mêmes. Il faut donc les chercher pour les comprendre et non partir du principe que nous sommes elles et qu’elles sont nous. Quand on les cherche – et c’est souvent très compliqué de les trouver car les archives sont le plus souvent muettes – on éclaire surtout leurs paradoxes, leurs ambivalences, leurs contradictions, leurs tensions… Les resituer dans cette complexité humaine ce n’est pas nier la violence de la domination mais tout au contraire se donner une chance de l’éradiquer dans notre contemporanéité. Dans l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France qu’elle a coordonnée en 2000, Maryse Jaspard rappelait, à juste titre, que les femmes racisées subissent plus de violences sexuelles et de viols que les autres femmes aussi bien outre-mer qu’en France continentale. C’est bien parce que tout ce que porte le livre est encore présent. Cette violence est vivante, persistante, ce n’est pas un reliquat. 

Mon rôle est de former des esprits critiques, à commencer par le mien : mettre à distance mes propres préjugés, travailler à partir de mes ambivalences.

Je ne crois pas détenir la vérité. Mon rôle est de former des esprits critiques, à commencer par le mien : mettre à distance mes propres préjugés, travailler à partir de mes ambivalences. Mais mon engagement dans cette démarche est total car j’ai l’intime conviction que se jouent autour de ces questions des choses très importantes pour notre société, en France, mais aussi beaucoup plus largement en Europe et dans le monde. Ce livre, même imparfait, peut être très utile car il est pour moi, avant tout, une arme de combat.

Michelle Perrot,  Les Femmes ou les Silences de l’Histoire, 2012.