L’écoféminisme a bonne presse ? Prenons garde à ne pas l’« aseptiser ». Un exemple, selon Jeanne Burgart Goutal, spécialiste du mouvement : « On parle des sorcières, mais pas de l’histoire des luttes contre l’extractivisme, bien souvent menées par des femmes. » En parlant d’interconnexions entre toutes les luttes — féministe, écologistes, antiracistes…— l’écoféminisme remet en cause le système dominateur dans son ensemble.

Laury-Anne Cholez: On entend beaucoup parler d’écoféminisme mais le concept semble encore mal compris, à la fois chez les écologistes et les féministes. Quelle en est votre définition ?

Jeanne Burgart Goutal: L’écoféminisme n’est pas un concept à la mode, mais un mouvement né dans les années 1970 [1], portée par des collectifs et des luttes concrètes autour de différents enjeux. Leur point commun, c’est la conviction qu’il existe des liens indissociables entre la crise écologique et le patriarcat notamment. Selon les écoféministes, l’exploitation de la nature et la domination masculine ont de profondes racines communes, et mettent en œuvre des mécanismes analogues (objectivation, dévaluation, violence…).

Plus largement, leur analyse tisse des liens entre toutes les formes de domination, de classe, de « race », du Nord sur le Sud… En ce moment, on parle beaucoup d’intersectionnalité. C’était déjà une exigence de l’écoféminisme d’articuler les questions écologiques et de justice sociale. En refusant, par exemple, les formes d’écologie implicitement sexistes et néocolonialistes comme les campagnes de stérilisation forcée de femmes en Inde au nom de la régulation démographique. Ou encore en refusant de se réjouir que l’émancipation de certaines femmes se fasse au prix de conséquences sociales ou environnementales négatives.


Le combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes s’est donc réalisé sur le dos des personnes plus précaires qui s’occupent des enfants et de la maison.

C’est un impensé du féminisme mainstream. Sociologiquement, les théoriciennes féministes les plus connues étaient souvent des femmes blanches bourgeoises ou de classe moyenne, qui réfléchissaient à partir de leur position sociale, en reproduisant des réflexes d’ordre patriarcal. L’écoféminisme cherche à rendre visible ce qu’on invisibilise, et qui est pourtant indispensable à notre vie et à notre économie, comme le travail domestique (préparation des repas, soin de la maison et des enfants…), le travail surexploité à l’autre bout du monde pour fabriquer les objets de notre quotidien, ou encore le travail d’autorégénération des écosystèmes. On retrouve d’ailleurs cela depuis la Grèce ancienne, avec la division entre les hommes libres et les esclaves, qui s’occupaient des tâches considérées comme indignes des humains, car partagées avec les animaux. Il faudrait arrêter de vouloir se décharger des tâches de subsistance sur d’autres personnes et les prendre en charge collectivement. Mais cela remet en question l’image de la réussite : les parents ne vont pas dire à leurs enfants qu’il faut devenir éboueur, paysan ou femme de ménage. Il faudrait revaloriser ces tâches vitales autant sur le plan moral que financier, et sans doute les partager de façon plus équitable voire aller vers une autre division du travail.


On a lu beaucoup de critiques sur l’écoféminisme : qu’il était trop idéaliste, trop ésotérique…

Ce sont des critiques qui ont déjà contribué à discréditer l’écoféminisme dans les années 1990. [L’essayiste étasunienneJanet Biehl, par exemple, attaquait l’écoféminisme en dénonçant un culte de la déesse, en expliquant qu’il s’agit d’une pensée trop peu politique. Toutes ces critiques sont partielles. Certes, il y a des textes écoféministes qui sont essentialistes ou spiritualistes mais ce n’est pas du tout la totalité du mouvement. Il y a aussi des textes clairement constructivistes avec une analyse marxiste en règle. La grande majorité des autrices écoféministes déconstruisent l’association traditionnelle entre « femmes » et « nature ». Elles analysent la façon dont le patriarcat s’est construit historiquement en rejetant les femmes du côté de la nature, mais elles ne valident pas cette association. La sociologue Ariel Salleh par exemple explique clairement que non seulement les genres sont une construction sociale, mais aussi les sexes : pour elle, il s’agit d’un continuum, et non pas d’une division binaire. On est donc très loin de l’essentialisme !

Quant à Maria Mies ou Rosemary Ruether, elles reprennent les concepts de Marx sous un angle féministe, en faisant de la division sexuelle du travail le fondement du patriarcat. Même si elles s’intéressent aussi aux constructions idéologiques, culturelles, symboliques qui sous-tendent le patriarcat, elles s’inscrivent bien là dans un cadre matérialiste, fondé sur l’analyse des rapports entre production et reproduction : on est donc aux antipodes de l’idéalisme !

Tous les gens qui critiquent l’écoféminisme devraient lire les écoféministes. De plus, ce qui fascine le plus dans l’écoféminisme, c’est justement ce qu’on lui reproche. Le côté spirituel avec les rituels, et les sorcières. Cela intéresse les médias et les gens car c’est original, « vendeur » et séduisant.


Ces critiques sont-elles un moyen de rendre l’écoféminisme plus inoffensif ?

Comme l’expliquent bien Ève Chiapello et Luc Boltanski dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (éd. Gallimard, 2011), le système récupère tout ce qui cherche à le détruire. Ici, le capitalisme essaie d’aseptiser l’écoféminisme, de le tronquer de tout ce qu’il a de plus politique, de subversif et d’altermondialiste. On voit même cela au niveau des institutions internationales. Aujourd’hui, inclure les mots gender et environment permet d’obtenir des subventions. C’est le nouveau discours politiquement correct qui permet d’enjoliver les politiques de « développement » au niveau mondial, avec le financement de coopératives de femmes ou de microcrédit en Inde ou en Afrique par exemple. Alors que cela ne change pas fondamentalement le système, comme le souhaite l’écoféminisme.

L’écoféminisme relie les différentes formes d’exploitation : celle des hommes sur les femmes, celle des humains sur la nature. Prend-il aussi en compte les questions de dominations coloniales ? Oui, les théories écoféministes ont toujours fait le lien entre le sexisme, le racisme, le patriarcat et la colonisation. Si la question raciale et colonialiste est au cœur des écrits écoféministes, dans la réalité il existe une vraie difficulté à faire la jonction entre le mouvement antiraciste et le mouvement écologique. Souvent, les militants qui composent ces luttes ne fréquentent pas les mêmes cercles sociaux, n’ont pas les mêmes codes ni les mêmes références. On note tout de même des tentatives de passerelles, comme l’alliance entre la génération Adama et la génération climat en juillet dernier à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise). Mais traverser le périphérique, pour certains Parisiens, ce n’est jamais simple. Pourtant, il ne faut pas que les efforts soient tout le temps faits dans le même sens.

Diriez-vous que l’écoféminisme est plus radical que le féminisme du XXe siècle dit « libéral », qui plaidait pour l’égalité entre les hommes et les femmes sans remettre en cause les structures qui menaient à cette domination ?

Oui car l’écoféminisme parle des interconnexions entre différentes luttes et veut remettre en cause le système dans son ensemble. C’est une grande différence avec le féminisme libéral. Ce n’est pas un combat pour que plus de femmes dirigent des entreprises prédatrices des ressources naturelles, ou soient au Parlement pour voter des lois liberticides, ou encore pour l’ascension sociale de quelques femmes privilégiées. L’idée n’est pas d’accéder en haut de la pyramide mais plutôt de transformer cette structure même pour construire à la place un système plus coopératif, circulaire et démocratique.

Dans l’histoire des luttes sociales, les femmes ont souvent été en première ligne. Or, leur présence est très souvent occultée dans les livres d’histoire. Comment changer cela ?

L’école devrait être au cœur de ce grand chantier. Depuis les années 1970 au moins, il y a beaucoup d’ouvrages féministes qui remettent sur le devant de la scène le rôle des femmes dans l’histoire, la préhistoire, au Moyen-Âge, dans diverses cultures non patriarcales, ou encore dans la création artistique… Ces travaux existent mais ne sont transmis ni dans la culture populaire ni à l’école. Ils ne restent connus que par des gens politisés. Par exemple, dans les médias mainstream, on parle de sorcières, mais pas de l’histoire des luttes contre l’extractivisme ou de celles contre la déforestation, bien souvent menées par des femmes, car c’est trop militant.

Quelles sont les écoféministes d’aujourd’hui qui vous inspirent ?

En France, il y a une réémergence de l’enjeu antinucléaire, notamment à Bure, comme une manière de renouer avec les premiers enjeux du mouvement écoféministe. Certaines Zad incarnent également à leur façon des utopies proches de l’écoféminisme des débuts, avec son côté très « alternatif ». On remarque aussi une inscription croissante de l’écoféminisme dans le quotidien. Par exemple, un lieu de bataille important est la sphère de l’intime, la question du corps et de la sexualité : les jeunes femmes cherchent à dépatriarcaliser les rapports intimes. L’alimentation est aussi au cœur du mouvement aujourd’hui, par exemple avec le syndicat de parents d’élèves Front de mères qui milite pour une alternative végétarienne dans les cantines scolaires en Seine-Saint-Denis. Mais il semblerait que ce soit surtout en Amérique du Sud que les luttes environnementales menées par des femmes soient très vivaces, même si elles ne se qualifient pas forcément d’écoféministes.

Cela fait maintenant une dizaine d’années que vous étudiez l’écoféminisme. Comment expliquez-vous l’engouement récent sur le sujet ?

Il y a eu un effet boule de neige, avec la conjonction entre les marches pour le climat et #MeToo. L’urgence écologique est de plus en plus sensible pour tout le monde et en même temps, on assiste à un retour du féminisme, longtemps considéré comme ringard. De plus, depuis le confinement, il y a une sorte d’aspiration générale à un changement de système, avec l’impression d’être arrivé en bout de course. Les élites politiques n’en prennent pas la mesure et n’entendent pas ce qui émane de la société civile. Face à cette politique technocratique étriquée, il est compréhensible que la tentation utopique devienne irrésistible.

Pensez-vous que les jeunes filles qui découvrent le féminisme aujourd’hui s’intéressent aux théories écoféministes ?

J’ai l’impression qu’il y a une politisation, ou tout du moins une atmosphère beaucoup plus propice à l’utopie que lorsque j’avais leur âge. Peut-être qu’à mon époque, les perspectives d’avenir étaient un peu plus supportables ? Je pense à mes élèves [elle est professeure de philosophie à Marseille] qui sont dans un désarroi total. Ils ne comprennent pas ce qui les attend et les adultes n’ont pas de réponse à leur apporter. Plus personne n’a de repère clair. Comme ils ont l’impression que plus rien ne marche vraiment, ils font assez facilement le lien entre les différents problèmes. Et ce désarroi peut les amener à se radicaliser, dans une direction ou une autre.

Entre le succès du livre d’Alice Coffin, « Le génie lesbien », et celui de Pauline Harmange, « Moi les hommes je les déteste », on a le sentiment que la misandrie progresse auprès de certaines militantes féministes.

Dans un sens, je les comprends car à force de lire et de décortiquer les mécanismes du patriarcat dans toute sa violence, il est parfois difficile de garder sa sérénité. Mais je crois que cette stratégie est contre-productive. L’écoféminisme est né dans les années 1970, dans la mouvance de la contre-culture peace and love et des hippies qui voulaient la paix et la réconciliation. La misandrie peut être un premier pas vers une sorte d’éveil mais ne peut pas constituer un but en soi. On ne peut pas rester en permanence dans la lutte et l’opposition. Un des axes de l’écoféminisme est justement de dépasser cette dualité et ces oppositions. Cela m’intéresse plus de voir comment on peut apprendre à vivre ensemble joyeusement.

Vous êtes professeure de philosophie mais aussi professeure de yoga. En quoi cela vous aide-t-il dans vos recherches ?

Pour être précise, je suis encore en formation. En tous cas, le yoga est une pratique que je relie à l’écoféminisme pour de nombreuses raisons. J’ai l’impression que cela s’inscrit dans une démarche décroissante. On apprivoise le vide, l’immobilité, la lenteur, le non-agir. Au lieu de vouloir fuir dans une sorte de temps linéaire, ou dans la perspective d’un au-delà comme dans le Christianisme, on s’inscrit dans un cycle, on tente d’apprivoiser la mort. D’ailleurs, l’un des ressorts profonds du capitalisme, cette course au toujours plus, c’est un refus de la mort. Je pratique le yoga tantrique, un yoga non ascétique associé à la présence au monde, à l’émotion et au culte d’un symbolisme dit « féminin ». C’est un yoga qui permet de cultiver sa sensibilité et la non-compétitivité. On ne se compare jamais aux autres mais on apprend à chercher sa propre voie plutôt que de faire mieux que son voisin. Moi qui avais sagement suivi l’injonction sociale à faire des études très compétitives, j’ai donc dû me rééduquer et apprendre à trouver ailleurs que dans la compétition le moteur pour développer une pratique exigeante, rigoureuse et vivante.

Entretien republiée avec la permission de Reporterre.