La crise de l’azote qui sévit aux Pays-Bas est le résultat de l’incapacité du gouvernement à adopter une politique alimentaire cohérente et tournée vers l’avenir. Selon Jeroen Candel, la montée en puissance du Mouvement agriculteur-citoyen annonce de nouveaux conflits politiques autour de la transition écologique.  

Green European Journal : Un conflit politique sur les émissions d’azote et l’avenir de l’agriculture aux Pays-Bas a joué un rôle décisif dans les élections provinciales néerlandaises de mars 2023. Pouvez-vous nous donner un aperçu du contexte ? 

Jeroen Candel : La crise de l’azote est liée à un processus plus long d’intensification de l’agriculture aux Pays-Bas. Au fil des ans, le pays est devenu l’un des principaux producteurs de denrées alimentaires de l’UE et le deuxième exportateur mondial de produits agricoles. Par conséquent, les Pays-Bas ont connu une augmentation des émissions d’azote provenant de l’agriculture, ce qui a contribué à l’appauvrissement de leurs réserves naturelles. La crise s’est aggravée lorsqu’une décision du Conseil d’État de 2019 a invalidé le programme d’émissions d’azote (PAS) du gouvernement néerlandais. Dans le cadre du système PAS, les projets de construction et autres activités économiques étaient autorisés à polluer les réserves naturelles avec de l’azote à condition que cela soit compensé par des réductions futures des niveaux de dépôt et par des mesures de restauration. L’arrêt exigeait que les niveaux d’azote soient réduits avant que d’autres activités polluantes puissent être autorisées. Cette mesure a eu pour effet de geler toutes les demandes de permis de construire, ce qui a entraîné une paralysie économique : les agriculteurs ne peuvent pas agrandir leurs exploitations, les grandes entreprises technologiques ne peuvent pas construire de centres de données, le gouvernement ne peut pas construire de nouvelles autoroutes et les gens ne peuvent pas construire de nouvelles maisons. 

Entre-temps, les tribunaux néerlandais se sont prononcés à plusieurs reprises contre les propositions qui se contentent d’adapter le système de permis. Le gouvernement doit prendre des mesures draconiennes pour que les Pays-Bas se conforment à la législation européenne, mais le paysage politique a rendu la tâche très difficile. Si la plupart des parties s’accordent sur la nécessité de réduire la pollution azotée, elles ne sont pas d’accord sur les moyens à mettre en œuvre et sur le rythme à adopter. Parallèlement, les partis politiques ne reconnaissent pas suffisamment que la crise de l’azote est également liée à la mise en œuvre des objectifs climatiques et à la crise plus générale du système alimentaire du pays. 

Les mesures drastiques que vous mentionnez impliqueraient-elles la fermeture ou le rachat de certaines exploitations ? 

Oui, en particulier les gros émetteurs exercent une forte pression sur la nature, soit en raison de leur taille, soit parce qu’ils sont géographiquement très proches de réserves naturelles. Différentes options sont sur la table, comme la fermeture des exploitations ou leur déplacement vers des régions du pays où il y a moins de zones sensibles à l’azote, et la réduction des pressions par l’innovation. Il appartient maintenant aux provinces de développer des stratégies pour atteindre les objectifs fixés par le gouvernement. 

Le Mouvement agriculteur-citoyen (BoerBurgerBeweging) est le grand vainqueur des récentes élections provinciales. Cette nouvelle force disposera d’un pouvoir considérable au niveau provincial. Qui sont-ils et qui représentent-ils ? 

Le BoerBurgerBeweging, ou BBB, est ancré dans le secteur agricole. Caroline van der Plas – anciennement journaliste dans le secteur porcin – a fondé le BBB en 2019 avec l’aide de divers acteurs de l’industrie agroalimentaire en raison de sa frustration face à la crise de l’azote et à la réponse proposée (inexistante) par le gouvernement. 

Le BBB entretient des liens étroits avec l’industrie des aliments pour bétail et d’autres intrants agricoles et fait appel à une société de marketing agricole pour promouvoir ses politiques et créer ses campagnes. 

Au fil du temps, le parti a réussi à élargir son programme afin de tenir compte des clivages croissants entre les villes et les campagnes, qui étaient auparavant ignorés par les autres partis politiques. Bien que les agriculteurs ne représentent qu’un très faible pourcentage de l’électorat, le BBB a obtenu environ 20 % des voix. Le parti a obtenu un soutien important dans les campagnes, où la frustration est la plus forte face à la fermeture d’écoles, d’options de transport public et d’infrastructures hospitalières en raison des mesures d’austérité. Mais il a également attiré des électeurs urbains qui soutenaient auparavant les partis populistes les plus extrêmes et les plus à droite – qui sont ainsi devenus les grands perdants. Le BBB a mis en relation différents groupes se sentant actuellement sous-représentés dans le système politique néerlandais ou désillusionnés par les partis qui les représentent traditionnellement, tels que les démocrates-chrétiens. 

On peut raisonnablement affirmer que le monde atteint les limites de la croissance. Les Pays-Bas – un petit pays très développé et densément peuplé – les ont-ils atteintes en premier ? 

Je suis d’accord avec cette affirmation. Les Pays-Bas sont un cas extrême : la densité de bétail y est la plus élevée de l’UE. Même s’ils réduisaient leur cheptel de 30 %, comme le veut le gouvernement actuel, ils se retrouveraient avec la même densité de bétail que la région belge de Flandre, elle aussi frappée par une crise de l’azote. 

Le gouvernement néerlandais croit toujours qu’il peut dissocier la croissance ou le développement économique de l’impact sur l’environnement et de l’utilisation des ressources. Mais les indicateurs environnementaux tels que le déclin de la biodiversité, le changement climatique et les émissions de gaz à effet de serre montrent qu’il n’y est pas parvenu. Les techno-optimistes ont une très forte tendance à inventer des solutions en bout de chaîne, telles qu’une gestion plus innovante de l’étable, plutôt que de se pencher sur les causes profondes de cette crise de la pauvreté écologique. La situation actuelle du secteur agricole montre clairement que le fonctionnement du système économique est à l’origine de crises multiples et interconnectées. 

Pourquoi le gouvernement et les partis politiques néerlandais n’ont-ils pas préparé une transition agricole qu’ils savaient nécessaire ? 

Nous savons depuis plusieurs décennies que l’azote est un problème pour la biodiversité et le climat. Il en va de même pour les émissions de gaz à effet de serre provenant du secteur agricole et de la dégradation des tourbières. Pourtant, le gouvernement a permis aux agriculteurs de développer leurs activités et d’augmenter le nombre de têtes de bétail. Aujourd’hui, il leur dit de faire le contraire. Les agriculteurs sont donc, à juste titre, irrités par l’incohérence des directives et la médiocrité de la planification. 

Le système de permis environnementaux a été délibérément conçu pour empêcher le ralentissement du développement économique et pour retarder l’adoption de mesures environnementales efficaces. Mais en optant pour cette approche, le gouvernement a involontairement suscité la résistance de l’opinion publique à l’égard de cette dernière. Des pays comme le Danemark ou la France peuvent avoir leurs propres problèmes, mais leurs gouvernements promeuvent l’agriculture biologique ou l’agroécologie et la consommation durable depuis des années. Le gouvernement néerlandais en a décidé autrement. 

La nourriture est-elle un sujet particulièrement délicat parce que son symbolisme est lié à l’identité ? Comme la caricature des gauchistes mangeurs de granola qui disent aux « vrais » mangeurs de viande de changer leur régime alimentaire. 

L’identité joue certainement un rôle. Dans un pays néolibéral comme les Pays-Bas, la régulation du marché est taboue et peut être ressentie comme une ingérence dans les choix individuels. L’alimentation joue un rôle important dans la vie et les moyens de subsistance des gens, ce qui en fait un domaine difficile pour le gouvernement. Cela explique leur réticence à aller au-delà de la simple fourniture d’informations aux consommateurs. 

Par rapport à d’autres pays européens, la politique alimentaire néerlandaise a tendance à ne pas trop se projeter dans l’avenir, elle est plutôt réactive. Elle est également plus orientée vers le consensus et le néolibéralisme. Le gouvernement négocie avec l’industrie et s’appuie sur l’autorégulation. En revanche, la politique agricole et alimentaire française est plus anticipative et privilégie des mesures plus coercitives – même s’il faut reconnaître que cette approche ne fonctionne pas toujours. 

Des mesures plus efficaces consisteraient à taxer ou simplement à interdire certains produits ou à réglementer l’environnement alimentaire. Au Royaume-Uni, par exemple, les conservateurs ont imposé des taxes sur le sucre dans les sodas et réglementé la quantité de sel dans les produits, en les justifiant en termes de santé publique et en particulier comme une réponse à l’augmentation de l’obésité. J’ai cité tout à l’heure l’exemple du Danemark, avec sa politique d’agriculture biologique. La Nouvelle-Zélande est en train d’introduire un système de taxes sur les émissions pour son énorme secteur laitier. 

Comment évaluez-vous les projets de l’UE visant à soutenir la transition verte dans l’agriculture ? 

Le concept « De la ferme à la table » est l’une des stratégies les plus marquantes du pacte vert européen. Il s’agit d’une première étape vers une politique alimentaire réintégrée plus complète au niveau de l’UE. Toutefois, à l’heure actuelle, cette stratégie, qui vise à assurer la cohérence entre tous les secteurs et toutes les politiques, existe parallèlement à la politique agricole commune (PAC). La Commission n’ayant pas réussi à aligner les deux politiques, il subsiste des incohérences majeures. Cela s’explique principalement par le fait que la PAC actuelle a été proposée en 2018, avant que la nouvelle Commission n’entre en fonction en 2019 et ne propose son Pacter vert l’année suivante. 

Ce qui est également difficile avec la stratégie « De la ferme à la table », c’est que, bien que la politique agricole soit l’un des domaines politiques les plus européanisés, elle repose en grande partie sur le niveau national. Hormis l’étiquetage, tout ce qui a trait à la consommation – comme les interventions fiscales, l’éducation ou l’aménagement de l’espace en vue de modifier l’environnement alimentaire – relève toujours de la compétence des États membres. Si la Commission a accordé une place relativement importante à la transition du système alimentaire dans son agenda, ce n’est pas le cas de la plupart des États membres. 

L’incohérence entre la PAC et le programme « De la ferme à la table » et la reconnaissance du fait que ces défis sont tous liés n’ont trouvé un écho que dans un nombre relativement limité d’États membres. Les Pays-Bas n’ont pas encore réussi à développer une politique alimentaire plus intégrée. En ce sens, la nouvelle initiative sur le système alimentaire durable que la Commission est susceptible de proposer en 2023 sera un développement passionnant. Elle comprendra probablement certaines exigences en matière de rapports et pourrait demander aux États membres d’élaborer des stratégies alimentaires nationales. La consommation a été l’une des principales faiblesses de la stratégie « De la ferme à la table ». Si l’on examine les objectifs, on constate qu’ils sont très précis en ce qui concerne l’agriculture, par exemple en matière de réduction des pesticides et des engrais. Mais du côté de la consommation, ils sont très génériques. 

Quels sont les principaux enseignements à tirer du cas néerlandais ? 

Nous devons réfléchir à la manière dont nous allons évoluer. Le fait même que la politique alimentaire soit à l’ordre du jour est une étape positive, mais l’approche reste très technocratique. En même temps, la société est intéressée par l’adoption de pratiques durables. La question est de savoir comment nous allons organiser de nouvelles formes de participation des acteurs du système alimentaire afin d’accroître non seulement la qualité et l’efficacité de nos politiques alimentaires, mais aussi leur légitimité ? C’est essentiel pour favoriser un changement de comportement à l’échelle nécessaire. 

Les principales leçons à tirer de la gestion de la transition sont les suivantes : anticiper, adopter un programme systémique, reconnaître que les défis sont interconnectés et s’attaquer à leurs causes profondes plutôt que de proposer des solutions à court terme. Il s’agit de recommandations plutôt abstraites et génériques, mais je pense que le gouvernement néerlandais a clairement échoué sur tous ces aspects. 

Pensez-vous que des forces similaires au Mouvement agriculteur-citoyen feront partie de la politique européenne de manière plus générale ? 

Oui. Les politologues prédisent depuis longtemps que la transition écologique deviendra l’un des nouveaux clivages politiques. Un nombre croissant de groupes politiques et de scientifiques affirment que notre système capitaliste actuel a fait son temps et appellent à un changement radical du système économique. Reste à savoir ce qui viendra à sa place. Il y a certainement des intérêts particuliers à maintenir les choses en l’état et à utiliser la politique pour y parvenir. 

Les politiques alimentaires des partis verts s’appuient sur des approches telles que l’agroécologie. Mais, aux Pays-Bas du moins, il semble que les agriculteurs ne soient pas convaincus et que les politiques vertes soient beaucoup moins populaires à la campagne que dans les zones urbaines. Comment un parti écologiste peut-il parvenir à les convaincre ? 

Les partis verts n’obtiennent généralement pas de bons résultats auprès des agriculteurs. Si vous plaidez en faveur d’une refonte systémique, vous ne serez pas bien accueilli par ceux qui devraient transformer radicalement des entreprises dont ils sont vraiment fiers et des terres auxquelles ils sont profondément attachés. 

Ce que font les Verts aux Pays-Bas – également en coopération avec le parti travailliste (PvdA) – sera essentiel pour une transition écologique réussie évitant une réaction populiste et une aggravation de la polarisation. Ma conviction est que la transition ne peut fonctionner que si elle s’accompagne d’une redistribution radicale des ressources financières. De nombreux politologues estiment que les gens n’acceptent un changement à grande échelle que s’ils ont l’impression qu’il est juste. Nous vivons à une époque où un petit pourcentage de la société profite de la croissance économique tandis que l’État-providence et les infrastructures publiques se détériorent. Cela a érodé le soutien de l’opinion publique à la transition écologique. 

Un avenir vert devrait également inclure des services publics élargis et des filets de sécurité sociale plus généreux. Cela pourrait permettre de convaincre une grande partie de l’électorat, y compris les habitants des zones rurales et en particulier les agriculteurs. Il pourrait bien être difficile de persuader les agriculteurs qui n’adhèrent pas aux idées progressistes de passer à l’agriculture durable. Mais pour la société dans son ensemble, c’est la stratégie à suivre.