Lancinante et récurrente, la difficulté à mobiliser sur la durée un soutien populaire aux enjeux environnementaux pèse sur la viabilité des débouchés politiques de l’écologie.

« Globale » et « locale », la nature même des préoccupations écologiques semble déjouer la possibilité d’une mobilisation de masse : soit elle est affaire de citoyens pionniers, ultra-conscientisés, soucieux de justice climatique et de l’état de la planète, qui brandissent de pathétiques images d’ours blancs émaciés sur une banquise fondante ; soit elle se traduit dans des luttes, éventuellement violentes, extrêmement territorialisées jusqu’à être parfois qualifiées de « Zone à Défendre », qui peinent à fédérer au-delà du territoire concerné – ici ou là contre des projets miniers ou des retenues d’eau, contre des chantiers d’infrastructures contestées, ou alors à l’entrave d’un convoi de déchets nucléaires.

Au fond, et c’est un problème, les mobilisations populaires sur l’écologie dépassent rarement les cercles restreints des activistes, les militants d’ONG ou les groupes d’électeurs des partis verts – même quand elles touchent à des sujets transversaux comme la santé publique avec les scandales de la dioxine ou de la vache folle à la fin des années 1990, ou des urgences croissantes, comme la lutte contre le dérèglement climatique, pourtant désormais reconnue par une écrasante majorité de la population.

Certes, ces prises de conscience peuvent déboucher ponctuellement dans les urnes sur un succès électoral des partis verts, et leur accession plus ou moins durable aux leviers de gouvernement, local ou national. Mais malgré les progrès indéniables, et constants, de la pénétration de la conscience écologique dans les sociétés occidentales, malgré les mobilisations d’une fraction de la jeunesse européenne, malgré les alertes scientifiques répétées et les conséquences concrètes de plus en plus évidentes des urgences environnementales, quand les rapports sociaux se tendent, c’est très rarement sur une revendication considérée comme écologique.

Certes, il y aura toujours les images des cortèges d’opposants aux centrales nucléaires, des années 1970 aux manifestations massives après Tchernobyl ou Fukushima. Ou bien celles des premiers défilés planétaires des Fridays for future à l’appel de Greta Thunberg. Mais si l’écologie s’est effectivement toujours ancrée, tout au long de son histoire politique, dans la mobilisation, active et festive, de segments de la société, elle semble cependant avoir été reléguée aux marges de l’imaginaire des luttes sociales.

Gilets jaunes comme militants écologistes ?

En fait, les clivages politiques postulés par l’écologie n’épousent pas les contours des clivages sociaux – malgré les efforts des intellectuels et des leaders écologistes pour les faire coïncider dans une formule qui entend réunir les inégalités « environnementales et sociales ». Dernières illustrations en date de ce découplage entre imaginaire de la justice sociale et projet politique écologiste : dans les manifestations qui occupent les rues des grandes villes françaises depuis la présentation du projet de loi de réforme envisageant de repousser l’âge légal du départ à la retraite, les mots d’ordre des syndicats et des opposants puisent à l’imaginaire du mouvement ouvrier et de ses luttes pour les droits des travailleurs. Ils se réclament d’abord d’une certaine idée de la justice sociale – pas de l’exigence écologique d’un autre équilibre entre vie productive et vie contemplative, d’une réflexion sur le revenu contributif, ou de la remise en cause des valeurs de la société consumériste.

Pire. C’est même très souvent dans le rejet de propositions à vocation écologique, vécues comme des contraintes morales insupportables ou des restrictions illégitimes à la liberté individuelle, que viennent se cristalliser de puissants mouvements sociaux et politiques. C’est dans la réaction des bastions miniers et de la rust-belt que s’enracine la force renouvelée du parti républicain aux Etats-Unis depuis l’émergence du Tea Party et de Sarah Palin jusqu’aux cohortes d’électeurs populaires de Trump. Drill baby drill ! Plus près de nous, c’est le cas aux Pays-Bas avec le succès récent du parti BoerBurgerBeweging (mouvement agriculteur-citoyen) nourri par une profonde et violente colère du secteur de l’élevage, déclenchée par le plan gouvernemental de réduction drastique des émissions nationales d’azote d’ici 2030. C’est aussi une des sources du soutien de l’électorat populaire aux droites radicales qui s’opposent aux mesures contraignantes sur les Zones à faible émission dans les villes, à la prochaine interdiction des voitures à moteur thermique, ou aux exigences de modifications de nos comportements de consommation.

Pourtant, malgré les apparences, l’un des plus grands mouvements sociaux de ces dernières années en Europe a des racines profondément écologistes. Déclenché par la limitation de vitesse à 80km/h sur les routes nationales suivie d’une hausse de la taxe carbone, le mouvement des Gilets Jaunes a tenu la France en haleine pendant près de 18 mois au rythme de ses manifestations hebdomadaires, partout sur le territoire national. Interrompu seulement par la grande suspension du Covid et des restrictions sanitaires, ce mouvement synthétise toutes les contradictions de la société de l’automobile. C’est toute une population rurale et périurbaine, éloignée géographiquement, culturellement et économiquement des centres de décision urbains qui prend de plein fouet l’augmentation de l’essence. Pour cette France « prisonnière de la voiture » le prix du plein vaut bien le prix du pain des révolutionnaires de l’Ancien régime.

A l’automne 2018, une pétition en ligne atteint puis dépasse le million de signatures. Ce texte de Priscillia Ludoski faisait partie des nombreuses initiatives de protestations spontanées contre la décision du gouvernement d’augmenter la fiscalité sur les carburants au nom du financement de la transition énergétique. Mais il était celui qui posait le plus nettement et le plus directement l’impasse de notre mode de vie centré sur l’automobile – et la duplicité intolérable d’une politique écologique fondée exclusivement sur la contribution des plus modestes.

Le mouvement des Gilets Jaunes était au fond, la manifestation de l’arnaque de la société de l’automobile. Une révolte contre « l’idéologie sociale de la bagnole » comme la nomme André Gorz dans un texte de 1973 resté d’une très grande actualité. Crise de civilisation, ce mouvement social soulignait en creux l’insoutenabilité du prix de cette précieuse liberté octroyée par l’automobile : fin de la proximité, fin des sociabilités, déclin des services publics territorialisés, règne des hypermarchés et des loisirs en mégaplexes : « une civilisation du rond-point ».

Comme l’a écrit David Cormand, ancien patron des Verts français, « les Gilets Jaunes sont les premiers à avoir rendu visibles et incontournables les liens entre inégalités sociales et environnementales. » Nombreuses et concordantes, les analyses des raisons de la colère et de la durée du mouvement de protestation ont beaucoup insisté sur le sentiment de déclassement des petites classes moyennes et des classes populaires, sur la précarisation progressive de leur situation économique, sur la dégradation du lien social et la perte de confiance généralisée dans les institutions, les élites et « le système ».

Car c’est bien aussi contre un « système » désincarné et déshumanisant que s’est faite la mobilisation des Gilets Jaunes. La symbolique démocratique de ces rassemblements improvisés des contestataires de la taxe carbone sur les ronds-points n’a pas échappé́ aux observateurs honnêtes du mouvement. Par la réappropriation de ces lieux anonymes de passage, bétonnés et laids, points névralgiques des accès aux mégaplexes consuméristes en bordures de villes, les comités Gilets jaunes se recréaient des espaces communs. Ils en aménagèrent l’accueil, en firent de véritables espaces publics de démocratie directe, de rencontres, de débats, de camaraderies – et même, nous signalent certaines enquêtes journalistiques, d’histoires d’amour.

Mouvements sans médiateur

Les Gilets jaunes n’écrivent pas de livres branchés pour témoigner de leur solitude sociale et de leur expérience de déclassement, mais le recueil de leurs témoignages aura permis à ceux qui ont accordé au mouvement le sérieux qu’il méritait, de prendre conscience que le mal-être et la souffrance générale engendrés par le règne de l’individualisme ne concernent évidemment pas que les classes privilégiées et la bourgeoisie urbaine. Défi lancé à l’anonymat et à la polarisation, à la solitude et à l’isolement, le mouvement des Gilets jaunes a cristallisé, outre les limites d’un système à bout de souffle, une soif de communauté́ et d’être-ensemble, l’envie de partager des causes et des références culturelles communes. Il a recréé́ du lien symbolique.

Il ne lui manque plus que le film d’un grand cinéaste des luttes populaires et de la déliquescence du lien social comme Ken Loach pour écrire le Raining Stones français et donner aux Gilets jaunes leurs lettres de noblesse artistiques accessibles aux codes culturels de la bourgeoisie.

C’est au fond ce qui aura été le manque le plus criant, le handicap le plus lourd pour ce mouvement spontané, informel et immature. Tiraillés entre la nécessité de se doter de porte-paroles et le refus de se laisser enfermer dans le jeu de la revendication politique et de l’incarnation, les Gilets jaunes n’ont pas réussi à dépasser les contradictions de leur mouvement de démocratie directe. Harcelés par un système médiatique toxique qui les sommait de rentrer dans un dispositif taillé pour les élites politiques et culturelles, il leur aura manqué de véritables « interprètes » au sens où l’entendait l’anthropologue et activiste politique David Graeber. Dans leur ensemble, les partis politiques sensibles à la cause du peuple, à la droite extrême comme à la gauche radicale de l’échiquier politique ont bien tenté de s’en faire les échos. Mais les maladresses médiatiques de leurs représentants, leurs hésitations idéologiques, et leur éloignement sociologique d’une France qu’ils n’habitent plus vraiment, ont conforté les Gilets Jaunes dans le sentiment qu’il n’y avait rien à attendre des partis politiques – sauf d’insupportables tentatives de récupération.

Les Gilets jaunes étaient l’une des manifestations des « multitudes politiques de l’antipolitique », étape supplémentaire dans la longue marche des mobilisés de la marginalité́ du système, venus demander des comptes démocratiques aux démocrates proclamés et établis. Mais sans interprètes, sans intellectuels légitimés par le système lui-même, sans leaders affirmés, ils se trouvaient à la merci de ceux qui parmi eux se poussaient du col pour un quart d’heure de gloire warholien, ou assimilés à l’une ou l’autre de ces figures qui servaient le récit médiatique du moment – en particulier celui de la violence du peuple, nouvelle version actualisée des « classes dangereuses ».

C’est dans cette dans cette incompréhension mutuelle, culturelle et politique, que s’est logée l’accusation de « populisme ». Car le populisme naît lorsque « la prise de parole des subalternes » est interdite, ou disqualifiée, expliquent les philosophes Balibar et Spivak. C’est en ce sens principalement que le mouvement des Gilets Jaunes était « populiste », car il est la prise de parole des subalternes, relégués de la culture dominante qui se gausse de leur look, de leurs goûts et de leurs attitudes – ou pire, feint de les apprécier de loin, d’un air paternaliste de commisération sans les prendre au sérieux, et les recadre dans un « grand débat » truqué. Ils sont ce pays que ses responsables « ne connaissent pas » pour paraphraser le titre de François Ruffin.

Symptôme d’un « dérèglement démocratique » profond, ce qui aura manqué cruellement au mouvement des Gilets Jaunes pour devenir un vrai mouvement politique et prendre toute sa place comme mouvement social écologiste, ce sont ces intermédiaires. Des porte-parole capables de déjouer les pièges du système, qu’il soit institutionnel ou médiatique. Des interprètes de la colère et de la révolte, capable de traduire la réalité des uns dans les mots des autres. La violence qui a accompagné certains débordements du mouvement trouve en partie son origine dans cette absence d’écoute de ceux qui devaient en entendre la révolte.

Toute révolution a besoin d’un poète

Si la énième jacquerie paysanne de campagnes françaises en disette se mue en révolution politique pour donner « 1789 », c’est justement parce que le Tiers-Etat était aussi composé de cette classe d’intermédiaires, bourgeois hérauts de la cause du peuple et de la nation, avocats, notaires, artisans, abbés de campagne, journalistes… Ce sont eux qui firent la médiation et portèrent les doléances.

Lorsqu’en août 1980, le journaliste catholique Tadeusz Mazowiecki et l’historien juif ex-communiste Bronislaw Geremek arrivent en voiture, à Gdansk, portant aux ouvriers des Chantiers Lénine le message de soutien de 64 intellectuels polonais, ils scellent avec Lech Walesa, leader du mouvement syndical, l’union de l’intelligentsia et de la classe ouvrière. Le professeur Geremek racontait volontiers cette anecdote des années de lutte de la Pologne dissidente, comment Walesa les avait retenus au moment de reprendre la route, pour leur demander de porter concrètement la parole des ouvriers en lutte – parce qu’eux, les intellectuels, souvent anciens du Parti communiste, sauraient parler le langage de leurs adversaires ; eux en connaissaient les codes, les fourberies, les pièges. Conclue lors de la négociation des Accords de la Table ronde en 1989, l’aventure de Solidarnosc n’aurait jamais connu le succès dans sa lutte contre le système communiste, sans l’alliance entre les intellectuels et le mouvement social.

Au fond, il n’y a pas de débouché politique à un mouvement social sans le travail des intellectuels. Il ne suffit pas que le leadership s’exprime dans la capacité des chefs à canaliser la colère et les espoirs de ceux qui les suivent. Il faut aux mobilisés la capacité de s’entendre avec l’adversaire. Ce sont les Byron, Goethe, Lamartine, Petöfi, Hugo, Böll ou Sartre, qui viennent faire porter la voix des sans-grades des barricades aux cercles du pouvoir, des réunions populaires aux salons de la bourgeoisie, du langage de la rue aux codes de la bienséance urbaine.

Ce sont les passeurs, les interprètes. Ceux qui accompagnent la prise de parole des subalternes. C’est dans les impasses de l’incommunication mutuelle que naissent la défiance et la violence.

Seule famille politique dotée de la grille de lecture correspondant aux enjeux démocratiques, environnementaux et sociaux de cette profonde révolte populaire, les verts français ont pourtant échoué à s’en faire les compagnons. Mais le moment populiste européen n’est pas fini. Si les écologistes veulent pouvoir s’en saisir sans s’y laisser corrompre, il faut qu’ils en acceptent les exigences : faire le travail d’interprétation des aspirations populaires pour leur offrir un débouché politique. Cela passera par leur ré-ancrage sociologique et leur sortie des centres-villes.

Et surtout par leur capacité à maîtriser d’autres langues que celle de leur classe sociale.