Depuis le crash de l’avion présidentiel de Lech Kaczyński à Smolensk le 10 avril 2010, des commémorations annuelles organisées devant le Palais présidentiel à Varsovie rendaient hommage à la mémoire des victimes de ce que Lech Wałęsa appella un « deuxième désastre après Katyń ».  Rien d’étonnant puisqu’on comptait 96 morts, dont le président de la République, son épouse, ainsi que des représentants des plus hautes instances de l’État. Or le président avait pour frère jumeau Jaroslaw, qui, lui, depuis 2003, dirige le parti sorti vainqueur des récentes élections présidentielles et législatives de 2015, Droit et Justice (le PiS).

Et pourtant ! Passées les premiers moments de sincère tristesse, exprimés unanimement par les Polonais, vint le temps de la réactivation du mythe de la martyrologie polonaise, qui — doit-on le préciser — n’enivre pas l’ensemble de la société polonaise.

Cela étant, les télescopages historiques sont toujours parlants. La proximité du site du crash avec la destination de la délégation polonaise, le lieu où exactement soixante-dix ans aupara­vant, au printemps 1940, furent assassinés des milliers d’officiers polonais par le NKVD, justifia l’idée qu’il s’agissait du « deuxième Katyń ».

D’autre part, ces télescopages ont été efficacement utilisées pour créer l’adhésion à une vision complotiste de l’accident, cherchant à faire croire qu’il s’agissait d’un complot russe ou d’une tentative de coup d’État, orchestrée par Moscou. Les commémorations organisées par le PIS ont vite pris l’allure des manifestations contre le gouvernement de Donald Tusk. D’année en année augmentait le nombre de Polonais pensant qu’il avait bien pu s’agir d’un attentat, plutôt que d’un accident dû notamment à l’erreur des pilotes.

Cette date tragique devait désormais marquer une césure dans l’histoire de la Pologne de l’après 1989, contribuer à l’avènement d’un temps nouveau, en permettant de mieux distinguer le « nous » exclusif des porteurs de la souffrance nationale face aux « autres ».

Garde militaire, inauguration de nombreuses stèles dressées devant les bâtiments publics[1], ces commémorations vinrent corroborer une irrationnelle rhétorique sacrificielle[2] dont le but semblait, dès le début, foncièrement politique : élever la catastrophe de Smolensk au rang de mythe fondateur d’une nouvelle Pologne. Et même si la forme qu’elle devrait prendre n’est pas encore claire, l’on voit d’ores et déjà le spectre d’un autoritarisme pointer à l’horizon.

„La dictature du cœur”

La Pologne serait-elle donc déjà « au royaume du kitsch où s’exerce la dictature du cœur[3] » ? Milan Kundera prétendait ainsi que, lorsque le cœur parlait, la raison n’élevait pas d’objections. Aussi, le monde des idées fixes est-il le terrain préféré du kitsch et le kitsch est l’arme de propagande préférée des régimes autoritaires, voire totalitaires.

Qu’en est-il de l’esthétique standardisée du parti de Jaroslaw Kaczyński ? Ayant recours à des topoï tels que justice, national=catholique, « bon changement », elle flatte la mièvrerie nationale et religieuse, afin de créer une « communauté de sentiments ». Monsieur Kaczynski est conscient que la mémoire collective est malléable et que la „bonne” gestion des émotions de la nation pouvait consolider une communauté partisane.

Il va sans dire que le PiS introduira facilement la „religion” de Smolensk, dont les principaux dogmes sont la glorification du défunt président Lech Kaczyński et la punition des responsables politiques de « l’ancienne » Pologne, notamment de Donald Tusk et de son équipe, dans les manuels d’histoire et les programmes d’enseignement. S’ajoutent à cela les demandes pressantes d’ériger à tout-va des monuments à la mémoire de Smolensk qui, eux aussi, ont pour but d’aider le camp de Kaczyński à marquer sa domination dans la vie publique.

Kaczyński échappera-t-il au kitsch qui accompagne cette hyperbolisation identitaire ? Rien n’est moins sûr. Le film sur Smolensk récemment produit par le réalisateur Antoni Krauze fut un flop total, y compris aux yeux de Jarosław Kaczyński lui-même qui a freiné sa sortie dans les cinémas en Pologne. Il en a été de même avec les statues du défunt président, Lech Kaczyński, dont la qualité artistique laisse beaucoup à désirer, au point où même les acolytes les plus dévoués du PiS ont du mal à y reconnaître « leur » Président.

Si le kitsch est l’esthétique dominante des autoritarismes, dans l’espace du pluralisme, il sombre sous le poids de l’ironie et de la critique. Aussi faut-il que Kaczyński « les étouffe[4] » ou les bannisse. Ce qu’il s’évertue, semble-t-il, à faire depuis novembre dernier.

Fin de la „didactique de la honte”

Quels projets se cachent-ils derrière le spectacle-kitsch du « bon changement », réalisé sans relâche par les vainqueurs des élections de 2015?

Étant un parti national-populiste, le PiS hypostasie l’idée de la nation, dont les racines – rappelle Kaczyński – sont essentiellement catholiques – et se fait le héraut de la politique de restauration de la fierté nationale. Il entend ainsi mettre fin à la politique de soumission conduite, soi-disant, par les équipes précédentes aussi bien vis-à-vis de l’UE que face à d’autres partenaires étrangers. En clair, il s’agit d’en finir avec ce que les leaders du parti appellent « la didactique de la honte », qui jusqu’alors empêchait la nation polonaise de tenir son rang au niveau européen et international et freinait le réveil de « cette grande puissance qui sommeille en elle[5] ». Cesser d’accepter aussi que les autres puissent mettre en doute l’héroïsme de la nation polonaise, rejeter « des questionnements ou des critiques[6] » quant à l’attitude antisémite des Polonais avant, pendant et après la Shoah.

Bénéficiant d’un fort soutien de l’Église catholique – dont l’interventionnisme dans les affaires politiques est croissant, malgré les oppositions fortes exprimées aussi bien par certains évêques et prêtres que par une partie des fidèles eux-mêmes –  et de ses médias ultra-radicaux, qui furent d’ailleurs d’un excellent renfort pendant la campagne électorale, monsieur Kaczyński fait sa croisade contre la Pologne de l’après 89. Aussi faut-il « nettoyer » de fond en comble toutes les structures et administrations de l’État, faire tomber de leur piédestal les Walesa, Michnik, Geremek et autres, et bâtir sur de nouvelles bases une Pologne „saine” et „forte”, que plus personne ne pourra humilier. La Pologne selon Kaczyński doit être catholique, conservatrice et repliée sur elle-même.

„L’élément animal”

Pour l’heure, ni les pressions européennes et américaines, ni celles exercées à l’intérieur du pays par le renforcement des résistances citoyennes et les manifestations de plus en plus nombreuses contre les violations de l’État de droit ne réussissent à mettre un terme à la marche triomphale des national-populistes polonais. De même qu’aucune critique à l’égard de leur politique n’est considérée par eux comme valable. Bien au contraire !

Très vite les leaders du PiS s’attribuèrent le monopole du patriotisme et de la vertu, tout en le refusant à ceux qui ne partagaient pas leur vision de la politique ou leur projet de la nouvelle Pologne.

Ainsi, à l’opposé « des vrais Polonais », y-auraient-il, selon Jaroslaw Kaczyński, « les Polonais de la pire espèce », autrement dit ceux qui « portent le gène de la trahison ». Ces « traîtres » noircissent l’image de la Pologne à l’étranger en parlant aux institutions et à la presse étrangères.

Mais, que dire de ses propos, repris immédiatement en chœur par son entourage, qui vont jusqu’à priver ses adversaires de leur qualités d’humain? Hélas, pour mieux compromettre tous ceux qui osent s’opposer, on détruit les repères corporels qui les humanisent.

Ainsi, lors d’une interview télévisée, désigna-t-il ses opposants comme « l’élément animal » de la nation, repoussé de la « mangeoire » après la victoire de son parti, tels des cochons privés d’une pitance (qu’ils ne méritaient pas). Des têtes de porc sont d’ailleurs brandies en marge des manifestations du Comité pour la Défense de la Démocratie[7] par des sympathisants du PIS. La référence porcine apparaît également dans un néologisme le “panświnizm[8]”, cette “invasion de l’impur”, terme utilisé tantôt pour se démarquer de tout ce qui ne constitue pas les “vraies” racines de l’identité polonaise, (le catholicisme), tantôt comme une caractéristique des programmes diffusés par les médias publics avant qu’ils ne tombent sous la coupe du PiS.

Ces pratiques discursives sont mortifères pour l’unité de la société polonaise. Elles créent un climat d’inimitié, voire de haine entre les Polonais eux-mêmes, en creusant un fossé infranchissable entre la Pologne de Jaroslaw Kaczyński et celle qui s’oppose à lui. Avec la montée des mouvements d’extrême droite, que le parti de monsieur Kaczyński cherchera toujours à apprivoiser, le risque est grand que ces agressions, jusqu’alors verbales, ne se transforment en violences plus musclées.

On voit d’ores et déjà, dans plusieurs villes de Pologne, des agressions physiques contre les étrangers perpétrées par les représentants des mouvements d’extrême droite ou leur sympathisants. Le ton fut donné par J. Kaczyński lui-même lors de sa campagne. Il s’en est pris alors aux ennemis extérieurs de la Pologne. L’afflux des réfugiés et la crise européenne qui en découla furent du pain béni pour son parti. Monsieur Kaczyński est monté en première ligne pour souligner avec force son refus d’accueillir des réfugiés. Cette tactique se révéla payante pour son parti, qui doit la victoire électorale en grande partie à sa campagne d’encouragement des peurs au sein de la société polonaise face à l’arrivée massive de réfugiés musulmans.

Amertume et colère

Aujourd’hui, en Pologne, l’amertume et l’abattement devant la dilapidation de tant d’efforts entrepris lors de ces 25 dernières années pour construire la démocratie libérale côtoient un profond sentiment d’indignation. Les mécontentements s’accumulent et la colère gronde, comme jamais depuis 1989. Car, paradoxalement, si en quelques mois de gouvernement indirect, monsieur Kaczyński a réussi une chose, c’est bien la mobilisation d’une grande partie de la société polonaise contre la dérive autoritaire du pays.

Dès le premier bras de fer entamé peu après la victoire du PiS avec la Cour constitutionnelle afin de l’empêcher de contester les réformes menées par le nouveau gouvernement, la société civile commença à se mobiliser par le biais notamment d’un mouvement appelé Comité pour la Défense de la Démocratie. Ce KOD s’est rapidement structuré à travers tout le pays.

Conscients que le PiS ne va pas s’arrêter si tôt dans sa prise de contrôle de tous les leviers du pouvoir, les Polonais sont de plus en plus nombreux à soutenir les actions du KOD. Selon un sondage de mai 2016, ils sont 53% à le déclarer. D’autant que cette dynamique de domination autoritaire risque de perdurer. Le PiS prépare d’ores et déjà de nouveaux outils électoraux (découpage des circonscriptions et changement du mode de scrutin) pour garder le pouvoir bien au-delà du mandat de quatre ans.

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À l’heure où il n’est plus possible de considérer cette poussée national-catholique et antieuropéenne comme une simple tentation de la démocratie illibérale, mais plutôt comme un projet d’instauration durable d’une autocratie ou d’une « démocratie souveraine » dont la Russie de M. Poutine semble être le modèle, au moins autant que la Hongrie de M. Orbán, les mobilisations citoyennes sont un grand espoir pour les démocrates polonais.  Si elles n’ont pas d’impact immédiat sur la conduite du pouvoir en place, elles le déstabilisent au point où il doit désormais mettre en œuvre tout une machine de propagande pour les minimiser, caricaturer leur caractère massif et porteur de revendications démocratiques.

Dans une Europe où les tendances populistes et d’extrême droite, toutes plus ou moins mues par la volonté de rendre l’Union européenne inopérante, se répandent dangereusement, « le cas polonais », rajouté à celui de la Hongrie et d’autres pays de la région, fait peser un réel risque sur les fondements démocratiques de l’Union européenne.

Pour faire face à la “tyrannie de la majorité”, la Pologne a besoin plus que jamais du soutien de l’Europe et des Européens; peut-être arrivera-t-on ainsi à éviter ensemble une nouvelle fracture qui pourrait s’avérer fatale pour l’UE.

Finalement, c’est peut-être le caractère de spectacle-kitsch qui sera le talon d’Achille de ce pouvoir qui ne craint rient tant que le rire et la satire.

Avec leur sens de l’humour à toute épreuve, les Polonais se consolent et trouvent le remède à leur propre malaise en racontant des anecdotes sur la réalité qui les entourent, les médias sociaux y aidant fortement. Car, comme leur avait enseigné leur grand poète du temps de l’épreuve communiste, Zbigniew Herbert, c’est une « question de goût ».

 

[1]. Le monument de Lech Kaczyński installé en 2016 devant la mairie de Varsovie porte l’inscription suivante: „En mémoire du Président Lecz Kaczyński tombé [sic!] au service de la patrie”. Le terme est celui utilisé pour les soldats morts au combat.

[2] Suite aux partages de la Pologne (1772, 1792 et le dernier qui mit fin au royaume en 1796) et à l’effondrement répétée de la souveraineté nationale, ou encore aux échecs des insurrections, un mythe consolateur s’est créé d’une nation vouée au sacrifice, tel le Christ. “Le messianisme polonais” est un courant identifié essentiellement à un penseur romantique polonais, Andrzej Towiański, et au poète majeur du romantisme polonais, Adam Mickiewicz.

[3]. Milan Kundera, L’insoutenable légérté de l’être, collection Folio, Malesherbes, avril 2010, p. 361.

[4]. Cezary Michalski, „Misjonarze religii smoleńskiej”, [Les missionnaires de la religion de Smolensk], Newsweek Polska, 24 Avril 2016, p. 24-26.

[5]. Les propos du président Duda prononcés lors des célébrations du 1050e anniversaire du Baptême de la Pologne, Gniezno, le 22 mars 2016.

[6]. Idem.

[7]. Le KOD, Comité pour la Défense de la Démocratie, créé par un ingénieur informaticien, Mateusz Kijowski, en novembre 2015 en réaction à ce qu’il voyait comme la destruction des institutions démocratiques.

[8]. Le „panświnizm”, néologisme composé de deux éléments : le préfixe „pan-” marquant une idée de globalité et „świnizm” qui fait référence au phénomène de la généralisation de la „cochonnerie”, que l’on pourrait appeler par extension « l’invasion de l’impur ». Le discours de Jaroslaw Kaczyński en soutien de Anna Maria Anders, candidate aux élections sénatoriales partielles, prononcé lors de sa campagne, le 20 février 2016, à Suwałki (ville du Nord-Est de la Pologne). Ou lors d’une conférence à Włocławek (centre du pays) sur le rôle des médias « nationaux », organisée par une organisation catholique le 22 avril 2016.

[9]. Zbigniew Herbert, « Potęga smaku », [La puissance du goût], », in Raport z oblezonego miasta i inne wiersze [Rapport de la ville assiégé et autres poèmes], Paris, Institut Littéraire, 1983 (en polonais). Traduit par Jacques Donguy et Michel Maslowski. In. Joanna Nowicki (dir.), « Hermès, La Revue », C.N.R.S. Éditions, 2010/3, n° 58,  p. 23-28.

« Cela n’exigeait pas grand caractère

Nous avions juste ce qu’il faut de courage nécessaire

Mais au fond c’était une question de goût

Oui de goût

Qui nous fait sortir la grimace, murmurer un sarcasme

Même si à la suite de cela devait s’écrouler le chapiteau

inestimable du corps, la tête. »