Le dernier rapport du GIEC a été publié dans l’ombre de l’invasion brutale de l’Ukraine par Vladimir Poutine. S’il n’a pas reçu l’attention qu’avait suscitée le rapport précédent, ses conclusions n’en sont pas moins difficiles à ignorer et son unique message, limpide : nous sommes au cœur de la crise climatique et la nécessité de s’y adapter est urgente. Grâce à la contribution d’un auteur principal du GIEC et d’acteurs écologistes, Clare Taylor analyse les répercussions du rapport à la fois pour les communautés en première ligne, la politique climatique de l’UE et la responsabilité de l’UE envers le reste du monde.

Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a été publié le lundi 28 février 2022. Il s’appuie sur le précédent rapport publié en 2021 (associé à l’expression « Code rouge pour l’humanité »), qui estimait que les émissions de gaz à effet de serre provenant des activités humaines sont responsables d’un réchauffement d’environ 1,1 degré Celsius depuis 1850 à 1900, et qu’au cours des 20 prochaines années, le réchauffement de la température mondiale devrait atteindre, voire dépasser les 1,5 degré. Même avec une réduction radicale des émissions, il faudrait 20 à 30 ans pour obtenir une stabilisation des températures mondiales.

S’adressant aux médias le jour de la publication du rapport, le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a souligné que la grande majorité des investissements dans l’action climatique sont actuellement orientés vers l’atténuation (la réduction des émissions) plutôt que vers l’adaptation (la préparation et l’ajustement aux conséquences du changement climatique). « Les investissements dans l’adaptation doivent être consentis avec la même vigueur et la même urgence », a déclaré M. Guterres.

Le rapport se concentre sur les villes, considérées comme des « points chauds » des impacts et des risques climatiques, mais aussi comme des lieux susceptibles « d’offrir des possibilités d’action en matière climatique – des bâtiments écologiques, des approvisionnements fiables en eau propre et en énergie renouvelable et des systèmes de transport durables qui relient les zones urbaines et rurales sont autant d’éléments qui peuvent favoriser une société plus inclusive et plus juste », selon la coprésidente du rapport, Debra Roberts. Le coprésident Hans-Otto Pörtner a noté des progrès tels que l’émergence du mouvement mondial des jeunes pour l’action climatique et une « compréhension plus approfondie des solutions », tout en avertissant cependant qu’ « au-delà de certaines températures, l’adaptation n’est plus possible ».

Le rapport est fondé sur une analyse scientifique et un consensus à grande échelle. Il a été préparé par 270 auteurs de 67 pays, 675 auteurs contributeurs, et contient plus de 34 000 références citées et plus de 62 000 commentaires d’experts et d’autorités publiques.

Impacts climatiques en Europe

Le rapport renforce fortement le consensus de 2015 sur la limitation du réchauffement de la planète à 1,5 degré : chaque accroissement du réchauffement de la planète entraîne une augmentation des conditions météorologiques extrêmes. En cas d’augmentation de 3 degrés du réchauffement climatique en Europe, le nombre de décès et de personnes à risque en raison de températures élevées sera  deux à trois fois plus élevé qu’à 1,5 degré. Pour l’Europe du Sud, une augmentation de 2 degrés entraînera une pénurie d’eau pour un tiers de sa populationPlus de 40 % de la population de l’UE  vit dans ou à proximité des zones côtières, ce qui signifie qu’au moins 200 millions de personnes sont fortement exposées aux inondations, à l’érosion et à l’élévation du niveau de la mer.

« L’adaptation est une réalité – nous ne sommes plus dans le climat des années 1980 », a déclaré Wouter Vanneuville, expert en adaptation au changement climatique à l’Agence européenne pour l’environnement et s’exprimant pour le Green European Journal. « L’atténuation [la réduction des émissions] est importante et il est primordial de se maintenir bien en deçà de 2 degrés. Mais même si nous devenions une société nette (zéro émission) d’ici la fin de l’année, il faudrait encore des décennies avant que les températures ne se stabilisent.

« Le rapport confirme de nombreuses vulnérabilités depuis l’AR5 [le rapport précédent paru en 2014] », a ajouté Wouter Vanneuville, citant les températures record à travers l’Europe et les incendies de forêt en Suède, dans la région méditerranéenne et en Europe centrale. Les inondations de 2021 en Belgique et en Allemagne, en particulier, ont constitué « un signal d’alarme important ».

« Mais un tel phénomène pourrait très bien survenir dans d’autres lieux, comme en Europe centrale. On y trouve nombre de bassins fluviaux ayant les mêmes caractéristiques et un événement similaire pourrait y produire des effets dévastateurs similaires. Il nous est impossible de prédire avec précision où cela se produira. Le rapport consolide toutes ces données et, en ce sens, nous disposons d’une sorte de référence, d’une nouvelle base de départ », a-t-il précisé.

[…] même si nous devenions une société neutre en carbone d’ici la fin de l’année, il faudrait encore des décennies avant que les températures ne se stabilisent.

Wouter Vanneuville, Agence européenne pour l’environnement

Étant donné la probabilité d’un réchauffement supérieur à 1,5 degré, le rapport arrive à point nommé. Il décrit les effets climatiques à ce jour, les scénarios futurs à différents niveaux de réchauffement et, lançant un appel évident à l’action, passe en revue une série d’options réalisables pour s’attaquer au changement climatique dès maintenant. Des risques clés (127 au total) sont listés pour chaque région du monde.

Professeure à l’Université de Bristol, Daniela Schmidt est auteure principale et coordinatrice au sein du GIEC. Dans un entretien au  Green European Journal, elle explique : « Le point nouveau de ce rapport, c’est qu’il montre ce que nous pouvons faire. L’accent sur l’adaptation est très fort ; l’analyse régionale décrit les risques clés ainsi que ce qui peut être entrepris pour minimiser ces risques ».

L’Europe est exposée à quatre risques clés : la mortalité et la morbidité des personnes ainsi que les changements dans les écosystèmes en raison de la chaleur ; la chaleur et le stress de la sécheresse sur les cultures ; la pénurie d’eau ; et les inondations et l’élévation du niveau de la mer. Bien que les risques aient une pondération égale, Daniela Schmidt précise que la pénurie d’eau est une question transversale qui limite les réponses d’adaptation aux autres risques. « Nous serons confrontés à des choix, par exemple utiliser l’eau soit pour refroidir les villes, soit pour l’irrigation et l’agriculture ».

Les contours exacts de l’adaptation climatique seront déterminés à l’échelle locale : les priorités de l’approvisionnement en eau varieront d’un endroit à l’autre, la fourniture d’eau potable étant généralement la priorité absolue. La prise en considération de l’interaction entre les risques informe également la réponse politique. Wouter Vanneuville : « La sécheresse devient pénurie d’eau lorsqu’elle crée des effets. Il est très difficile d’empêcher les sécheresses de se produire. Prévenir la pénurie d’eau ou définir des mesures de manière à prévenir la pénurie d’eau, en revanche, est à portée de main. Ce que permet l’adaptation, c’est empêcher les sécheresses de se transformer en pénuries d’eau effectives ».

Construire la réponse appropriée

Autre thème central du rapport, la nécessité de planifier la résilience à long terme. A en croire le rapport, qui fait référence à des lacunes à court terme qui compromettent l’adaptation à plus long terme au changement climatique, « il existe aussi de plus en plus de preuves de maladaptation dans de nombreux secteurs et régions depuis l’AR5 ».

Daniela Schmidt : « Les actions relevant de la maladaptation sont un vrai problème. Les infrastructures matérielles [digues, barrages, digues de mer et barrières côtières] autour des rivières et des côtes en sont un parfait exemple marquant. L’élévation du niveau de la mer va se poursuivre, mais les zones humides peuvent constituer des défenses efficaces contre les inondations côtières. Les solutions reposant sur les infrastructures matérielles peuvent n’offrir qu’une protection temporaire. Nous devons tenir compte, dans tous nos efforts de planification, non seulement de ce à quoi ressemble le monde aujourd’hui, mais aussi de ce à quoi les futurs possibles pourraient ressembler ».

Infographie tirée de la page 24 du Résumé à l’intention des décideurs

L’une des principales recommandations du rapport porte sur le fait que les actions en faveur du climat doivent à la fois atténuer le changement et permettre l’adaptation (les options dites « sans regrets »), car protection et restauration de la nature sous-tendent de nombreuses options. Le rapport énumère et note ces options sans regrets. Tant l’adaptation forestière et la fiabilité énergétique bénéficient de notes élevées (voir figure).

Concernant l’option de l’adaptation forestière en Europe, M. Schmidt a mis en garde contre les monocultures ou la plantation d’arbres aléatoire. « Nous disposons en Europe d’une énorme quantité de terres antérieurement boisées. La reforestation est donc une option. Nous savons quelles essences planter et où ; nous avons des prévisions et des projections régionales pour le changement climatique, nous pouvons donc planifier cela parfaitement. Le boisement [la plantation d’arbres là où il n’y en avait pas auparavant] est vraiment dangereux et, dans les monocultures, nous rend extrêmement vulnérables ». L’impact des sécheresses pluriannuelles de 2014 à 2018 sur les plantations forestières européennes en monoculture  en est un parfait exemple.

En ce qui concerne la fiabilité énergétique, la résilience climatique de l’Europe du Nord fonctionne mieux que celle de l’Europe du Sud, en raison d’une production d’électricité décentralisée et basée sur les énergies renouvelables et des températures estivales plus basses, selon Elena Georgopoulou, chercheuse principale à l’Observatoire national d’Athènes et auteure et contributrice au rapport. Les chaleurs estivales extrêmes que connaît le sud de l’Europe depuis 2000 ont donné lieu à des mesures d’adaptation efficaces, telles que des systèmes d’alerte précoce, mais il n’y a pas lieu de se reposer sur ses lauriers. Tous les systèmes électriques seront vulnérables car « les pics de chaleur augmentent dans toutes les régions, ce qui accroît considérablement les besoins de refroidissement et, par conséquent, les charges de pointe. Fortes précipitations et tempêtes violentes créeront également des risques supplémentaires dans toutes les sous-régions européennes », a indiqué Mme Georgopoulou. L’adaptation de la fiabilité énergétique exige des mesures portant sur la demande afin de réduire la charge de pointe et éviter une dépendance excessive à court terme à l’égard de la climatisation qui s’ajoute à la charge de pointe.

Nous serons confrontés à des choix, par exemple utiliser l’eau soit pour refroidir les villes, soit pour l’irrigation et l’agriculture .

Daniela Schmidt, auteure principale et coordinatrice du Chapitre 13 GIEC (Chapitre Europe)

Le rôle du Green Deal européen

En résumé, le rapport est un appel à une adaptation systématique. Dans une certaine mesure, le Green Deal européen (qui couvre neuf domaines politiques), a déjà engagé ce processus en présentant en février 2021 une nouvelle stratégie adaptative de l’UE. Cette stratégie prévoit la collecte de données sur les pertes économiques et les décès dus à des phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes – le type d’ensemble de données susceptibles d’alimenter et d’influencer les secteurs de l’assurance et de la banque, ainsi que la dynamique croissante en faveur d’une finance durable.

« L’adaptation mérite plus d’attention », a déclaré Carolina Cecilio, conseillère politique sur les risques et la résilience au sein du groupe de réflexion environnemental indépendant E3G, dans une interview accordée au Green European Journal. « Des initiatives du Green Deal telles que les Stratégies pour les forêts et les sols sont des exemples réussis qui combinent atténuation et adaptation, mais il faut aller plus loin Des signaux politiques ont été envoyés, il faut maintenant se préoccuper de la mise en œuvre.

L’adaptation systématique dans tous les domaines d’action pourrait réorienter des investissements indispensables vers des options résilientes et sans regrets. Dans le cadre du Green Deal européen, la Commission s’est engagée à mobiliser au moins 1 000 milliards d’euros en investissements durables au cours de la prochaine décennie. Mais bien que 30% du budget pluriannuel de l’UE (2021 à 2028) et 30% de l’instrument NextGenerationEU, destiné à la relance post-Covid, soient affectés à des investissements verts, l’implication ultime du rapport est qu’à l’avenir chaque euro dépensé devrait promouvoir la résilience par une prise de décision éclairée. « Les financements doivent être planifiés, soumis à des stress-tests et à l’épreuve du futur, dans la perspective de scénarios climatiques différents et pour maximiser les efforts d’adaptation », a déclaré Mme Cecilio. « Les impacts climatiques affectent déjà l’UE. Il faut donc pousser pour une adaptation systématique dans les politiques et les financements, tant au niveau national qu’européen – nous avons encore du temps mais nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de le gaspiller ».

Soutien d’une adaptation mondiale à la COP27

Au niveau mondial, l’adaptation – et ses modalités de financement – devraient être les sujets brûlants du prochain cycle de négociations lors de la COP27  en Égypte en novembre 2022. Ce constat découle de la demande justifiée, lors de la COP26, des nations à faible revenu, qui souhaitent que les nations plus riches contribuent financièrement aux pertes et dommages liés au climat. A cet égard, le rapport donne encore plus de poids à cette revendication, en indiquant que les pertes et dommages causés par le changement climatique et auxquels il est impossible de s’adapter « se concentrent pour l’essentiel chez les populations vulnérables les plus pauvres ».

Les rapports du GIEC ne sont généralement pas des lectures agréable : ce dernier rapport indique clairement que la réduction des émissions et l’adaptation ne sont pas sur la bonne voie, ni en Europe ni dans le monde. « Il dresse le portrait sinistre d’un monde toujours plus instable marqué par des tensions géopolitiques en voie d’intensification rapide », a déclaré Bas Eickhout, député européen des Verts/ALE, s’adressant au Green European Journal. « L’accroissement du financement de l’adaptation sera cruciale pour garantir une action et une ambition immédiates en matière d’atténuation climatique – et ce sera un point central de l’ordre du jour [de la COP27]. L’UE doit arriver préparée – utilisons les précieux mois qui nous séparent de novembre pour augmenter les provisions, également au-delà de 2025. Ce n’est qu’à cette condition que nous serons un partenaire crédible dans la lutte contre le changement climatique aux yeux du monde en développement », a encore ajouté M. Eickhout.