Alors que les solutions naturelles au changement climatique, comme la plantation d’arbres ou la création de marais et de tourbières, font débat, il en est une actuellement à l’étude dans un gros projet de recherche européen, encore peu pratiquée de par le monde : la séquestration du carbone dans les sols agricoles. L’agriculture pourrait ainsi devenir une des solutions au changement climatique plutôt que d’en être une partie du problème. L’application de cette solution entraînerait par la même occasion la diffusion des principes de l’agroécologie tout en apportant de la résilience aux aléas climatiques et aux maladies dans les champs.

La professeure et chercheuse Claire Chenu, d’INRAE, était une des porte-paroles de l’initiative française « 4 pour 1000 » présentée lors de la COP 21 fin 2015 à Paris, elle explique son fondement : « L’idée principale de l’initiative 4 pour 1000 est de gérer les sols durablement de façon à ce qu’ils puissent remplir les multiples fonctions qu’on attend d’eux. Principalement un support à la production et à la sécurité alimentaire, mais aussi un rôle dans l’adaptation de l’agriculture au changement climatique et dans l’atténuation de celui-ci. » Accroître la quantité de carbone stockée dans les sols via la photosynthèse pourrait ainsi contribuer à diminuer le CO2 atmosphérique. La chercheuse précise : « Il y a tellement de carbone dans les sols du monde que si on augmentait de 4 pour 1000, donc de 0,4 % chaque année la quantité de carbone qu’il y a dans les sols agricoles du monde, on récupérerait l’équivalent de ce qui va annuellement de notre planète vers l’atmosphère, toutes origines confondues. »

Constat impressionnant : c’est donc bien le total des émissions qui pourrait théoriquement être compensé ! La clé de ce phénomène : la photosynthèse qui fait des agriculteurs des acteurs essentiels pour stocker le carbone. Car ils ont à leur disposition des milliards d’usines qui travaillent gratuitement pour eux : les chloroplastes, mini organites sièges de la photosynthèse. La photosynthèse est ce processus unique qui permet aux plantes de synthétiser leurs tissus (de la matière organique) grâce à l’énergie lumineuse, en absorbant le gaz carbonique de l’air (CO2). La partie de la plante que nous consommons sera retransformée en CO2 sans contribuer au stockage du carbone, mais les végétaux qui restent sur le champ (tiges, racines, couvertures de sol) contribuent à augmenter la matière organique du sol et à séquestrer du carbone. En outre, au cours de leur croissance, les végétaux injectent via leurs racines, des sucres (du carbone) dans le sol afin de nourrir la micro-faune du sol et les champignons qui lui rendent de nombreux services (nutrition, résistance aux maladies).

Et en pratique, comment peut-on y arriver ? Le Green European Journal est parti en reportage chez un agriculteur pratiquant une agriculture climato-intelligente.Luc Joris est agriculteur à Chastre, en Belgique, où il gère une ferme de 225 hectares de cultures. Betteraves, chicorées, endives, pommes de terre, pois, céréales, maïs et prairies. Ça fait longtemps qu’il réfléchit, qu’il discute avec des collègues agriculteurs, qu’il lit des revues agricoles spécialisées dans le but de diminuer le travail du sol, les pesticides et les engrais synthétiques. Son objectif initial : améliorer sa rentabilité. Il est suivi par des agronomes indépendants qui lui ont calculé son bilan gaz à effet de serre. Pour le calcul, c’est le Cool Farm Tool qui a été utilisé, un modèle américain en cours d’adaptation pour les conditions européennes. Sont pris en compte pour calculer le bilan des gaz à effets de serre es parcelles : les apports d’engrais et de produits phytopharmaceutiques, les opérations aux cultures (types de travail du sol), les rendements obtenus, les couverts végétaux, les arbres plantés au sein des parcelles, … Le bilan continue d’être amélioré afin de prendre en compte les améliorations des pratiques culturales. Le bilan net de la ferme de Luc Joris est positif : en 2020 elle a séquestré 80 tonnes de CO2.de plus que ce qu’elle n’a consommé. Luc Joris estime avoir encore des marges de progression sur la séquestration : « stocker du carbone, ce sont deux actions : d’abord arrêter la dégradation du stock d’humus, car c’est là qu’est le carbone et ensuite nourrir le sol grâce à des couvertures de sol variées et des cultures performantes, le tout sans injecter trop de chimie, car la chimie, c’est du carbone qui vient d’ailleurs ».

Les secrets d’un bilan séquestrateur de carbone

Luc Joris avait déjà compris que son sol ne devait jamais rester nu et qu’il fallait le couvrir en permanence pour y injecter du carbone grâce à la photosynthèse des plantes. Une couverture permanente des sols avec des espèces multiples dont celles de la famille des légumineuses qui apportent gratuitement de l’azote grâce à la fixation symbiotique. 

Il y avait moyen de faire mieux : il fallait arrêter, à chaque fois qu’il travaillait le sol, de déstocker le carbone durement gagné. Il y a trois ans, il fait le grand saut et arrête le labour profond. Ce changement de pratique lui apporte en outre une économie de gasoil non négligeable. Retourner la terre sur une profondeur de 30 cm est un poste très consommateur sur une ferme.

L’utilisation de compost et de fumier permet de diminuer les apports d’engrais minéral fabriqué par les usines d’engrais très énergivores en pétrole. C’est tout gain pour le bilan carbone global de la ferme.

Luc Joris a également planté des haies, éléments favorables à son bilan carbone. Il disposait d’une grande parcelle de 45 hectares d’un seul tenant qu’il n’a pas hésité à couper en trois avec des haies multi-espèces jouxtées de bandes d’herbes diverses destinées à fournir le gîte et le couvert aux insectes auxiliaires qui diminuent la pression des maladies.

Grâce à l’ensemble de ces actions, il améliore son revenu financier tout en ayant des pratiques positives pour l’environnement. En effet, en économisant des intrants (gasoil, engrais synthétiques), il diminue les rejets de CO2 issus de la fabrication et de l’utilisation de ceux-ci. En plus, il augmente le contenu en matière organique de ses sols (le carbone) et obtient des terres plus fertiles, plus résilientes face à la sécheresse, aux inondations et aux maladies.

Dans quel jeu économique joue-t-on

Si Luc Joris est devenu agriculteur, ce n’est pas pour rien. Il aime travailler dur et voir le résultat de son travail. La mécanique, il apprécie également. Et travailler avec du vivant, à l’extérieur, quel bonheur. Par contre, passer du temps à expliquer son métier à des gens qui n’y connaissent rien et qui ont des idées reçues sur sa profession, désolé, ce n’est pas son truc. Chacun son métier. Donc la vente directe à la ferme, comme pour beaucoup d’agriculteurs, n’est pas une solution qu’il envisage de mettre en place. Les quantités à écouler sont énormes et de toute façon, à part les pommes de terre et les petits pois, tout ce qu’il produit doit d’abord être transformé. On ne trempe pas une betterave dans son café.

Comme la plupart des agriculteurs, Luc Joris vend les produits de sa ferme via des négociants ou des industries. Pour les céréales, les cours sont fixés par les bourses de Chicago ou de Paris. Pour les pommes de terre, les pois, les betteraves et la chicorée, il signe des contrats avec les usines de transformation. « On te propose un prix, c’est oui ou c’est non, mais on n’a pas de marge de manœuvre. Et ils imposent de grands lots parfaitement uniformes pour assurer un produit identique en sortie d’usine. A partir du moment où on a centralisé, dans les années ’50, les collecteurs, les transformateurs et la distribution, on a détricoté l’artisanat et la petite industrie locale. Pourtant c’est ce savoir-faire qui permet aux petites entreprises de s’adapter aux caractéristiques de la récolte pour, au final, valoriser le produit au mieux ». Séquestrer du carbone dans les sols et obtenir un certificat « bas carbone » sur les produits agricoles est aussi un levier à faire valoir auprès des revendeurs et des transformateurs pour obtenir un meilleur prix d’une production différenciée qui améliore l’environnement. Localement, ce genre d’initiative commence mais nécessite que l’agriculteur s’allie avec un transformateur local qui peut communiquer sur la plus-value de son produit (boulanger, brasseur, …). Valoriser le carbone, devient une forme de circuit court.

Les freins au changement

Luc Joris sourit quand on lui demande pourquoi il n’y a pas davantage d’agriculteurs qui cultivent comme lui : « C’est le poids des habitudes, le labour est tellement ancré. Arrêter le labour pour les céréales, ça va, mais pour les cultures racines, comme la betterave, la chicorée ou la pomme de terre, c’est plus compliqué. Elles ont besoin d’un sol bien émietté. Pour y parvenir sans labour, il faut connaître la technique de A à Z. Et si tu rates ta culture, tu diras « c’est parce-que je n’ai pas labouré ». C’est un raccourci fréquent. Pour réussir d’abord il faut le vouloir, ensuite il faut se former. Il ne faut pas essayer non plus ce que les autres ont déjà tenté et qu’ils ont raté. Discuter avec d’autres agriculteurs et écouter leurs conseils est important. Faire des essais, c’est bien, mais au final tu dois gagner ta vie. Il faut arriver à prendre des risques mesurés. La plupart des agriculteurs ne veulent plus prendre de risques, et je les comprends. Ils voudraient une recette pour tout, qui au final assure le résultat. Il faut pouvoir se rassurer avec un plan B. Et même plus, il faut aussi les plans, C, D, E, F, G. Par exemple, quand on modifie une rotation, si la culture rate, il faut toujours avoir sous la main de quoi resemer sans être dépendant de son fournisseur de semences. Donc je produits mes graines. Pour autant que je les sème chez moi, je suis dans la légalité. Je ne désinfecte pas mes semences, c’est encore une économie, et c’est mieux pour l’environnement. Ce n’est qu’à partir du moment où tu gagnes ta vie que tu peux prendre des risques.

Les deux solutions pour favoriser la séquestration du carbone sont soit la certification soit la réglementation européenne au travers de la PAC

Aujourd’hui être certifié « bas carbone » c’est une opportunité. On a la chance aujourd’hui de pouvoir prendre le train en marche et d’en sortir un revenu. Demain ce sera peut-être une contrainte, ce sera rendu obligatoire et c’est très bien pour l’environnement, même si je ne plaide pas pour ma cause en disant cela. »

Luc Joris le résume bien lui-même : les deux solutions pour favoriser la séquestration du carbone sont soit la certification soit la réglementation européenne au travers de la PAC. Pour ce qui est de la première solution, de nombreuses initiatives émergent en Europe. Certaines basées sur des cahiers de charges, d’autres sur des analyses de sol, d’autres encore sur des bilans carbone. Mais de nombreuses questions persistent pour généraliser la séquestration du carbone en agriculture à l’échelle européenne.

Claire Chenu est la coordinatrice d’un nouveau programme de recherche européen qui a débuté en février 2020, le projet « EJP SOIL». 24 pays européens vont harmoniser leurs recherches sur les sols agricoles. Elle explique la genèse de ce projet. « L’Europe a une politique très ambitieuse en terme de climat. Les Etats membres ont besoin de savoir dans quelle mesure la gestion des sols agricoles peut y contribuer. L’Europe a par ailleurs l’intention de rénover la PAC en tenant mieux compte des sols. » Alors que les législateurs de la Commission peuvent être disposés à introduire des nouvelles politiques afin de soutenir la séquestration du carbone par le biais de financements et d’incitations, il reste un manque de clarté sur la science quant à la mesure du carbone dans le sol. Il reste donc un point d’interrogation sur la possibilité d’une vraie politique de résultats. Selon Chenu : « Pour les sols ce n’est pas évident. Comment mesurer des changements de qualité des sols ? Pourrait-on mettre en place des mesures PAC basées sur la mesure de qualité des sols (et non pas sur des pratiques) ? (…) On va inventorier ce qui existe dans les différents pays comme étant des pratiques climato-intelligentes qui maintiennent la qualité des sols et la biodiversité. Ensuite on priorisera les sujets de recherche sur des systèmes où les sols sont multi-fonctionnels. Derrières ces solutions, les options en vue sont les pratiques de l’agroécologie, l’agriculture régénérative, l’agriculture de conservation des sols, l’agroforesterie et l’agriculture biologique. »