Les liens entre la crise climatique, la pandémie en cours et nos systèmes alimentaires sont de plus en plus apparents. Plus qu’un argument environnementaliste, c’est une réalité à laquelle les agriculteurs sont confrontés ; une réalité prouvée par les recherches des scientifiques et que les consommateurs reconnaissent eux-mêmes. Xavier Poux de l’AScA et de l’IDDRI voit en l’Europe agroécologique la réponse à un système alimentaire nocif pour notre santé et nuisible à notre environnement. S’assurer le soutien des agriculteurs et aller au-delà des failles de la Politique Agricole Commune de l’UE demeurent des obstacles de taille pour imaginer cet avenir.

Pendant le confinement qui a suivi la pandémie de Covid-19, les Européens se sont rués sur les denrées alimentaires des supermarchés. Selon vous, que cela révèle-t-il des systèmes alimentaires européens ?

Ce qui m’a frappé pendant cette crise, c’est le renforcement de deux modèles qui s’opposent: le système productiviste, et le système durable. Je souscris sans problème aux critiques des milieux écologistes par rapport à l’agriculture productive et intensive, mais il faut reconnaître que l’organisation de la filière agro-industrielle en France comme en Europe a bien tenu. Les supermarchés ont continué à être approvisionnés, même s’il y a eu des petites tensions sur certains produits à certains moments. Sur le plan de l’approvisionnement alimentaire, le système n’a pas montré ses limites, contrairement à ce que certains écologistes auraient peut-être pu souhaiter. 

Dans le même temps, ce qui est tout aussi frappant, c’est aussi la résilience des petits systèmes locaux, des filières courtes, des bio, etc. Par exemple, en France, le ministre de l’Agriculture avait fait un appel à main d’œuvre pour aider les agriculteurs à récolter. Pourtant, les agriculteurs bio disaient qu’ils n’en n’avaient pas besoin, parce qu’ils étaient déjà organisés. C’est la meilleure preuve d’une résilience organisationnelle très forte. En somme, le lien qu’on a pu observer en Europe avec la Covid-19, ce sont ces deux choses-là : la résilience organisationnelle des deux systèmes, et puis la mise en exergue des liens entre les modes de production, les modes d’organisation et les expositions d’ordre sanitaire à long terme.

Quel lien peut-on faire entre la crise sanitaire et l’alimentation ?

La Covid-19 a montré l’importance des enjeux de santé qu’on peut associer d’une manière générale à notre environnement. Par exemple, les épandages d’engrais et les pesticides génèrent des particules fines qui ont des impacts respiratoires venant potentiellement aggraver les risques chez des gens contaminés par la Covid-19. L’interdépendance de nos modes de production avec les enjeux de santé, globaux et locaux, a été révélée de manière beaucoup plus nette avec la pandémie.

Les grands changements mondiaux sont en lien avec la déforestation et la gestion globale de la biodiversité. Cela nous expose à des réservoirs de virus dans des écosystèmes précis.

Les grands changements mondiaux sont en lien avec la déforestation et la gestion globale de la biodiversité. Cela nous expose à des réservoirs de virus dans des écosystèmes précis. Bien sûr, on est sur des facteurs de risque et d’analyse qui sont extrêmement diffus et complexes : on ne peut pas démontrer que c’est parce qu’on produit du lait à base de soja que la pandémie mondiale a commencé. Ce ne sera donc pas un argument définitif pour relier déforestation, mode de production, et risque systémique sur la santé. Mais des relations de causalité systémiques sont maintenant plus visibles .

C’est justement cette interconnexion entre les enjeux d’alimentation, d’environnement et de santé qu’a essayé d’identifier la Commission européenne avec stratégie Farm to Fork (de la Fourche à la Fourchette). Cette stratégie est-elle un pas en avant, ou avez-vous des doutes concernant son efficacité ?

La stratégie Farm to Fork est un document cadre, élaboré par la Commission européenne sous la houlette de sa nouvelle présidente Ursula von der Leyen.

Pourtant, cette approche d’intégration de l’environnement est restée plaquée sur la logique économique fondamentale de la PAC, et non sur quelque chose de réellement contraignant.

La force conceptuelle de cette stratégie est de penser l’environnement comme un tout et l’intégrer à l’alimentation. Mais il faut garder à l’esprit que le cadre de réflexion historique sur l’agriculture reste très orienté par la Politique Agricole Commune (PAC). Les enjeux de développement agricole sont généralement pensés par le prisme des revenus agricoles, donc de façon purement économique. Depuis les réformes de 1992, des éléments environnementaux ont été ajoutés : dispositifs de type éco-conditionnalité des aides, des mesures agri-environnementales, etc. Pourtant, cette approche d’intégration de l’environnement est restée plaquée sur la logique économique fondamentale de la PAC, et non sur quelque chose de réellement contraignant.

L’autre aspect qui est potentiellement important est que cette stratégie est concomitante de la stratégie de l’Union européenne en matière de biodiversité. Cela fait près de trente ans que je travaille sur l’agri-environnement, avec une focale important sur la biodiversité. Pendant très longtemps, on m’a renvoyé aux petites fleurs et aux petits oiseaux, et que la biodiversité pouvait être intéressante, mais que ce n’était pas vraiment important. Ensuite, la problématique du climat est arrivée et a tout balayé. La biodiversité, qui avait longtemps été un point aveugle des politiques européennes, est devenue vraiment un thème fondamental en soi.

Quelles sont les limites cette stratégie européenne de la Ferme à la Fourchette ?

Elle est prometteuse, mais il y a quand même des limites, et c’est simplement un document d’orientation générale. Les débats « réels » sont encore centrés sur une agriculture industrielle, historiquement très marquée par une volonté d’export. Cependant, il est notable que Phil Hogan, ancien commissaire européen à l’agriculture, soit maintenant le commissaire en charge du commerce.Il a récemment déclaré qu’il ne voyait pas ce que le Covid-19 changeait par rapport aux objectifs d’export.

Si on suit jusqu’au bout la logique Farm to Fork, on ne fait plus la même PAC. Il y a un enjeu politique à l’intérieur de la Commission. La présidente de la Commission aimerait bien que la Direction générale de l’agriculture bouge ses lignes, mais ellen’en n’a pas complètement les moyens politiques. C’est ce que l’on observe en France et dans d’autres pays : il y a une forme de lobby agricole conservateur extrêmement fort contre lequel il est difficile de lutter pour faire bouger les lignes.

Tant qu’il y a ce découplage entre d’une part une stratégie d’orientation, et d’autre part une Politique Agricole Commune autonome dans sa logique de décision et qui engage des milliards d’euros, la portée effective de la stratégie de la Fourche à la Fourchette reste en question, d’autant qu’elle ne tranche pas complètement ses choix stratégiques.

Vos recherches démontrent que l’Europe peut faire sa transition agroécologique en 10 ans. Quels sont les outils politiques pour y parvenir ?

Nos recherches (Dix ans pour agroécologie en Europe) ont pour but de clarifier les options pertinentes pour atteindre une Europe agroécologique, tout en démontrant ce qui est de l’ordre de la fausse solution. Cela permet de clarifier ce sur quoi il faut se battre, sur quoi il faut tenir.

Dans les politiques européennes, comme dans les présupposés de la PAC, il y a beaucoup de choses intéressantes, mais qui débouchent pratiquement systématiquement sur des approches de type « menu », où on laisse des choix trop larges, non décisifs. Les défenseurs de la PAC disent que la PAC ne nous empêche pas de faire de l’agroécologie. La PAC permet de faire du productivisme comme du bio ou local.

Dans les politiques européennes, comme dans les présupposés de la PAC, il y a beaucoup de choses intéressantes, mais qui débouchent pratiquement systématiquement sur des approches de type « menu », où on laisse des choix trop larges, non décisifs.

Mais quand on laisse le choix, les acteurs qui sont organisés historiquement pour faire du productivisme se saisissent des moyens pour faire du productivisme.

Notre recherche explique pourquoi une Europe agroécologique est possible : les marges de manœuvre qui sont offerts par une désintensification de l’élevage sont colossales. Si on baisse d’une tonne la production de viande industrielle, on baisse de trois tonnes la demande en céréales, et on peut donc se passer d’une agriculture intensive et destructrice pour l’environnement. Il y a un effet levier qui est très fort.

Les deux tiers des céréales produits en Europe sont utilisés pour nourrir les animaux. L’élevage dans toutes ses formes est responsable de la moitié de nos problèmes environnementaux , comme par exemple le phénomène des algues vertes en Bretagne. En même temps, l’ élevage en pâturage, a un rôle essentiel à jouer en contribuant aux cycles de fertilité et à la nourriture des sols en matière organique vivante. Les prairies jouent un rôle essentiel dans cette Europe agroécologique. L’élevage en lui-même n’est pas un problème, c’est le niveau total de production visé à l’échelle européenne et le type d’élevage qu’il faut questionner.

Quel est l’étatactuel des systèmes agricoles en Europe ?A quel point sommes-nous loin de la réalisation d’une Europe agroécologique ?

Il y a des éléments qui vont dans le bon sens. L’agriculture biologique se développe et la prise de conscience sociale, sinon politique, commence à poser des questions importantes qui étaient sous-estimées il y a encore 10 ans, en matière de biodiversité et de bien-être animal notamment. Mais le paradigme doit changer et, surtout, on continue de retourner des prairies, d’utiliser des pesticides et de pousser à la construction de retenues d’irrigation. Le but n’est pas faire mieux avec ce qu’on a, il s’agit de repenser les systèmes agricoles. Si on veut restaurer les écosystèmes, la question ce n’est pas de réduire par deux les doses de pesticides, car même à un niveau faible, ils détruisent l’environnement du fait de leur rémanence, des effets cocktail et de leur dégradation. L’exigence robuste et raisonnable est de complètement s’en passer. L’agriculture de précision a pour visée de “faire les choses mieux”. L’agriculture de précision prétend avoir une production agricole propre à l’aide de la technologie. Pourtant, l’agriculture de précision n’a pas de raisonnement écologique, elle reste dans une logique de grandes parcelles industrielles.

Va-t-on vers une transition alimentaire écologique au niveau global ? Difficile de répondre à la question, car les tendances d’ensemble restent inquiétantes. Mais il y a une forme d’espoir qui est réelle. Si un jour le système doit basculer vers autre chose, on saura quoi faire, parce que ça fait trente ans qu’on y réfléchit et qu’on a des exemples, on ne sera donc pas devant une feuille blanche. Tout le reste est une question d’organisation politique. Mais, techniquement, on aura des pistes qu’on pourra suivre. 

Qu’est-ce qu’un système agricole durable prend en compte que notre système néglige aujourd’hui ? 

Un système alimentaire basé sur l’agroécologie change le paradigme de production Il y a plusieurs manières de prendre en compte l’environnement. On peut avoir par exemple une démarche administrative, avec un pourcentage de haies à avoir sur son exploitation, sans comprendre pourquoi. Mais une approche écologique comprend le fait qu’une haie qui va favoriser la biodiversité, qu’il faut la laisser pousser de telle manière pour qu’elle accueille des insectes et des oiseaux utiles, qu’on doit l’implanter ici et pas ailleurs. On commence à approcher l’écosystème.

Cette approche intègre fondamentalement ce que je vois comme les trois niveaux de l’écologie. La première base de l’écologie, c’est de se poser la question : qu’est-ce qui fait vivre les sols sans l’apport de pesticides ni d’engrais minéraux ? Le deuxième point, c’est l’équilibre entre les productions végétales et animales. C’est un deuxième niveau d’intégration sur l’écologie, avec les flux de fertilité entre des prairies, par exemple, et des sols cultivés. On retrouve les bases de l’agriculture biologique, avec la fameuse complémentarité entre les cultures et l’élevage via la fertilisation organique. Le troisième niveau se passe au niveau du paysage et de la biodiversité : comment cette agriculture se traduit-elle en terme de paysage ? Qu’est-ce qui fait sa richesse biologique ?

Une Europe agroécologique est possible, mais la population souhaite-t-elle un système alimentaire, et donc un régime alimentaire différent ?

Comment convainquez-vous les consommateurs de manger moins de viande ? Notre système alimentaire a toujours bougé, et a bougé d’autant plus vite depuis l’après-guerre. Nous envisageons une transition à long terme. Les choses bougent, et elles bougent vers moins de viande. Pourtant, la viande qui a la plus mauvaise image, c’est la viande rouge, la viande de bœuf, et la viande qui a la meilleure image c’est la viande de poulet. Il y a là un imaginaire à construire : il faut arrêter de blâmer la vache en premier. Il faudrait montrer que le poulet et le porc sont beaucoup plus dangereux pour l’environnement car ce sont eux qui tirent la production mondiale. 

Le souhaitable par rapport à l’alimentation pourrait venir aussi beaucoup de ce qu’on comprend et ce qu’on connait de notre alimentation. Il y a toute une représentation et un discours sur ce que c’est qu’une bonne alimentation et son sens écologique, qui va contribuer à faire bouger les choses. Je suis frappé par le fait que les mouvements pour le bien-être animal et pour le climat induisent d’énormes changements de comportement autour de la viande qui sont énormes. Faire vivre ce débat va avoir des répercussions politiques. Je ne crois pas qu’entrer dans le débat par les solutions techniques soit efficace. Entrer dans le débat en comprenant pourquoi c’est un enjeu et comment il faut s’y prendre, c’est intéressant.

Que pensent les fermiers et les agriculteurs de l’agroécologie ?

J’ai eu plusieurs retours là-dessus. Nous avons présenté notre recherche au club des producteurs de blé, de betteraves, et de maïs. Sans surprise, on m’a traité de « khmer vert », de facho en culotte verte. Cette réaction n’était pas inattendue car l’agroécologieva à l’encontre du modèle qu’ils suivent depuis des décennies. 

D’un autre côté, lors d’une réunion dans l’Yonne, les agriculteurs disaient qu’ils étaient à la limite technique et économique de leur modèle.

Ces limites sont évidentes quand on regarde la courbe de l’évolution des rendements en blé de 1815 à 2018. (Figure 1) Depuis les années 2000, les rendements déclinent et deviennent instables. L’Académie Nationale d’Agriculture, qui est un repère de vieux productivistes, accuse les contraintes environnementales de cette baisse des rendements. Pourtant, les faits sont clairs : le climat dérape, les écosystèmes dysfonctionnent, les sols ne fonctionnent plus, les paysages ne fonctionnent plus,. Cela appelle à l’action du monde agricole.

Pourtant, les faits sont clairs : le climat dérape, les écosystèmes dysfonctionnent, les sols ne fonctionnent plus, les paysages ne fonctionnent plus,. Cela appelle à l’action du monde agricole.

Est-ce que les agriculteurs bénéficieront financièrement suffisamment de la mise en place de pratiques durables ?

Aujourd’hui, clairement, ce n’est pas assez payant, parce qu’on ne rémunère pas les initiatives écologiques. Au contraire, quand les agriculteurs font des choix à la fois désastreux sur le plan économique et environnemental, comme l’intensification laitière après la « levée » des quotas laitiers, on paye les pots cassés alors que les conséquences de leurs choix étaient prévisibles. Les aides PAC attribuées centralement sur des systèmes polyculture-élevage et vers l’extensif, cela changerait certainement les choses.

Ce qui est fondamental dans l’agroécologie, c’est le lien entre d’une part des consommateurs qui ont des enjeux de santé, d’environnement et de biodiversité, et d’autre partdes agriculteurs qui prennent au sérieux leurs attentes.

Une Europe agroécologique, c’est globalement gagnant, mais à condition de faire bouger les lignes politiques. Il va forcément y avoir des perdants. L’alimentation devrait coûter plus cher, ce qui signifie que peut-être que le logement devrait coûter moins cher. Aujourd’hui, l’alimentation représente 15 % du budget des ménnages : si, au nom de l’environnement, de l’emploi et de la santé, cela doit représenter 25%, alors nous devons l’envisager. Mais ça remet en cause le fait de payer 2000€ de loyer dans une ville comme Paris, et les propriétaires fonciers vont peut-être y perdre. C’est compliqué d’anticiper tous les changements d’équilibre économique, mais on ne peut pas s’interdire de penser des changements dans la façon dont la valeur et la richesse sont partagées, juste parce qu’on a un système qui fonctionne comme ça aujourd’hui. L’histoire est riche d’exemples où les lignes entre les gagnants et les perdants évolue au cours du temps.

Ce qui est fondamental dans l’agroécologie, c’est le lien entre d’une part des consommateurs qui ont des enjeux de santé, d’environnement et de biodiversité, et d’autre partdes agriculteurs qui prennent au sérieux leurs attentes.

Comment envisagez-vous le rôle des villes dans cette agroécologie ?

Il y a toute une approche de l’agroécologie urbaine qui est très “mon petit potager, ma ceinture maraîchère et mes produits locaux”, juste pour faire plaisir aux 10% d’électeurs verts (dont je fais partie). Ça ne suffit absolument pas en termes de surfaces et ça ne colle pas en termes de population à nourrir. Mais ce que je trouve intéressant dans les villes, c’est une prise de conscience du lien entre l’alimentation, l’agriculture et l’environnement. On est plutôt dans une forme d’éducation citoyenne autour des enjeux. Si les jardins urbains peuvent y contribuer, tant mieux.

Pour avoir des relations pacifiées entre les grandes villes, les petites villes et les agriculteurs, il faut régler cette question de la qualité de l’eau, de l’air et des paysages.

Les villes ont par ailleurs des enjeux auxquels elles peuvent se raccrocher concrètement. On peut penser par exemple aux flux de particules fines qui arrivent au mois de mars et qui sont dus aux épandages d’engrais dans le bassin parisien, car Paris est entouré de grands champs. Ces particules fines ont provoqué un pic de pollution à Paris en mars, en plein confinement. De la même façon, dans les villes, l’alimentation en eau potable est un enjeu majeur, et ces enjeux sont liés à l’agriculture. C’est une question de cohabitation entre l’agriculture et les populations qui n’est pas directement une question d’alimentation. Pour avoir des relations pacifiées entre les grandes villes, les petites villes et les agriculteurs, il faut régler cette question de la qualité de l’eau, de l’air et des paysages.