La libéralisation du commerce international a pour effet de mettre en concurrence des économies aux standards sociaux souvent différents. Pour répondre aux préoccupations régulièrement exprimées à ce sujet, l’UE inclut depuis plusieurs années dans ses Accords de Libre Echange (ALEs) des clauses assurant la protection des travailleurs. A l’heure où la Commission Juncker passe le relai à une nouvelle équipe, quelle évaluation peut-on faire de ces clauses ? A moitié plein, le verre montre qu’elles prévoient la protection renforcée d’une poignée de normes fondamentales en matière de travail et promeuvent la coopération entre parties contractantes. A moitié vide, il révèle leur manque de considérations pour des pans entiers du droit du travail et l’absence de mécanismes contraignants pour assurer le bon respect des engagements consentis par les parties. C’est face à ce régime de protection ambivalent, que la nouvelle Commission devra formuler sa stratégie en matière de commerce international et de protection des travailleurs.  

Le site internet de la Commission européenne fait l’inventaire des ALEs conclus par l’Union. Au cours des vingt dernières années, leur nombre a été en augmentation constante. Onze de ces accords étaient déjà entrés en vigueur avant l’an 2000 ; douze ont suivi entre 2000 et 2010 ; et encore vingt-quatre entre 2010 et le 30 juin 2019. Au total, c’est avec plus de quatre-vingts pays que l’UE a aujourd’hui approfondi ses relations commerciales par l’intermédiaire d’ALEs. Si la théorie économique classique suggère l’existence d’un lien entre libéralisation commerciale, croissance économique et augmentation des capacités redistributrices des états, la conclusion d’accords commerciaux est aussi régulièrement accusée d’entrainer une course au moins disant social préjudiciable à certains travailleurs.

Dans sa stratégie commerciale « Le commerce pour tous, vers une politique de commerce et d’investissement plus responsable », publiée en octobre 2015, la Commission Juncker déclarait son intention « [d’]utiliser les accords commerciaux […] pour promouvoir des questions aussi fondamentales que le développement durable, les droits de l’homme, le commerce équitable […]. » Bruxelles résumait ces objectifs sous la formule bien sentie de « politique commerciale fondée sur les valeurs. » Concrètement, ces engagements ont été repris dans les chapitres « Commerce et Développement Durable » (CDD) inclus au sein des ALEs négociés par la Commission. A titre d’exemple, l’Accord de Partenariat Economique (APE) EU-Japon, entré en vigueur en février 2019, et considéré comme l’accord commercial le plus ambitieux conclu par l’UE à ce jour, contient un chapitre CDD. Le régime mis en place par celui-ci comprend notamment des obligations en matière de protection des travailleurs, ainsi qu’un mécanisme de règlement des différends pour assurer le bon respect de ces obligations par les parties contractantes.

Des engagements à géométrie variable et un mécanisme de règlement des différends privilégiant la coopération

Concernant les obligations en matière de protection des travailleurs, les articles 16.2 et 16.3 de l’APE UE-Japon déterminent les principaux engagements. Le chapitre CDD reconnait tout d’abord la souveraineté des parties pour les politiques liées à la protection des travailleurs. L’article 16.2 de l’APE prévoit en effet que chacune d’entre elles peut « établir ses propres niveaux de protection en matière […] de travail sur le plan interne et […] adopter ou […] modifier en conséquence ses dispositions légales et réglementaires dans [ce domaine]. » Ensuite, le chapitre CDD énonce une dizaine d’obligations liant les parties contractantes. Ces obligations sont toutefois formulées de manière inégale et varient selon : (1) le type d’action imposé aux parties ; (2) leur champ d’application plus ou moins limité et ; (3) le niveau de précision de leur formulation. Ces variations ont pour effet de soumettre les parties à des obligations caractérisées par différents degrés de force normative, c’est-à-dire, à des obligations qui sont tantôt plus, tantôt moins exigeantes.

Comme indiqué dans le « tableau 1 » ci-dessus, on peut distinguer entre obligations ayant une force normative élevée, moyenne ou basse. Par exemple, l’obligation reprise à l’article 16.3§3 de l’APE, selon laquelle « [c]haque partie déploie de sa propre initiative des efforts continus et soutenus en vue de procéder à la ratification des conventions fondamentales de l’[Organisation Internationale du Travail (OIT)] ainsi que des autres conventions de l’OIT qu’elle estime appropriées de ratifier », laisse une marge d’appréciation importante aux parties et peut, à ce titre, être considérée comme ayant une force normative basse. En tant que telle, elle est donc moins exigeante qu’une obligation de force normative élevée, comme celle formulée à l’article 16.3§5 de l’APE en vertu duquel «[c]haque partie réaffirme son engagement à mettre effectivement en œuvre, dans ses dispositions légales et réglementaires et dans ses pratiques, les conventions de l’OIT ratifiées respectivement par le Japon et par les États membres de l’Union européenne ». Cette disposition définit en effet de façon précise un résultat à garantir et son champ d’application n’a pas été limité.

Les obligations comprises au sein des chapitres CDD sont appuyées par un mécanisme de règlement des différends en cas de contentieux entre parties contractantes. Les articles 16.17 et 16.18 de l’APE UE-Japon règlent le déroulement de cette procédure et en définissent deux phases. La première phase prévoit la tenue de consultations entre pouvoirs publics pour essayer de résoudre le litige qui les oppose. Si les parties ne parviennent pas à une solution mutuellement satisfaisante, l’une d’entre elles peut alors enclencher la seconde phase en demandant qu’un groupe d’experts soit convoqué pour examiner le différend. Le groupe d’experts est chargé d’évaluer la situation et de produire un rapport incluant des recommandations pour régler le contentieux. Après communication du rapport, les parties examinent les mesures qu’elles peuvent prendre pour solutionner le problème. Ces mesures font l’objet d’un suivi par un comité spécial établi par l’ALE. Le mécanisme de règlement des différends ne prévoit donc pas de sanctions en cas de violation des obligations prévues au sein du chapitre CDD. A la place de cela, il mise sur la bonne coopération de la partie défaillante pour se (re-)mettre en conformité avec ses engagements.

La procédure en contentieux n’a été enclenchée qu’une seule fois à ce jour, en décembre 2018, pour un litige opposant l’UE à la Corée du Sud. Dans cette affaire, Bruxelles reproche à Séoul deux éléments : (1) la non-conformité de plusieurs dispositions du droit Sud-Coréen à l’obligation de « respecter, promouvoir et consacrer, dans [les] lois et pratiques, les principes concernant les droits fondamentaux, à savoir : la liberté d’association […]» comprise à l’article 13.4§3 de l’ALE UE-Corée du Sud ; (2) la non-ratification, huit ans après l’entrée en vigueur de l’ALE, de quatre Conventions fondamentales de l’OIT, et ce en dépit de l’engagement des parties à « [consentir] des efforts continus et soutenus en vue de ratifier les conventions fondamentales de l’OIT» (article 13.4 dernière phrase). Cette affaire est actuellement pendante et son issue sera riche en enseignements concernant la capacité du régime établi par les chapitres CDD à protéger les droits des travailleurs.

Un régime de protection des travailleurs ambivalent

La typologie qui ressort de l’analyse du degré de force normative des obligations inclues au sein des chapitres CDD permet certaines observations.

Premièrement, elle révèle l’accent mis par l’UE sur le respect des « normes internationalement reconnues et des accords internationaux. » Ceux-ci sont en effet protégés par des obligations à la force normative élevée. Les normes internationalement reconnues correspondent principalement aux quatre normes fondamentales du travail, c’est-à-dire : (1) la liberté d’association et le droit de négociation collective ; (2) l’élimination du travail forcé ; (3) l’abolition du travail des enfants et ; (4) l’élimination de la discrimination en matière d’emploi. Les accords internationaux, quant à eux, renvoient essentiellement aux conventions négociées au sein de l’OIT. Concernant ces conventions, rappelons que c’est aux états membres de l’Organisation de décider si oui ou non ils souhaitent les ratifier. On constate à cet égard, un nombre limité de conventions entrées en vigueur au sein des différents pays. Ainsi, sur les 189 conventions répertoriées par l’OIT, 52 sont par exemple d’application au Royaume-Uni, 32 au Japon, 23 au Canada, 20 en Chine et 12 aux Etats-Unis.

Deuxièmement, la protection renforcée des « normes internationalement reconnues et des accords internationaux » implique, a contrario, que les droits des travailleurs au-delà de ce noyau dur de standards bénéficient d’une protection plus faible dans le cadre des chapitres CDD. Ainsi, des droits tels que ceux touchant aux contrats à durée déterminée, aux conditions de licenciement, au chômage technique, au calcul de l’âge du départ à la retraite, aux congés de maternité etc. tombent sous la protection de dispositions à la force normative moyenne ou basse et imposent, à ce titre, des obligations moins exigeantes pour les parties contractantes. Dans ce contexte, si on peut affirmer que les chapitres CDD participent à une consolidation de la protection d’un nombre limité de standards, on doit aussi reconnaitre que le régime qu’ils garantissent offre une protection nettement moins robuste pour le reste des droits des travailleurs, laissant ainsi la porte ouverte à de possibles dynamiques de course au moins disant social et autre flexibilisation du travail.

Le régime de protection des travailleurs apparait donc comme ambivalent. Si l’on considère le verre comme à moitié plein, le modèle établi par Bruxelles peut être apprécié pour l’accent mis sur la protection d’un noyau dur de normes fondamentales et sur la coopération entre parties pour résoudre les potentiels litiges. Si cependant, on considère le verre comme à moitié vide, alors on pourra reprocher aux chapitres CDD de laisser des pans entiers du droit du travail sujets aux bonnes intentions des parties contractantes et de mettre en place un régime de règlement des différends où ces dernières ne doivent pas redouter d’être sanctionnées en cas de non-respect de leurs engagements.

Les limites de l’action de l’UE

Que l’on voie le verre comme à moitié plein ou à moitié vide, l’évaluation des chapitres CDD doit aussi prendre en considération la répartition des compétences entre l’Union et ses états membres. Alors que l’Union peut agir seule pour la prise de décisions relatives à ses compétences exclusives, elle doit opérer de concert avec ses états membres pour l’adoption de décisions touchant aux compétences partagées. Le cas des clauses assurant la protection des travailleurs au sein des ALEs est, à cet égard, particulier. En effet, le Traité de Lisbonne sur le Fonctionnement de l’UE prévoit d’une part, que la politique commerciale commune est une compétence exclusive de l’Union et d’autre part, que la politique sociale, pour les aspects définis dans le traité, constitue une compétence partagée. Ainsi, si l’UE peut en principe conclure seule ses ALEs, les clauses relatives à la protection des travailleurs devraient faire l’objet d’une procédure de codécision entre l’UE et ses états membres.

Ce conflit de compétences pour l’adoption des chapitres CDD au sein des ALEs a été résolu par la Cour Européenne de Justice dans son Opinion 2/15 du 16 mai 2017. Dans cette Opinion, la Cour de Justice estime que l’UE ne dispose que d’une marge de manœuvre restreinte lors de la négociation des chapitres CDD si elle souhaite rester endéans les limites de ses compétences exclusives. En effet, la Cour a considéré que « la compétence exclusive de l’Union [en matière de politique commerciale commune] ne saurait être exercée pour réglementer les niveaux de protection sociale […] sur le territoire respectif des parties. » Dans ce contexte, on peut considérer que l’inclusion d’obligations réaffirmant les engagements des parties contractantes en vertu des « normes internationalement reconnues et des accords internationaux » ne constitue pas, à proprement parler, une tentative de réglementation des niveaux de protection sociale et appartient dès lors aux compétences exclusives de l’UE. Par contre, des mesures telles que l’imposition de sanctions au terme de la procédure de règlement des différends, ou l’allongement de la liste de droits bénéficiant d’un régime de protection renforcé au sein des chapitres CDD peuvent, quant à elles, être assimilés à une réglementation des niveaux de protection sociale. A ce titre, ces mesures tombent parmi les compétences partagées et requièrent, pour leur adoption, le concours des états membres.

La répartition des compétences au sein des traités fondamentaux de l’UE définit donc la capacité de Bruxelles à protéger les droits des travailleurs. Si elle décide d’agir seule, l’Union est en effet limitée dans le régime de protection qu’elle peut garantir au sein de ses ALEs. Si, en revanche, elle souhaite négocier des mécanismes de protection des travailleurs plus robustes, elle aura alors besoin de l’assentiment de ses états membres. Un tel assentiment est cependant loin d’être garanti. Ainsi, pour éviter que les accords négociés soient recalés par une des vingt-huit capitales, Bruxelles pourrait préférer agir seule.

La coopération réglementaire pour renforcer la protection des travailleurs

C’est donc dans le cadre fixé par la répartition des compétences entre l’Union et ses états membres que se pose la question de l’amélioration du régime de protection des travailleurs au sein des ALEs. A cet égard, des avancées pourraient bien émerger de l’utilisation d’un mécanisme déjà existant mais non-encore pleinement exploité, la coopération réglementaire. Un dispositif de coopération réglementaire a en effet été inclus au sein des ALEs les plus récents. C’est notamment le cas du chapitre 18, Bonnes pratiques réglementaires et coopération réglementaire, de l’APE UE-Japon. Le régime qui y est établi comporte plusieurs caractéristiques. Tout d’abord, la coopération réglementaire y est envisagée de façon générale et est menée au sein d’un Comité de coopération réglementaire qui se réunit une fois par an (art. 18.3 et 18.14 de l’APE). A ce titre, elle n’est donc pas spécifique à la protection des droits des travailleurs et peut concerner d’autres domaines tels que la cyber sécurité, le bien-être des animaux, les droits des consommateurs etc. Ensuite, la coopération réglementaire est volontaire et les parties contractantes conservent leur droit de réglementer plein et entier (art. 18.12 et 18.1 de l’APE). Ainsi, une partie peut décider de ne pas participer à cette procédure de coopération. Si elle participe, elle reste cependant totalement libre d’adopter la règlementation qu’elle souhaite. Troisièmement, le régime permet la consultation de la société civile et met en place un échange avec les représentants des parties contractantes (art. 18.7 et 18.10 de l’APE). Cela à l’avantage d’élargir les discussions à des acteurs non-gouvernementaux et de promouvoir la transparence. Enfin, le mécanisme de coopération prévoit la communication ex ante des projets de réforme réglementaire majeurs et autorise la formulation par une partie de « préoccupations » vis-à-vis d’un projet présenté par l’autre partie (art. 18.6 et 18.16 de l’APE). Ce dernier élément permet ainsi de discuter et éventuellement de contester le caractère approprié d’une réglementation avant que celle-ci soit adoptée.   

Le mécanisme de coopération réglementaire offre donc la possibilité aux parties contractantes et à la société civile d’examiner des projets de réforme du droit du travail et, le cas échéant, de communiquer certains griefs. Ce mécanisme est tout à fait récent et doit encore faire ses preuves. A cet égard, on peut regretter que la première réunion du Forum de coopération réglementaire organisée dans le cadre du CETA n’ait pas inclus de discussion concernant le droit du travail. En dépit du temps qu’il faut s’accorder avant de pouvoir se prononcer sur l’efficacité de la coopération réglementaire, plusieurs ajustements pourraient potentiellement renforcer ce mécanisme au sein des futurs ALEs. Ces ajustements permettraient de garantir une coopération réglementaire ciblée, automatisée et approfondie. Ciblée, la coopération réglementaire ne serait plus uniquement organisée dans le cadre d’un chapitre à la portée générale et dont la protection des travailleurs serait un élément parmi d’autres, mais bien inclue de façon spécifique au sein des chapitres CDD. Automatisé, le mécanisme de coopération réglementaire en matière de droit du travail s’organiserait d’office lors de la conclusion d’un ALE et non en fonction des demandes des parties. Enfin, la coopération réglementaire en matière de droit du travail pourrait être approfondie et prévoir une évaluation des projets de réformes à l’aune des obligations comprises au sein des chapitres CDD, des conventions de l’OIT pertinentes, ou encore en fonction de leur impact potentiel sur les échanges commerciaux. Bien utilisée, la coopération réglementaire aurait donc le double avantage de renforcer la protection de l’ensemble des droits des travailleurs et de rendre possible l’identification et la dénonciation de dynamiques de réduction du niveau de protection et de courses au moins disant social.

A l’heure où la nouvelle Commission se met en place et où la stratégie commerciale de l’UE doit être redéfinie, l’évaluation des dispositions relatives à la protection des travailleurs au sein des ALEs conclus par Bruxelles dévoile un régime ambivalent. Gageons que la nouvelle équipe puisse continuer à renforcer ce régime et ce, notamment, par l’utilisation et éventuellement la consolidation des mécanismes de coopération réglementaire. Il s’agit là, en effet, autant d’une question de paix sociale que de bonne gestion de la concurrence entre marchés. Car si on peut estimer que quand le verre est vide, le monde du travail se plaint. On doit aussi reconnaitre que quand le verre est plein, ce sont les forces du marché et les impératifs de compétitivité qui peu à peu le vident.