Les premiers mois de 2020 ont déjà été extrêmement éprouvants et inquiétants. La pandémie mondiale a non seulement un coût humain fort, mais semble également déclencher une grave crise économique. Après la crise financière de 2008, l’Union européenne a décidé de réparer son système bancaire de manière à éviter qu’un tel phénomène se reproduise. Dans cette analyse, Gaspard Denis dresse un historique raté de la règlementation bancaire, exposant les opportunités de réforme manquées en cours de route.

En janvier 2014, dans les pages du GEJ, nous avions dressé le bilan de la régulation financière, cinq ans après la crise des « subprimes ». À l’époque, tout en reconnaissant les progrès accomplis, nous avions exprimé la crainte que la dynamique engagée ne s’essouffle à mesure que le trauma de 2008 s’estompe. Cinq ans après la publication de notre article, l’occasion nous est donnée de confronter cette prédiction pessimiste à la réalité des faits.

Au risque d’alimenter le désenchantement démocratique ambiant, force est de constater que la fatigue réglementaire tant redoutée s’est bien matérialisée. Pire, dans certains cas, elle s’est même muée en véritable reculade.

Ce bilan négatif est le résultat à la fois de l’abandon pur et simple de projets de réforme ambitieux, de la non-application délibérée de mesures adoptées, de l’affaiblissement par la Commission de dispositions définies dans la législation-cadre[1] (via l’adoption d’actes délégués[2] ou de normes techniques réglementaires[3]) , ou encore de l’assouplissement de règles, censées à l’origine être simples et efficaces, à coup d’exemptions et de pondérations. 

Nous proposons d’étayer ce constat d’échec à l’aide de cinq cas concrets développés ci-dessous.

L’abandon de la réforme structurelle du système bancaire 

En janvier 2014, la Commission européenne présente une proposition législative suscitant de fortes attentes au sein de la société civile : la réforme structurelle du secteur bancaire[4]

La crise de 2008 a en effet mis en évidence le risque systémique posé par l’existence de banques « trop grosses pour faire faillite » : en raison de leur taille, de leur complexité et de leur interdépendance avec les autres institutions de crédit, elles sont susceptibles de faire vaciller l’ensemble du système financier en cas de difficultés.

Pour remédier à ce problème de risque systémique – associé à une hyper diversification et complexification du métier bancaire au-delà de leurs activités de base que sont le dépôt et les paiements au détail – la Commission propose deux mesures principales. D’une part, interdire aux grandes banques l’achat ou la vente de produits financiers pour leur propre compte, et donc leur propre profit — ce que l’on appelle la négociation pour compte propre. D’autre part, il s’agit d’imposer une séparation entre leurs activités de base et leurs activités à haut risque.

Ambitieuse dans ses objectifs, la proposition de la Commission contient néanmoins plusieurs lacunes de taille.

Tout d’abord, la définition de « négociation pour compte propre » est définie de manière trop vague : elle permettrait aux banques de continuer à prendre des positions spéculatives à leur profit, tout en les faisant passer – aux yeux des autorités de supervision – pour des activités pour le compte de clients ou destinées à couvrir un risque particulier.

Deuxièmement, la séparation envisagée entre des activités bancaires de base et des activités à haut risque n’est pas automatique : le pouvoir final de séparation revient aux autorités nationales compétentes (par exemple, les autorités de surveillance bancaire) à la suite d’une analyse approfondie des risques. Enfin, la proposition de règlement contient de nombreuses exemptions potentielles, ce qui rend sa mise en œuvre de manière uniforme impossible. C’est le cas notamment pour les États membres tels que la France, l’Allemagne, ou la Belgique, qui ont adopté des législations équivalentes, voire plus laxistes, dans ce domaine.

Si la réforme de structure envisagée par la Commission est nettement moins profonde qu’espérée par la société civile, elle n’en reste pas moins inacceptable pour les eurodéputés conservateurs (PPE), libéraux (ALDE) ainsi que pour une partie des socialistes (S&D). Les écologistes, quant à eux, appellent à aller plus loin que le texte initial de la Commission : ils proposent, sans succès, l’application d’une séparation automatique des activités bancaires. L’adoption d’une position commune au sein du Parlement se révèle dès lors rapidement impossible. Le texte fait également l’objet d’un rejet au sein du Conseil, où les États membres se limitent à adopter en juin 2015 des principes généraux a minima.

Dans ce contexte, la Commission décide en octobre 2017 de retirer officiellement ce projet de son programme de travail. Elle justifie sa décision au nom de l’impératif du « mieux légiférer » : un processus lancé en 2014 par la Commission Juncker visant officiellement à rendre l’UE moins bureaucratique, en réduisant substantiellement sa production législative.

Trois ans plus tôt, dans une lettre adressée au premier vice-président de la Commission Frans Timmermans, la Fédération Bancaire Française (FBF) et BBA (lobby bancaire britannique) invoquaient déjà le même argument antibureaucratique pour exiger l’abandon d’un projet pourtant éminemment politique. 

Des règles prudentielles dysfonctionnelles  

Le 4 décembre 2018, le Conseil et le Parlement européen parviennent à un accord sur la révision du paquet bancaire, c’est à dire l’ensemble des règles qui régissent le système bancaire européen. Ces nouvelles règlementations sont généralement désignées sous les acronymes CRD V et CRR II. Elles sont appelées prudentielles, dans la mesure où elles visent à renforcer la résilience des établissements bancaires afin que ces derniers puissent mieux absorber les chocs économiques, tout en continuant à financer les activités économiques et la croissance. 

Sur le papier, le train de mesures votées aurait de quoi rassurer. Mais, comme souvent en matière de régulation bancaire, le diable se cache dans les détails. En réalité, les ratios adoptés sont calibrés pour éviter d’imposer des contraintes supplémentaires aux grandes banques. Autrement dit, l’intitulé du remède prudentiel est souvent emballant, mais c’est pour mieux masquer un contenu largement dilué.

C’est le cas, par exemple, du ratio de levier, censé limiter la part des actifs de la banque financée par de la dette. En fixant son seuil à seulement 3%, le législateur européen l’a rendu inopérant pour les deux raisons suivantes : d’une part, avec un ratio s’élevant en moyenne à 4%, toutes les grandes banques se conforment déjà à cette norme prudentielle, avant même son entrée en vigueur officielle ; d’autre part, de nombreux  académiques préconisent un seuil nettement plus élevé pour limiter l’endettement des banques : allant de 10% à 15%, selon les études[5].

Un autre exemple concerne l’introduction du ratio de liquidité à long terme, dont l’objectif est d’inciter les banques à recourir à des sources de financement stables pour financer leurs activités. À nouveau, sur le principe, rien à redire. Sauf que le législateur européen a calibré ce ratio d’une manière nettement plus souple que ce que recommande le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire[6]. Les conséquences de tels écarts par rapport aux standards internationaux sont dangereuses pour la stabilité financière. Par exemple, les grandes banques européennes pourront continuer à financer leurs opérations sur produits dérivés (souvent de nature très spéculative) en s’endettant à très court terme.  

Feu vert pour la spéculation alimentaire

Les niveaux de prix élevés et la volatilité des prix dans les contrats de produits dérivés de matières premières ont abouti en 2008, 2009 et 2011 à de fortes hausses de prix des produits agricoles. Résultat : des pénuries de denrées de base et des émeutes de la faim ont éclaté en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud. La spéculation alimentaire a donc des conséquences internationales préoccupantes.

En réponse à ce problème, le Parlement et le Conseil s’accordent en janvier 2014 sur l’adoption de nouvelles règles visant à réduire les possibilités de spéculation sur les prix des denrées alimentaires ainsi que sur d’autres produits de base tels que le pétrole, le coton, les métaux, etc[7]

Plus précisément, elles fixent des limites aux positions[8] qu’un ou des traders peuvent détenir sur les marchés de dérivés de matières premières. L’objectif est d’imposer aux acteurs financiers un plafond sur le nombre de contrats passés sur une matière première donnée dans un temps donné.

Bien que le Parlement et le Conseil posent le principe d’une limite à la spéculation alimentaire, la Commission a néanmoins toute latitude pour en définir ultérieurement les contours et les modalités d’application, via l’adoption de normes techniques (voir plus haut).

Sachant que cette procédure (dite de « Niveau 2 ») est surveillée de près et influencée par les lobbyistes, plusieurs organisations de la société civile dénoncent à l’époque le risque de dilution et d’affaiblissement des nouvelles règles qui pourrait en résulter.

C’est malheureusement ce qui se produit. Adoptées début 2017, ces normes techniques définies par la Commission fixent des seuils bien trop élevés qui ne permettent pas de réellement limiter la spéculation excessive sur les contrats de dérivés de matières premières[9].  

Finance parallèle : le contrôle à la traîne

La non-application de dispositions légales constitue également une autre forme de marche arrière réglementaire.

Le cas le plus emblématique concerne la régulation du système bancaire de l’ombre (« shadow banking » en anglais). Celui-ci désigne tous les intermédiaires financiers qui collectent et gèrent des fonds auprès des investisseurs en dehors du système bancaire traditionnel. Ses principaux acteurs sont les banques d’affaires, les hedge funds, les fonds de titrisation, les fonds monétaires, les fonds de pension, ou encore les entreprises de capital-investissement.

Depuis la crise financière, le système bancaire parallèle ne cesse de croître. Selon le Conseil de stabilité financière – qui coordonne la réglementation financière pour les pays du G20 – celui-ci représentait 52 000 milliards de dollars en 2017 au niveau mondial, soit un bond de plus de 75% par rapport à 2010. Il constitue une source potentielle de déstabilisation pour le système financier pour deux raisons principales.

Tout d’abord, comme l’a souligné Peter Praet, ancien économiste en chef de la BCE, le fait que les entités du système bancaire de l’ombre disposent de peu de capitaux propres apportés par leurs actionnaires et présentent un niveau élevé d’endettement suscite de vives inquiétudes[10].

Deuxièmement, compte tenu de son intrication avec le système bancaire traditionnel, la finance parallèle constitue une source de risque systémique importante. Le rôle central joué par les véhicules de titrisation (voir plus bas) dans le déclenchement de la crise de 2008 en est le meilleur exemple.

Dans le courant de l’année 2013, d’intenses et laborieuses négociations entre le Parlement et le Conseil sont nécessaires pour inclure dans la législation bancaire une disposition entretenant l’espoir d’une atténuation future des risques que le système bancaire parallèle pose pour la stabilité financière de l’UE[11]. Bien que le délai soit fixé au 31 décembre 2015, la Commission ne s’est jamais conformée à cette exigence.

Cinq plus tard, le Conseil confirme l’absence totale de volonté politique sur cet enjeu,  en refusant que cette disposition soit réintégrée au nouveau paquet bancaire. 

Résurrection de la titrisation

Le cas de la titrisation incarne à lui seul le manque d’ambition de l’Union en matière de régulation financière. À l’origine de la crise des « subprimes » survenue aux États-Unis durant l’été 2007, cette technique financière consiste à transformer des crédits distribués par une banque en titres de créances qu’un investisseur peut acheter et vendre à tout moment.

En s’accordant sur un cadre règlementaire pour la titrisation en mai 2017, le Conseil et une majorité d’eurodéputés entendent officiellement tirer les leçons de la crise, dix ans plus tard. Dans ce but, le concept de titrisation « simple, transparente et standardisée » (STS) est introduit dans la législation européenne : il est censé exclure les formes et les effets les plus néfastes de cette technique financière.

Dans les faits, l’objectif affiché est loin d’être atteint. Les nouvelles règles obligent les banques à ne retenir dans leur bilan qu’une très faible part du risque lié à leurs créances titrisées (soit 5%), alors que plusieurs experts préconisent de relever ce seuil à 30%.

En outre, elles ne prévoient pas de restreindre leur capacité d’investir dans des produits titrisés émis par d’autres banques, ce qui favorise une concentration des risques dans le système bancaire.

Enfin, des pratiques aussi risquées que la titrisation synthétique[12] – un produit financier hautement spéculatif qui permet à l’investisseur final de parier sur un défaut de l’emprunteur initial – sont inclues dans le STS. 

Bref, le lobbying intense exercé par l’industrie financière a produit ses effets : le nouveau cadre législatif dilue encore un peu plus la proposition déjà excessivement faible adoptée à l’origine par la Commission européenne.

De par sa portée symbolique, la relance de la titrisation illustre parfaitement la marche arrière réglementaire dans laquelle s’est engagée l’Union européenne depuis 5 ans. 

Les politiques européennes ne sont pas à la hauteur des futures crises 

Ces trois dernières années, pas un mois ne passe sans qu’un expert n’alerte sur le risque imminent d’une nouvelle crise financière. Les composants du cocktail explosif sont connus : explosion de la dette privée et souveraine, surévaluation des actions, ou encore risque de hausse brutale des taux d’intérêts.

Mais quel en sera le détonateur ? Celui-ci pourrait bien être l’épidémie de Covid-19 : elle a en effet provoqué début mars un choc économique brutal dans le monde entier qui pourrait bien entraîner à son tour une crise financière. Ce risque dépendra de l’ampleur de la récession à venir.

Même si les banques européennes sont aujourd’hui dotées de fonds propres plus élevés qu’avant la crise de 2008, ceux-ci n’en demeurent pas moins insuffisants pour absorber le niveau de pertes enregistré la même année. Cela est d’autant plus regrettable que, dans bien des cas, les grandes banques ont préféré distribuer une large part de leurs bénéfices sous la forme de bonus et de dividendes plutôt que de les affecter au renforcement de leurs fonds propres. Il est encore plus préoccupant de constater qu’à l’heure actuelle, treize banques européennes sont encore identifiées comme d’importance systémique mondiale.

En outre, l’imposition de nouvelles règles prudentielles aux établissements de crédit depuis la crise entraine un déplacement du risque des bilans bancaires vers ceux des acteurs de la finance parallèle (voir plus haut), qui sont soumis à des réglementations beaucoup moins strictes.

Dans ce contexte, la marche arrière réglementaire à laquelle nous assistons est extrêmement préoccupante. En l’absence d’un dispositif préventif solide, l’UE ne sera pas en mesure de contenir les effets d’une nouvelle crise financière. A ce sujet, le krach boursier du 9 mars dernier pourrait bien en constituer les prémices ou, du moins, le signe avant-coureur. Malheureusement, il n’existe pas de majorité politique à l’heure actuelle – que ce soit au sein du Parlement européen ou du Conseil – décidée à inverser la tendance.

Le parallélisme avec l’enjeu climatique est ici édifiant : malgré les signaux annonçant l’inéluctabilité d’une crise, les réponses politiques brillent par leur inconsistance.

Au fil des années, la législation bancaire et financière européenne s’est transformée en une vaste usine à gaz : chaque règle – à l’origine simple et efficace – est désormais noyée dans un flot de pondérations, d’équations et d’exceptions qui peuvent être exploitées par les acteurs du marché.

Cette évolution ne constitue pas seulement une entrave à la mise en œuvre d’une régulation transparente et efficace du secteur financier, elle pose également un sérieux problème démocratique. 

Footnotes

[1] La législation-cadre est désignée comme la législation de « Niveau 1 » :  sur proposition de la Commission, elle est adoptée conjointement par le Parlement et le Conseil selon la procédure législative ordinaire.

[2] Les actes délégués complètent ou modifient certains éléments d’un acte législatif. Ces actes sont pris par la Commission, sous le contrôle du législateur – Parlement européen et/ou Conseil de l’Union – qui peut révoquer sa délégation à tout moment. 

[3] La Commission peut également se voir déléguer le pouvoir d’adopter des normes techniques contraignantes rédigées par les trois autorités européennes de supervision (ABE, AEMF et AEAPP). Dans le cadre de cette procédure dite de « Niveau 2 », la Commission et les autorités de supervision consultent les parties prenantes sur leur interprétation de l’accord conclu au Niveau 1, Un processus surveillé de près et influencé́ par les lobbyistes., ou encore de l’assouplissement de règles, censées à l’origine être simples et efficaces, à coup d’exemptions et de pondérations. 

[4] European Commission, “Proposal for a Regulation on structural measures improving the resilience of the EU credit institutions”, COM(2014)0043

[5] VICKERS, John, 18 September 2017, “Banking reform nine years on”.

[6] Par exemple, les exigences en matière de financement stable ont été sensiblement diluées pour tous les ensembles de compensation de contrats dérivés.  

[7] L’adoption de ces nouvelles dispositions législatives se fait dans le cadre de la refonte des règles européennes encadrant les marchés d’instruments financiers (i.e. MiFID II).

[8] Une position est un intérêt financier sur un ou plusieurs contrats d’un produit.

[9] Plus précisément, ces normes techniques fixent une limite, d’une part, de 20% par négociant pour une poignée de contrats de dérivés liés aux denrées alimentaires destinées à la consommation humaine et, d’autre part, de 25% par négociant pour les autres instruments dérivés sur matières premières.  

À titre de comparaison, aux États-Unis, les limites de positions appliquées par les plateformes de négociation sont nettement plus basses : dans un éventail de 5% à 15%, in GIEGOLD, Sven, on behalf of the Greens/EFA Group, 8.2.2017, « Motion for a resolution on COMMISSION DELEGATED REGULATION (EU) No …/… of 1 December 2016 supplementing Directive 2014/65/EU of the European Parliament and of the Council with regard to regulatory technical standards for the application of position limits to commodity derivatives (C(2016) 4362 final) ».

[10] JENKINS, P., OCTOBER 1 2018, « Policymakers share blame for the shadow banking boom ».

[11] Plus précisément, cette disposition impose à la Commission « d’évaluer l’impact et l’opportunité d’instaurer des limites aux expositions des banques sur des entités du système parallèle ». 

[12] La titrisation synthétique est une opération n’impliquant aucun transfert légal de titre, mais uniquement la vente du risque de crédit lié aux actifs par le biais de dérives de crédit tels que des contrats d’échange sur risque de crédit.