Aider les villes directement à soutenir et accueillir les réfugiés, plutôt que de passer par l’état – ceci pourrait transformer comment l’Europe fait face à la demande – Gesine Schwan parle de sa proposition avec Edouard Gaudot.

Edouard Gaudot: Professeur Gesine Schwan, vous avez conçu et publié récemment une proposition pour « relancer l’Europe par le bas » dont l’originalité est double : d’une part se saisir du défi énorme de l’accueil des réfugiés pour en faire un levier de financements publics durables par l’Europe et d’autre part déplacer l’échelon de l’action publique en faveur des réfugiés au niveau des municipalités et des métropoles. Cette proposition a reçu des soutiens déjà de nombreuses villes, de Gdansk à Naples, en passant par Berlin.

Ce matin nous en avons parlé avec Mauricio Valiente de la municipalité de Madrid qui est très intéressée. Pourquoi avoir choisi le niveau urbain, municipal, pour traiter d’un problème aussi massif et étendu que celui des réfugiés ?

Gesine Schwan: Effectivement cela peut sembler décalé, mais cette réflexion est née de l’observation qu’au plan des gouvernements nationaux, trop d’obstacles se dressent à la résolution des défis posés par cet afflux de réfugiés. En fait, l’idée originale vient de Maria Joao Rodrigues (députée européenne portugaise, groupe social-démocrate) qui avait affirmé la première qu’il était possible de changer la soi-disant « crise des réfugiés » en une source de croissance soutenable. A la base, l’idée est évidemment d’offrir des moyens financiers supplémentaires aux gouvernements nationaux pour accompagner l’accueil des réfugiés car c’est une action couteuse et avec un impact important sur le marché du travail local. Le principe était donc un deal gagnant-gagnant dans lequel le pays d’accueil recevait des fonds pour l’accueil et des fonds pour investir et créer de l’activité et des emplois donc les conditions de l’intégration.

Mais malheureusement,  les gouvernements nationaux ne sont pas dans les bonnes conditions pour répondre au problème, principalement pour des raisons structurelles : la compétition électorale au niveau national réduit la perspective des gouvernements à la conservation du pouvoir. Et les programmes d’accueil des réfugiés peuvent être couteux en termes électoraux car l’absence de consensus en fait des enjeux de surenchère électorale. Mais justement dans les villes on a plus de distance et une approche un peu différente de la politique, notamment avec une moindre pression quotidienne de la presse et des médias.

Outre ce niveau plus pragmatique des jeux de pouvoir, il me semblait aussi que l’importance croissante des villes en faisait des acteurs essentiels. De fait une proportion croissante de la population mondiale est urbaine – en 2050 on devrait atteindre les 90%. J’ai aussi remarqué dans mon travail quotidien de professeure de sciences politiques et de gouvernance, que les villes sont aussi des laboratoires d’innovation, pour résoudre des problèmes globaux mais cruciaux pour les villes : la mobilité, l’énergie, la pollution de l’air… On le voit avec Pékin, Paris, Londres, San Francisco par exemples.

Parce qu’elles sont directement liées à la vie quotidienne des gens, et parce que la vie politique n’y fonctionne pas exactement comme au niveau national, les villes sont l’échelon pertinent.  En Allemagne par exemple, il y a une tradition de décentralisation avec une sorte d’indépendance communale depuis le début du 19e siècle : les communes ont toujours été considérées comme le berceau de la démocratie. On pourrait citer aussi la Belgique ou l’Italie d’ailleurs.

C’est aussi une façon de travailler à résoudre la crise de légitimité qui frappe aujourd’hui les États démocratiques car la participation aux élections est évidemment indispensable, mais elle ne suffit pas – et les expédients habituels comme les référendums ne me semblent pas particulièrement adaptés pour « enraciner » la démocratie, car ce sont des formes appauvries d’expression de l’opinion publique.

Donc les villes deviennent l’échelon pertinent pour redessiner les contours de nos politiques migratoires européennes. En Espagne, et en particulier à Madrid, justement, on a les fameuses « communes du changement » où des plateformes citoyennes à la fois très grassroots et très politiques l’ont emporté sur les forces des partis établis lors des municipales du printemps 2015. Ces communes ont en effet des politiques migratoires à la fois généreuses et créatives ; mais elles ne se limitent pas à cet aspect. Que nous dit tout cela sur l’épuisement des formes démocratiques en Europe?

On s’aperçoit que les gouvernements nationaux sont prisonniers de forces et de jeux de pouvoirs qui paralysent l’action commune et la recherche de solutions inclusives et satisfaisantes. En revanche les villes sont plus créatives, plus indépendantes, moins soumises au jeu des partis, et plus proches des citoyens, plus innovantes… tout cela va ensemble, y compris au niveau européen. Ainsi quand il s’agit de savoir s’il faut plus ou moins d’intégration urbaine, je trouve que l’opposition « plus de pouvoir à Bruxelles » ou « davantage de pouvoir au niveau des États » est une mauvaise alternative.

Intensifier l’intégration des citoyens européens dans l’Union européenne est une nécessité et une chance. Mais ce n’est pas d’une intégration centralisée à Bruxelles que l’Europe a besoin, c’est d’une intégration décentralisée. Dans ma proposition, ainsi, puisque les fonds seraient distribués par l’UE, l’Europe peut être perçue et valorisée par les citoyens comme source financière dans leurs villes.

J’ai donc intégré tous ces éléments pour faire des villes et de l’Europe les acteurs majeurs de la réponse au défi des réfugiés. En coopération avec un autre acteur essentiel : dans mon travail j’ai pu constater que la participation des citoyens dans les villes passe non seulement par les administrations, les parlements des villes, mais aussi par les ONG et les entreprises. Les entreprises sont importantes partout, elles ont beaucoup de pouvoir, et elles comprennent de plus en plus qu’elles sont aussi responsables du contexte de leur activité.

Mais de quelles entreprises parlons-nous ? Le tissu industriel européen occidental qui a été basé pendant très longtemps sur les villes, sur le modèle de la ville-usine, de Billancourt à Bochum, aujourd’hui ne ressemble plus à ça. C’est bien le problème qu’on a aujourd’hui car ces villes pouvaient intégrer par le travail industriel. Mais aujourd’hui la ville ne ressemble plus du tout à un lieu de production : c’est un lieu de vie, ce qui n’est plus du tout la même chose.

Ça dépend, parce que du moins en Allemagne, et je crois que c’est aussi le cas pour l’Europe, une majorité (autour de 80%) des emplois se trouvent dans les petites et moyennes entreprises. Les grandes entreprises sont évidemment très importantes pour l’économie, mais dans les villes ce n’est plus toujours l’industrie. Ce sont d’autres entreprises, notamment de services privés et publics qui créent aussi de la valeur.

Prenons par exemple une région comme le Nord-Rhein Westphalen, c’est un territoire très riche (comme le Bade-Würtenberg), ils y ont toujours de grandes usines comme Daimler, mais les PME et TPE y sont essentielles et omniprésentes. Et ce sont aussi très souvent des entreprises liées au marché global, au-delà de leur région. Elles ont donc la perspective pour intégrer des réfugiés, elles savent qu’il faut trouver des lieux de travail, faire de la formation professionnelle. Il faut mettre en relation les différents intérêts qui existent au sein des villes et des communautés, à tous les niveaux.

Dans les villes se concentrent beaucoup de vie quotidienne, la possibilité de participer, d’avoir l’impression qu’on vit la démocratie, qu’on a de l’influence – ce qui est toujours un critère de l’ancrage de la démocratie, si les gens ont l’impression qu’ils ont du pouvoir d’influence. S’ils n’ont pas l’impression de pouvoir influencer, alors la démocratie ne vaut rien pour eux.

Mais il y a aussi le côté obscur de cette association ville et réfugiés : la jungle de Calais, la place Victoria à Athènes ou la gare de Keleti à Budapest : ces lieux où les réfugiés s’amoncellent dans des conditions souvent inhumaines. Évidemment ça crée des foyers de désespérance mais aussi des foyers de délinquance, de drogue, avec énormément de tensions avec les riverains. Qu’est-ce qui manque dans ces cas-là ?

Cette question est très importante, et je crois qu’on n’accorde pas assez d’attention au processus décisionnel. Comme les décisions sont prises au niveau national, c’est de haut en bas qu’on administre, pour ainsi dire, les décisions. Certes il y a une nuance pour la Grèce et l’Italie parce que leur situation de premier rivage leur impose le nombre, mais ailleurs, c’est le gouvernement national qui décide de l’accueil (ou de l’absence d’accueil) – les échelons inférieurs doivent ensuite exécuter des décisions qu’ils n’ont pas nécessairement contribué à prendre – ce qui peut justement poser des problèmes de consentement local. Tandis que dans mon modèle, ce seront les villes et leurs habitants qui devront décider, en fonction des avantages qu’ils en espèrent sur le plan financier, mais peut-être aussi sur le plan démographique (parce qu’à la campagne on vieillit de plus en plus, et qu’il faut davantage de gens pour soutenir l’école, les jardins d’enfants et les infrastructures). Si les gens peuvent décider par eux-mêmes, je crois que c’est tout à fait différent. Voilà pourquoi je crois que c’est aussi la force de la démocratie participative. Il faut cette incitation financière, parce que si on se base uniquement sur la charité et le devoir moral, la saturation arrive vite – ainsi que la compétition entre pauvretés, locales et étrangères.

Les exemples des villes qui accueillent les réfugiés ne doivent rien au hasard ; Palerme, Lesbos ou Lampedusa sont en fait les frontières de l’Europe. Calais est une frontière entre le continent et la Grande-Bretagne. Est-ce que le défi derrière ce phénomène croissant et durable des flots réfugiés et de migrants n’est pas de nous forcer à repenser la frontière dans le monde dans lequel nous vivons ?

Les frontières qu’elles soient culturelles, personnelles, géographiques ou politiques, ne disparaîtront pas, mais on peut les organiser de façon à satisfaire un besoin minimum de sécurité et de liberté. Il est essentiel de ne pas en faire les murs d’une forteresse. Les plus fragiles veulent une frontière pour être protégés. Les autres veulent la dépasser et la franchir sans trop d’obstacles. On ne peut pas faire l’économie de cette contradiction donc il faut obligatoirement organiser les migrations pour réguler les pressions sur les frontières – et la détresse des hommes, femmes et enfants qui composent ces flux.

L’enjeu est d’équilibrer les deux côtés de la frontière extérieure de l’UE. D’où la dimension extérieure de ma proposition aussi. Avec la mise en place d’une politique de développement municipal à l’extérieur de l’Europe, on introduit les éléments pour organiser les flux et une combinaison entre intégration des réfugiés et développement des villes. Il ne faut pas se limiter aux villes de l’UE : on doit et on peut faire la même chose avec les communautés et les villes d’Afrique du Nord, les aider à intégrer des réfugiés qui sont sur le chemin vers l’Europe, en leur donnant des perspectives, aussi en leur donnant les moyens financiers pour les intégrer, ainsi que de l’argent additionnel pour les infrastructures, etc. Quand on a des conditions de vie supportables des deux côtés de la frontière, la frontière peut être organisée de façon humaine.

La demande de sécurité à l’égard de l’Union Européenne est pensée sur le modèle de la frontière étatique. Car on attend la sécurité de l’État. Mais comme il est devenu évident que l’Etat n’est plus en mesure de l’assumer seul, donc on se tourne vers l’Europe. Mais en a-t-elle les moyens – matériels, politiques et institutionnels ?

Le problème se pose en termes de majorités politiques – et de réflexion sur le niveau national de l’action publique. La question des moyens financiers devient fondamentale pour sortir de la pression sur les services publics aggravée par plus de trente années de désinvestissement néolibéral.

On en revient donc aux grands choix d’orientation politique. Dans votre proposition, l’enjeu est de remettre de l’investissement non seulement au nom des réfugiés, mais au nom des communautés locales, élargies ici aux réfugiés. C’est une autre approche que celles proposées aujourd’hui par une grande majorité des gouvernements au pouvoir dans l’UE.

Ce qui m’amène à 2019, parce que ça paraît complètement petit, mesquin de parler de quelque chose d’aussi grand que le défi des réfugiés et la façon dont ça nous force à repenser un certain nombre de choses, et de le lier aux élections européennes. Et pourtant, on y arrive là. Est-ce que justement toute l’entreprise, dont les Verts ont longtemps été les pionniers mais avec beaucoup de difficultés pour aller jusqu’au bout, est-ce que la pensée d’une politique transnationale, telle qu’elle est présentée par nos camarades de Diem25 mais aussi comme certains libéraux comme le président français, est-ce que c’est là un levier pour justement changer ça ? Est-ce que justement les réfugiés et la crise de l’Euro-zone dans son intégralité, la poly-crise dans laquelle l’Union Européenne se débat depuis une décennie maintenant, n’est pas le moment de repenser la construction européenne, ou de la penser d’une façon différente des catégories dans lesquelles on a été ?

En fait, cette stratégie aboutit à une réforme très profonde de l’Union Européenne. Si le niveau des villes est renforcé, cela veut dire que dans le sentiment des hommes et des femmes, l’identification des communautés avec l’Europe devient plus forte, en comparaison avec l’identification avec l’État national. C’est un autre équilibre.

Je ne crois pas que cela va faire disparaître l’identification avec l’État national. Mais d’ailleurs, dans l’histoire, l’identification avec l’État national, à la différence de l’identification avec la province ou avec le petit État ou la Région auquel on est habitué, a commencé surtout quand l’État national a créé la sécurité sociale. C’est là que l’État protecteur de sécurité est devenu l’institution avec laquelle on s’identifiait de façon personnelle, culturelle, etc. Avant, ce n’était pas tellement le cas.

On ne peut pas abolir de façon générale les États nationaux et leur fonction de protéger de façon sociale, mais on peut peu à peu changer les éléments et le poids des éléments. Je crois qu’on pourrait introduire, et c’est beaucoup discuté, une assurance chômage, avec divers degrés basés sur une base, etc. On pourrait introduire des éléments, des niveaux communs quand on fait le semestre Européen, on pourrait introduire des critères de sécurité sociale, et cela pourrait peu à peu mener à ce que l’identification ne soit plus seulement avec l’État national, mais aussi avec l’Europe. Donc les autres niveaux et aussi l’entendement de soi-même. La tendance à l’identification avec un collectif, que nous avons tous, pourrait un peu se répandre, pour ainsi dire. D’ailleurs la tendance de s’identifier avec le collectif n’est dangereuse que quand le sentiment de la valeur de soi-même est lié à cette identification. Ça c’est le plus grand danger. Si je m’identifie avec mon endroit ou avec l’Allemagne, et que mon estime de moi-même n’est pas dépendante de cela, il n’y a pas de problème. Mais dès que mon estime de moi-même dépend de la grandeur de l’Allemagne ou de la France, ça c’est dangereuse.

C’est stimulant. Pourtant, quand on voit l’état de l’Europe et des sociétés européennes aujourd’hui on pourrait penser qu’il est déjà trop tard…

En fait, dans l’action politique il est toujours trop tard. En outre, en démocratie, on ne peut mouvoir quelque chose que quand il est presque trop tard. Donc nous sommes dans les temps.