Que Angela Merkel ou Martin Schulz soit élu à la chancellerie fédérale allemande après les élections de septembre, la relation avec le Président Macron et la France sera cruciale. Mais est-ce que ce couple aux relations tantôt tendues et rivales tantôt constructives, est capable de gérer la grande famille européenne? Le “moteur historique” de l’Europe peut-il encore propulser l’intégration européenne?

M. Claire Demesmay, vous êtes Directrice du programme pour les relations franco-allemandes au Conseil Allemand des relations étrangères (DGAP) à Berlin. Comment diriez-vous que les élections françaises et leurs thèmes principaux sont vus en Allemagne, et vice versa ?

Jamais une élection française n’a été aussi suivie en Allemagne. D’abord, parce que la campagne a fait apparaître une rare polarisation politique. Son issue a un impact direct, et de long-terme, sur les partenaires européens : Avec l’élection de Marine Le Pen, c’est le projet européen dans son ensemble qui aurait été remis en question, et avec lui le narratif – vieux de plusieurs décennies – d’une Allemagne intégrée dans l’Union. A l’inverse, le discours d’Emmanuel Macron est en phase avec l’imaginaire européen de la culture politique allemande. A cela s’ajoute que la France est vue en Allemagne comme une pièce maîtresse pour stabiliser l’Union monétaire. Il y a consensus pour dire que sans réformes en France, on ne pourra résoudre durablement les problèmes internes de la zone euro.

Enfin, j’observe en Allemagne un sentiment d’urgence face à une Union européenne affaiblie : en interne, en raison du Brexit, mais surtout d’une recrudescence des égoïsmes et des forces centrifuges ; à l’extérieur, avec une série de défis de grande ampleur : une pression migratoire à laquelle les Européens n’ont pas encore apporté de réponse durable, la persistance de la menace terroriste et de conflits (Syrie, Ukraine) et une relation transatlantique malmenée depuis l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis. A Berlin, on a conscience que l’Allemagne ne pourra s’attaquer seule à ces problèmes et qu’elle a un besoin urgent de partenaires. Or, le nombre de candidats est plus que limité, et le poids du leadership est lourd. De ce point de vue, la France a une carte à jouer.

Du côté français, l’élection allemande cet automne sera elle aussi très suivie, même si l’enjeu est bien moindre. Un parti eurosceptique comme l’AfD pourrait certes entrer au Bundestag, mais il est pratiquement assuré que le pays sera au final gouverné par une coalition de pro-européens. Il sera intéressant de voir si l’élection française contribuera à ce que les questions européennes soient davantage débattues dans la campagne que d’habitude. Pour l’instant, les candidats sont prudents. Or, depuis mai 2017, on sait qu’une position pro-européenne ne conduit pas automatiquement à un échec électoral – y compris dans un pays où une bonne partie de la population est critique vis-à-vis de l’UE. J’espère que les partis allemands feront eux aussi preuve d’audace, en parlant davantage d’Europe que lors des campagnes précédentes, et surtout en se projetant dans l’avenir avec des propositions constructives.

Quels sont les différents scénarios pour le couple franco-allemand après les élections fédérales en Allemagne en septembre 2017 ?

La bonne nouvelle d’abord : avec l’élection d’Emmanuel Macron, les conditions sont réunies pour une coopération franco-allemande plus dynamique que les années précédentes. Il ne fait aucun doute qu’il veut travailler étroitement avec Berlin – on le voit à la formation du gouvernement français, dans lequel les connaisseurs de l’Allemagne (et germanophones) sont bien représentés. Dès le départ, Macron a reçu d’Allemagne des encouragements dépassant les clivages politiques. Y contribue le fait qu’il insiste sur la nécessité de mener en interne des réformes, comme celle du marché du travail, afin de redonner à la France sa crédibilité sur la scène européenne. Un discours particulièrement en phase à celui qui a cours à Berlin. Et puis, les deux pays partagent aujourd’hui la conscience d’une responsabilité particulière pour s’attaquer aux problèmes auxquels est confrontée l’UE.

Cela étant, le tandem devra faire ses preuves sur le terrain et avoir le souffle long, car les problèmes sont nombreux. Dans bien des domaines, et c’est la moins bonne nouvelle, les intérêts et les approches des deux pays divergent, ce qui rend indispensables de douloureux compromis. Paris et Berlin y sont-ils vraiment prêts ? Pour ne citer que les dossiers économiques et sociaux, c’est le chômage et la faiblesse du pouvoir d’achat qui inquiètent le plus les Français, alors que du côté allemand, les entreprises font face à un problème de main d’œuvre. Au-delà, la France a besoin de perspectives, avec une amélioration rapide du marché du travail et du système de formation, mais le gouvernement ne peut lancer un programme d’investissements comme l’avait fait Gerhard Schröder au moment de l’Agenda 2010, car il s’est engagé sur l’orthodoxie budgétaire. D’où la proposition de Macron de créer un budget de la zone euro. En Allemagne, au contraire, c’est la stabilité budgétaire qui rassure la population. Les baisses d’impôt sont nettement plus populaires que des investissements, surtout s’ils se font dans les pays voisins. Dans ces conditions, un saut qualitatif dans l’intégration sera difficile. Les réactions épidermiques à la critique de Macron aux excédents commerciaux de l’Allemagne montrent l’étendue du clivage. Et pourtant, pour avancer, il ne suffira pas que Berlin soutienne les réformes du marché du travail en France !

En dehors des différences d’approche et d’intérêt, Paris et Berlin auront pour défi d’associer d’autres partenaires. D’une part parce qu’ils ne pourront à eux seuls résoudre les problèmes de l’UE, d’autre part parce un binôme franco-allemand nombriliste suscite les rejets. Je pense que des constellations variables s’imposent, en fonction des sujets à traiter et des lignes de clivage. On ne peut pas parler de politique européenne d’asile et de migration sans associer l’Italie, la Suède, la Grèce ou encore un représentant du groupe de Višegrad – bref, des Etats-membres aux positions antinomiques. Cela vaut de la même manière pour l’économie, l’énergie ou la défense. Au-delà, la France et l’Allemagne ont tout intérêt à s’engager pour la création de structures européennes, afin de ne pas être en permanence en situation de demande, et d’éviter au maximum les situations de blocage renforcées par l’absence de cadres communs. La crise des réfugiés a montré que le leadership allemand est d’autant plus contesté que Berlin ne peut se référer à un cadre légal existant. Le groupe de Višegrad a été prompt à créer des alliances intergouvernementales pour s’opposer aux demandes de Berlin d’accueillir des réfugiés. Avec des règles européennes claires, dont les institutions européennes seraient les garantes, les alliances de groupes d’Etats-membres contre d’autres perdraient en légitimité. Mais pour cela encore faut-il que Paris et Berlin jouent eux aussi le jeu supranational.

A quoi peut-on s’attendre sur des thèmes tels que la défense, l’Europe sociale, le changement climatique et l’énergie, ainsi que l’Eurozone de la part du futur tandem Macron – Merkel ou Schulz ?

Qu’Angela Merkel ou Martin Schulz soit à la tête de la chancellerie ne changera pas fondamentalement la qualité de la coopération franco-allemande. D’une part, la CDU et le SPD sont assez proches dans leurs positions européennes. D’autre part,  le choix du partenaire de coalition jouera lui aussi un rôle, car le chancelier/la chancelière ne décide pas seul(e). Je m’attends donc surtout à des accents différents.

C’est avec un chancelier social-démocrate que la coopération sur les questions économiques et sociales serait la plus aisée. Comme Emmanuel Macron, Martin Schulz se prononce pour des projets d’investissement européens et la création d’un budget pour les Etats de la zone euro. La CDU/CSU est au contraire très réticente, et Wolfgang Schäuble, ministre des Finances, qui est à la fois l’inspirateur et le gardien de la « schwarze Null », s’y est toujours opposé. Il est vrai qu’Angela Merkel s’est dit prête à y réfléchir, mais de là à concrétiser l’idée, il y a un fossé. Surtout, le projet, du moins dans une forme ambitieuse, serait bloqué si le ministère des Finances était à nouveau occupé par un rigoriste de l’orthodoxie budgétaire. De façon générale, c’est entre Macron et Schulz que les convergences sont les plus grandes sur les questions sociales, le SPD prônant par exemple l’introduction de salaires minimaux de façon à rapprocher les standards sociaux. Mais je doute qu’il y ait ici un vrai effet d’entraînement sur les partenaires européens.

En revanche, sur les dossiers de sécurité et de défense, c’est avec une chancelière Merkel que la coopération franco-allemande serait la plus dynamique. Au cours des dernières années, Paris et Berlin  se sont entendus sur une série de propositions, que Macron a reprises à son compte. Parmi elles, la création d’un QG européen pour les opérations militaires et d’un fonds d’investissement européen pour l’achat de matériel militaire. Avec une chancelière Merkel, les discussions se poursuivraient dans ce sens. Martin Schulz est lui aussi favorable à ces projets mais, à la différence d’Angela Merkel, refuse une augmentation substantielle des dépenses de défense, telles que la prône Donald Trump – alors que Macron et Merkel se sont tous les deux engagés à y consacrer 2% des dépenses nationales. Cela étant, quel que soit le résultat de l’élection en septembre, on peut s’attendre à des grincements de dents à Berlin, lorsque la France demandera davantage d’engagement sur le terrain militaire.

Le couple franco-allemand a été de plus en plus efficace au fil des années aux niveaux administratif et bureaucratique, tandis que très peu visible et convaincant au niveau politique – pourquoi ?

Même s’il n’a pas toujours été très visible au cours des dernières années, le couple franco-allemand n’a pas cessé d’exister. Le meilleur exemple est sans doute la gestion du conflit avec la Russie autour du dossier ukrainien, où Paris et Berlin sont apparus unis. Cela étant, depuis quelques temps, la coopération entre les deux pays a débouché sur peu de propositions ambitieuses et surtout capables de convaincre les partenaires européens. Cela est en grande partie lié aux très importantes divergences de position et d’intérêt au sein même de l’UE, comme sur le dossier migratoire ou le rapport à l’orthodoxie budgétaire. Mais au-delà, il y a aussi des difficultés propres au couple franco-allemand. La France est depuis plusieurs années confrontée à des problèmes internes, qu’il s’agisse des attaques terroristes, du chômage de masse ou de la forte présence de mouvements nationalistes dans la sphère publique, qui ont limité sa marge de manœuvre sur la scène européenne. De plus, la relation bilatérale est structurellement déséquilibrée, car l’Allemagne est en position dominante. Cette asymétrie nuit clairement à la capacité de la machinerie franco-allemande, qui dispose pourtant de rouages à tous les niveaux administratifs, à produire des compromis.

Le fait que le nouvel exécutif, à Paris, ait un discours volontariste et souhaite impulser une dynamique européenne, change en partie la donne. Même si le déséquilibre entre les deux pays est profond et ne pourra se résorber que sur le long-terme. Mais Emmanuel Macron ne parviendra à ses fins que si son équipe réussit, d’une part à améliorer la situation économique et sociale du pays, d’autre part à convaincre les citoyens français tentés par le repli nationaliste que l’UE est davantage une solution qu’un problème. Il s’agit d’une tâche compliquée, pour laquelle le nouvel exécutif n’a relativement que peu de temps. En parallèle, il devra faire face à des attentes très élevées, vous avez raison, du partenaire allemand, qui est à la fois enthousiaste et impatient vis-à-vis de Paris. La gestion du calendrier sera donc déterminante.

Là où vous avez également raison, c’est que le contexte européen et international est favorable à une nouvelle dynamique franco-allemande. En Allemagne, depuis l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, mais aussi avec les conflits aux frontières européennes, on a de plus en plus conscience que les Européens doivent prendre leur destin en main. Cette idée est en phase avec le narratif, que l’on trouve traditionnellement en France, d’une UE capable d’assurer sa sécurité, de protéger ses citoyens. Et puis, avec les nouveaux équilibres internes à l’UE qu’entraîne le Brexit, l’Allemagne est – encore plus qu’auparavant – en position de leadership, et cherche à le partager avec des partenaires solides.

Dans ces conditions, la politique de sécurité et de défense est aujourd’hui un des domaines les plus favorables à une relance de la coopération franco-allemande, et plus largement européenne. Ce dossier coche toutes les cases, ou presque : les menaces sont élevées, la structure de défense traditionnelle est remise en question depuis l’élection de Trump, les Européens ont des intérêts relativement proches (malgré des différences) et les citoyens ont des attentes concrètes sur le sujet, donc il y a une légitimité à agir. Et puis, ce dossier a le mérite de ne pas creuser davantage le fossé entre deux catégories d’Etats-membres, comme c’est le cas avec l’approfondissement de l’Union monétaire.

En collaboration avec d’autres chercheurs vous avez écrit une tribune dans Le Monde qui défendait l’abandon de l’idée d’une intégration européenne homogène. Vous soutenez donc une Europe à plusieurs vitesses et multi-formes ?

Avec mes collègues du groupe de réflexion franco-allemand, nous partons d’un double constat. D’une part, les Européens sont confrontés à des défis extrêmement élevés, qu’il s’agisse des attaques terroristes, des conflits armés à nos frontières ou encore de l’approvisionnement énergétique et du réchauffement climatique. Ces défis nous obligent à agir, et les Etats-nations seuls ne sont pas en mesure de les relever. D’autre part, les replis nationalistes se sont intensifiés au sein même de l’UE, la Pologne en est un exemple, et se traduisent par des blocages qui invalident toute recherche de solution commune. Cette contradiction doit être levée, et rapidement. Pour cela, il faut abandonner l’idéal d’un approfondissement permanent des politiques européennes, auquel participeraient l ‘ensemble des Etats-membres. Nous estimons donc qu’il faut aujourd’hui faire preuve de pragmatisme, et permettre à ceux des Etats européens qui le souhaitent d’agir en commun.

Etant donné l’expérience de la France et de l’Allemagne dans la fabrique de compromis européens, mais aussi leur sentiment de responsabilité pour l’Europe, je pense que ces deux pays ont ici un rôle central à jouer. Cela étant, la démarche n’est pas sans risques. Il y a deux écueils principaux à éviter. Le premier est d’exacerber les forces centrifuges déjà existantes, et donc d’accélérer la division de l’UE. C’est la raison pour laquelle, parallèlement aux dossiers pour lesquels seule une intégration différenciée est possible, il me semble indispensable de travailler à des projets d’intérêt commun. La politique de sécurité me semble y être propice, mais aussi la protection des frontières extérieures de l’UE ou des sujets moins politiques, comme l’adaptation de nos économies à la révolution numérique. Cela peut aussi permettre à plus long terme de regagner des Etats-membres tentés par le repli national.

Le second écueil est d’attiser les tensions intra-européennes, en excluant des Etats attachés à l’action commune, mais mis à l’écart par ce qui pourrait être perçu comme un directoire franco-allemand. Ce serait contreproductif. Paris et Berlin doivent absolument travailler avec tous ceux qui le souhaiteraient, y compris les plus petits pays. Personnellement, je plaide pour des constellations flexibles en fonction des sujets et des intérêts – autour d’une colonne vertébrale franco-allemande qui permet de garantir une certaine stabilité, et donc une durabilité, de la coopération européenne. Il ne me paraît ni nécessaire, ni pertinent, d’institutionnaliser ce genre de coopérations, qui les figeraient et créeraient de nouvelles frontières entre les « in » et les « out ». Bien sûr, il est difficile d’échapper à un cadre fixe dans le cas de la zone euro, puisqu’il s’agit d’ores et déjà d’une Union au sein de l’Union. Mais il est d’autant plus important de garantir aux autres projets de coopération le maximum de souplesse.