Le jugement de la Cour Constitutionnelle Allemande sur le programme d’achat de la Banque Centrale Européenne du 5 Mai 2020 a fait l’effet d’une bombe. Derrière les débats techniques sur la politique monétaire, le débat politique qu’il lance est fondamental : L’Union européenne est-elle une simple association d’États reliés entre eux par des Traités de droit international public que chaque cour constitutionnelle nationale peut remettre en question à sa guise ? Ou bien est-elle une construction juridique et politique sui generis, dont l’objet est la constitution progressive d’une communauté politique transnationale, d’une démocratie fonctionnelle et légitime, avec en perspective éventuelle les fondements d’un État Hobbesien ?

Malgré les espoirs nés dans l’effondrement du mur de Berlin, il faut cependant reconnaître que l’ordre institutionnel forgé dans les Traités n’a pas produit l’union politique européenne démocratique et solidaire promise de Maastricht à Lisbonne. Dans le monde de choix démocratiques auxquels nous sommes habitués, les procès du pouvoir se mènent au moment des élections, qui prononcent leur verdict par les urnes et engagent les sanctions. Pour les institutions internationales, ce moment n’existe pas. Quant à l’Union européenne, ce mélange de technocratie, de fédéralisme différencié, de diplomatie internationale, d’institutions intergouvernementales et d’élections parlementaires démocratiques produit une responsabilité diffuse impropre à la sanction électorale, et toujours à même d’escamoter la culpabilité.

En France comme ailleurs, certains se prennent à rêver que cette énième crise soit le coup de grâce pour l’Union européenne, la fin du doux rêve fédéraliste, nous offrant l’occasion tant attendue de nous affranchir de traités étroits et de dogmes dépassés, pour retrouver la Grandeur d’une souveraineté nationale oubliée. Mais si le procès se justifie, l’alternative reste floue. Par quoi devrait-on remplacer un cadre multilatéral défaillant ; par quoi pourrait-on remplacer l’UE ? Les interdépendances que la crise sanitaire actuelle met en exergue de manière si brutale ne disparaîtront pas avec un quelconque retrait des institutions internationales ou européennes. 

Résoudre la « question allemande »

Face au marasme d’une Europe impuissante, divisée, contrainte par ses dogmes, partiellement capturée par les intérêts privés, il existe cependant un chemin de transformation profonde des institutions, du fonctionnement et de la politique européenne. Ce chemin est tortueux car le pouvoir en Europe est diffus et horizontal. C’est la raison principale des échecs continentaux d’Emmanuel Macron, qui a trop longtemps cru que la politique en Europe pouvait se régler exclusivement au Conseil européen et par le biais d’accords franco-allemands négociés dans le huis-clos – comme nous l’avions détaillé dans « la double impasse européenne » il y a un an[1].

La conséquence est que, si l’on doit définir le souverain comme celui qui décide en dernier ressort, qui décide en temps de crise, alors la souveraineté européenne siège, pour une grande partie, à Berlin et non à Paris, ou Bruxelles.

Emergeant du Brexit, l’Europe re-découvre ainsi la pressante centralité de la « question allemande »[2]. L’Allemagne est un verrou d’autant plus central qu’elle est à la croisée de deux regroupements devenus incontournables : d’une part la ligue Hanséatique qui s’est renforcée après la décision britannique de sortie de l’UE en devenant l’axe fort de résistance du néolibéralisme nordique et de l’ordo-libéralisme allemand ; d’autre part le bloc de Visegrad aux contours mouvants, mais structuré autour des gouvernements nationalistes illibéraux en Pologne et en Hongrie. En comparaison, la France aujourd’hui hésite à basculer vers ses partenaires méditerranéens et se montre incapable de construire des coalitions alternatives dans la durée, finissant plus souvent isolée que centrale.

La conséquence est que, si l’on doit définir le souverain comme celui qui décide en dernier ressort, qui décide en temps de crise, alors la souveraineté européenne siège, pour une grande partie, à Berlin et non à Paris, ou Bruxelles. Réunification, élargissement, crise de zone euro, crise de l’accueil des réfugiés, et cette fois-ci peut-être crise du coronavirus : à chaque tournant important l’Allemagne sort renforcée, plus influente, plus affirmée. Ce qui assurément perturbe autant l’Europe que la relation de l’Allemagne vis-à-vis de l’Europe. Incapable d’internaliser sa nouvelle puissance comme un « hégémon bienveillant » le ferait, et en même temps incapable d’y renoncer, car elle continue de se vivre comme un petit pays dont les actions n’influencent ni l’Europe ni le monde[3].

L’Europe ne peut se penser sans elle, et l’Allemagne ne peut se penser horsde l’Europe.

En France, et plus généralement au sud de l’Europe, la critique de l’Europe revient vite à une dénonciation de l’Allemagne. Hier Bruxelles était le cheval de Troie de la mondialisation néolibérale au service des intérêts des multinationales américaines, aujourd’hui elle serait au service de l’ordo-libéralisme allemand. Malgré ses raccourcis discutables, cette thèse trouve une forme de validation empirique tant les forces économiques à l’œuvre sur le continent ont pu servir profondément les intérêts économiques allemands : l’intégration par le Mittelstand allemand de l’Europe de l’Est dans sa chaîne de production, la relative sous-évaluation de l’euro favorisant la compétitivité des exports, la fuite de capital financier et humain vers l’Allemagne pendant la crise de la zone euro réduisant les coûts de financement et augmentant les capacités productives de l’économie allemande : autant de puissants accélérateurs de la divergence et de la domination économique allemande.

Cette « question allemande » est donc inévitable, pour la France, plus encore que pour ses partenaires. Entre domination tendancielle quand elle est top forte et vide géopolitique dangereux quand elle est trop faible, la question allemande sous-tend tout l’ordre européen moderne depuis 1648. L’Europe ne peut se penser sans elle, et l’Allemagne ne peut se penser hors de l’Europe.[4]

Comprendre le problème européen de l’Allemagne

Mais pour résoudre la question allemande, il faut chercher à comprendre ici non plus le problème allemand de l’Europe mais aussi le problème que constitue l’Europe pour l’Allemagne – et le traiter avec sérieux.

Evidemment, l’Europe est une façon pour l’Allemagne de porter et s’affranchir de son Fardeau de la mémoire[5]. Prisonnière du continent, l’Allemagne se raccroche à l’Union européenne pour la rédemption de son passé sanglant. Son opinion publique et sa classe politique font profession de foi européenne en permanence et plébiscitent quotidiennement la sacralité de l’axe franco-allemand. Mais derrière le sentiment omniprésent d’en faire beaucoup pour l’Europe – trop disent justement les électeurs de son extrême-droite, l’AfD – l’Allemagne en réalité n’accepte globalement plus pour autant que ce travail mémoriel se fasse au prix de ses intérêts économiques ou de la représentation qu’elle en a.

Il est ainsi frappant de constater que le SPD par la voix des Ministres des Affaires Étrangères et des Finances[6], comme la CDU[7], continuent de promouvoir un modèle d’intégration dans lequel le Bundestag est de fait un parlement primus inter pares. La longévité d’Angela Merkel à la tête de la chancellerie allemande fausse quelque peu la perspective mais il faut souligner que les trois grandes familles politiques allemandes ont désormais toutes participé à l’exercice du pouvoir pendant ces quinze dernières années et ainsi contribué à la formation d’un consensus transpartisan sur le statu quo – contesté presque uniquement par l’AfD qui défend la sortie de l’Allemagne au moins de l’euro.

Pourtant, malgré ses réussites, de la réunification à l’affirmation de son contrôle sur la zone euro, l’Allemagne fédérale, moteur et modèle du fédéralisme européen est néanmoins en proie aux doutes[8]. Ces doutes sont de plusieurs ordres et traversent l’élite politique et la société. Ils doivent être compris et traités aussi sérieusement que possible par les partenaires de Berlin.

Toute la stratégie de l’Allemagne, partagée par l’ensemble de sa classe politique est donc double : « limiter la facture » et maximiser le contrôle exercé sur la politique économique des États Membres débiteurs, pour limiter les risques contingents.

Ils sont démocratiques d’abord. L’échec du projet de Traité Constitutionnel pour l’Europe en 2005 a été vécu comme un choc violent et une forme incompréhensible de trahison du projet commun par la France. Le Traité de Lisbonne qui l’a suivi a été jugé, y compris par la Cour Constitutionnelle allemande, comme insuffisant au regard de l’exigence de démocratisation des institutions européennes. La nature faiblement démocratique du Parlement européen[9], à cause de la sous-représentation de certains pays, est un des fondements aujourd’hui de la réticence allemande vers un plus grand transfert de souveraineté et de moyens financiers au niveau européen.

Ils sont financiers ensuite. Car la crise de la zone euro a mis à nu l’incohérence fondamentale du Traité de Maastricht. Le compromis qui en sous-tend la logique est celui d’une architecture bancale, acceptée par la France pour convaincre une Allemagne rétive à la monnaie unique, qui repose sur l’absence de solidarité budgétaire – dont les Allemands n’étaient prêts à parler qu’à l’issue de l’intégration politique et de la convergence économique selon la « thèse du Couronnement » chère à la Bundesbank. Or, la crise a révélé que malgré cet accord de façade, la solidarité budgétaire (la très redoutée Transferunion) s’avérait inévitable et qu’elle adviendrait sous une forme ou sous une autre.

Toute la stratégie de l’Allemagne, partagée par l’ensemble de sa classe politique est donc double : « limiter la facture » et maximiser le contrôle exercé sur la politique économique des États Membres débiteurs, pour limiter les risques contingents. Cette logique est parfaitement défendable dans le cas d’un créancier inquiet, mais elle crée une spirale politique européenne destructrice dont l’Allemagne perçoit peu les risques politiques (montée de l’extrême droite, désaffections politiques et forces centrifuges) et de toute façon sans parvenir à s’en extraire.

Enfin, l’Allemagne souffre d’une angoisse stratégique dont l’intégration européenne est un accélérateur. En effet, le développement d’une plus forte intégration européenne dans le domaine militaire est source d’inquiétude outre-Rhin car elle conduit à mettre en question deux tabous profondément ancrés dans l’identité allemande d’après-guerre. Le premier est celui d’une Allemagne largement démilitarisée de fait et d’une diplomatie profondément non-interventionniste ; le second est celui d’une garantie de protection américaine qui autorisait l’Allemagne à se comporter comme une grande Suisse largement non-alignée.

Cette position a été remise en cause à deux reprises : lors de la guerre des Balkans et lors de la guerre en Irak, mais sans conséquence géopolitique majeure. Aujourd’hui, le retour d’une politique russe agressive et surtout le désengagement américain forcent Berlin à repenser profondément son positionnement vis-à-vis de l’usage de l’outil militaire et de son inscription dans un cadre européen.

La profondeur de ces plis de la politique allemande rend malheureusement peu crédible l’espoir qu’un simple changement de gouvernement ou de majorité en Allemagne changerait les dispositions profondes de ce qui est graduellement devenu l’Empire du milieu de l’Europe. En réalité, même les Verts allemands ont montré notamment lors des brèves négociations de coalition à l’automne 2017 qu’ils auraient probablement sacrifié une grande part de leur agenda européen à la faveur de leurs priorités climatiques.

L’indispensable transnationalisation de la politique

Le dépassement et le contournement du blocage allemand est souhaitable, y compris du point de vue de l’Allemagne. Les signaux faibles d’une intégration politique transnationale progressent et rendent ce contournement possible. C’est l’un des enseignements importants de la dernière élection au Parlement européen en 2019, où s’est confirmée la dynamique décennale d’une européanisation de nos scènes politiques domestiques[10]. Participation en hausse et enjeux transnationaux, ce regain d’intérêt pour l’exercice démocratique continental doit beaucoup aux « affreux » du récit européen dont les efforts pour fabriquer de l’opinion publique européenne sont constants. Comme dans les meilleurs succès d’Hollywood, ce sont les méchants qui font les héros. Et les crises. Le style de l’Europe, c’est celui d’une histoire en marche.

On peut donc considérer aussi que cette crise sanitaire, derrière ses dysfonctionnements institutionnels et le spectacle désolant des coordinations nationales ratées, a aussi paradoxalement ravivé la dynamique de l’émergence d’une opinion publique européenne.

Depuis dix ans, les étapes successives de la crise de la zone euro ont fortement contribué à cette prise de conscience continentale de notre interdépendance politique. Jamais un vote du Bundestag, un arrêt d’une Cour Suprême allemande, la formation d’un gouvernement en Finlande ou un référendum en Grèce n’avaient pu avoir autant de conséquences sur le cours de nos vies politiques nationales – et trouvé autant d’échos dans les pages de nos journaux, même si les médias grand public avec une perspective européenne manquent encore cruellement.

On peut donc considérer aussi que cette crise sanitaire, derrière ses dysfonctionnements institutionnels et le spectacle désolant des coordinations nationales ratées, a aussi paradoxalement ravivé la dynamique de l’émergence d’une opinion publique européenne. A coups d’adresses directes aux opinions publiques et de prise à partie mutuelle en dehors des obscurs huis clos de négociations diplomatiques, les dirigeants européens se mettent – un peu – à faire de la politique à l’échelle continentale[11].

Ça a été le cas par exemple d’Emmanuel Macron qui, après avoir systématiquement enfermé sa politique européenne dans la dynamique stérile du couple franco-allemand, et dans un tango syncopé avec la chancelière, a fini par accepter la nécessité de coalitions de circonstances. Une première tentative de contournement de l’obstacle allemand avait été mise sur pied lors du Sommet de Sibiu (9 mai 2019) avec l’alliance de la Belgique, le Danemark, le Luxembourg, les Pays Bas, le Portugal, l’Espagne et la Suède pour exiger des engagements forts en matière de transition écologique. En quelques semaines cette coalition imposait largement son agenda au reste de l’Union, malgré les réticences de Berlin. Ce fut de nouveau le cas au Conseil européen du 26 mars 2020, quand une coalition de neuf États Membres, mêlant habilement pays du Nord et du Sud (France, Italie, Grèce, Espagne, Portugal, Slovénie, Belgique, Luxembourg et Irlande), dirigeants politiques de droite comme de gauche, s’est constituée pour proposer une réponse plus solidaire face à la crise du coronavirus et tenter d’avancer vers l’émission d’une dette commune.

Mais ce qui s’est réveillé à la faveur de la crise du COVID et aurait pu constituer une véritable nouvelle stratégie européenne n’était qu’une humeur passagère. Quelques jours plus tard, lors de l’Eurogroupe du 29 mars, cette coalition se disloquait et le Ministre des Finances français (qui s’était toujours opposé à l’idée de cette coalition et encore davantage à l’idée qu’elle pourrait constituer une avant-garde capable d’avancer) reprenait son rôle de meilleur partenaire de l’Allemagne pour forcer un compromis desservant les intérêts italiens (membre de la coalition). Le refus d’endosser formellement et publiquement les propositions faites par l’Espagne rompait l’unité de la coalition au Conseil qui, fidèle à ses pratiques diplomatiques, camouflait les désaccords profonds qui le traversaient en demandant une nouvelle proposition à la Commission.

Faire de la politique transnationale exigerait en outre d’arrêter de déguiser les désaccords sous le langage diplomatique. Lorsque deux ministres des finances, le néerlandais Wopke Hoekstra et l’italien Roberto Gualtieri, les deux principaux adversaires qui s’affrontent à l’Eurogroupe du 7 avril 2020, reviennent dans leur capitale respective et expliquent, l’un que toute conditionnalité dans l’utilisation du MES est abandonnée, l’autre qu’elle est maintenueLe problème, c’est qu’ils ont tous les deux raisons. Comme le répètent régulièrement les éditorialistes critiques comme Wolfgang Munchau : le travail des diplomates européens est de trouver les mots qui permettent à chacun d’interpréter le message en sa faveur. Bruno Le Maire lui-même le confirme : « il n’y a pas de bon accord, sans bonne ambiguïté constructive ». Or faire de la politique ce n’est pourtant pas diplomatiquement sauver la face des uns et des autres. C’est poser clairement le rapport de force et le résoudre sans faux-semblants.

Il ne faut pas s’y résigner : ce défilement systématique n’est pas consubstantiel au fonctionnement européen et n’est en rien inévitable. Il est le signe d’une incapacité à « lire », interpréter et mobiliser les évolutions des sociétés européennes, leurs débats comme leurs affects. Pourtant au niveau du débat public[12], comme au niveau de l’opinion, « contrairement à ce que tout le monde pense, l’opinion allemande ne s’oppose pas aux coronabonds »[13]. En somme, ce lâche défilement qui provoque la paralysie est surtout le résultat d’une absence de réelle théorie du changement européen, et de la concentration sur une politique « diplomatique », au mépris de la politique transnationale pourtant seule capable de faire bouger les opinions, les lignes et les rapports de force en Europe. 

Faire de la politique transnationale est la clef du changement européen. Cela repose sur une action multidimensionnelle qui se base sur la construction d’alliances constantes et mouvantes. 

Ce sont pourtant ces moyens et méthodes que les forces de désintégration européenne utilisent avec talent. Une affiche de campagne figurant Marine Le Pen et Matteo Salvini ensemble, sous le slogan « Partout en Europe, nos idées arrivent au pouvoir » l’illustre à merveille. Mais on pourrait citer aussi les liens très forts entre un parti politique régional, la CSU bavaroise, et le parti de Viktor Orban au pouvoir en Hongrie, dont les décisions en faveur de l’industrie automobile allemande, et en particulier Audi, siégeant en Bavière, sont évidentes et documentées. Il est un autre exemple de politique transnationale fort efficace : créée en février 2018 par les ministres des finances du Danemark, de l’Estonie, de la Finlande, de l’Irlande, de la Lettonie, de la Lituanie, des Pays-Bas et de la Suède, la « Nouvelle ligue hanséatique » est prône davantage de conservatisme budgétaire au sein des institutions européennes. Cet alignement politique dépasse les seuls intérêts communs au sein de la zone euro, puisque la ligue en accueille deux non-membres et un pays, l’Irlande, qui fut pourtant en son temps soumise à la fameuse Troïka et aux mêmes types de programmes d’ajustement que la Grèce. Ce qui est intéressant, c’est que cette coalition repose en fait sur une convergence très évidente des opinions publiques des pays en question lorsqu’il s’agit des questions monétaires, de budget européen ou d’attitude vis à vis des pays du sud. Et on en retrouve les lignes de solidarité politique sur tous ces grands sujets.

Faire de la politique transnationale est la clef du changement européen. Cela repose sur une action multidimensionnelle qui se base sur la construction d’alliances constantes et mouvantes. C’est une forme d’engagement mutuel des sociétés civiles de part et d’autre des frontières nationales et culturelles. Et elle est déjà à l’œuvre partout, façonnant le continent pour le meilleur, comme les mouvements de défense de l’environnement, et pour le pire, comme les milices xénophobes et racistes, voire les lobbyistes bruxellois.

Ce n’est donc pas seulement constituer des coalitions au Conseil et au Parlement européen, construire des partis politiques européens ou attendre l’émergence, enfin, de listes transnationales aux prochaines élections européennes. Certes, un parti à dimension européenne permettrait plus facilement de mener le changement, mais ces structures restent pour le moment des coalitions de forces politiques nationales soumises aux aléas des trajectoires domestiques.

Si le chemin pris par la construction européenne est évidemment différent de celui de la création d’une communauté politique nationale, les enjeux sont pourtant comparables : il s’agit de construire une communauté politique. C’est à dire de fabriquer de la solidarité entre des individus pour qui elle n’est pas nécessairement naturelle.

Ce que révèle une fois encore cette crise sanitaire est connu : que l’on croie dans la nature indépassable de l’État-Nation ou non, nous sommes arrivés à un niveau d’interdépendances inégalé dans l’histoire du continent, mais nous n’avons toujours pas l’affectio societatis, les institutions, la perspective et la culture politique nécessaires pour organiser le niveau de solidarité que ces interdépendances économiques, écologiques et sociales exigent. Le choix devant lequel nous sommes est donc soit de réduire radicalement les interdépendances, soit d’augmenter la solidarité[14]. Mais sortir des institutions communes, et « démondialiser », ne réduira rien de nos dépendances mutuelles dans les domaines climatiques, migratoires ou sanitaires, pour ne citer qu’eux. Face à ces défis par essence transnationaux, choisir d’augmenter la solidarité pourrait paraître le plus nécessaire et le plus souhaitable. Mais les entrepreneurs politiques transnationaux pour mettre en œuvre ces solidarités n’existent pas en nombre suffisant. Les sociaux-démocrates sont divisés et impuissants, les chrétiens-démocrates sont paralysés par leur écartèlement entre Merkel et Orban, les libéraux s’accommodent du statu quo et les écologistes sont trop faibles en quantité, et souvent en qualité. 

Malgré les errements et échecs de l’UE, personne ne sait décrire un monde sans elle, ni expliquer vraiment en quoi ce monde est désirable. Et inversement, personne ne sait non plus comment penser et encore moins mettre en œuvre le programme de changement nécessaire pour faire de l’Union européenne un projet politique porteur d’espoir. Nous errons donc collectivement dans une posture politique où se mêlent dénonciation et résignation à la fois.

Depuis Albert Hirschman[15], on considère qu’il existe trois réponses face à la défaillance d’une institution :Loyaltyexit et voice. De toute évidence, si la loyauté des autorités nationales n’a pas produit l’effet escompté, la sortie des institutions en revanche ne répondra ni aux défaillances d’origine, ni aux problèmes supplémentaires qu’elle engendrerait. Il ne reste donc que l’interpellation. Mais celle-ci ne pourra se limiter au champ institutionnel et national. Pour sortir l’Europe de l’impasse, il faut de nouveau faire tomber un mur allemand. On ne le fera que par l’européanisation de l’interpellation. Par la politique transnationale.

Cet article a été publié dans Le Vent Se Lève.

Footnotes

[1] Cf. Gaudot, Vallée « la double impasse européenne », Le Grand Continent, 15.04.2019.

[2] Stark, Hans. « De la question allemande à la question européenne », Politique étrangère, vol. printemps, no. 1, 2016, pp. 67-78. 

[3] Cf. Wolfgang Proissl.

[4] Michael Korinman, Quand l’Allemagne pensait le monde. Grandeur et décadence d’une géopolitique, Fayard, Paris, 1990.

[5] Pierre Yves Gaudard, Le Fardeau de la mémoire : Le Deuil collectif allemand après le national-socialisme, Plon, Paris, 1997.

[6] Lettre du Ministre des Affaires Etrangères sur la réponse solidaire à la crise du COVID-19 : https://www.auswaertiges-amt.de/en/newsroom/news/maas-scholz-corona/2330904.

[7] Ici pour une vision plus longue, technique et juridique de l’intégration européenne sous le contrôle démocratique allemande par Christian Calliess, un juriste proche de la CDU.

[8] Cf Gaudot et Althoff art. cit.

[9] The Lisbon Judgment of the German Federal Constitutional Court – New Guidance on the Limits of European Integration? German Law Journal, vol. 11, no. 4, 367-390 (2010).

[10] cf. Gaudot, «  une nouvelle marée verte ? », in Esprit, septembre 2019. 

[11] Gaudot, Vallée, art. cit.

[12] Johanna Luyssen, « les coronabonds fissurent le consensus allemand », Libération, 07/04/20.

[13] Lucio Baccaro, Björn Bremer and Erik Neimanns, « Eveyone thinks that Germans oppose coronabonds. Our research shows how they’re wrong. », Washington Post, 20/04/2020.

[14] Johanna Luyssen, « les coronabonds fissurent le consensus allemand », Libération, 07/04/20

[15] Lucio Baccaro, Björn Bremer and Erik Neimanns, « Eveyone thinks that Germans oppose coronabonds. Our research shows how they’re wrong. », Washington Post, 20/04/2020