En 2016, l’INRS a mené un vaste exercice de prospective sur les futurs possibles de la production en France à l’horizon 2040. Il a réuni sept organismes partenaires (dont Futuribles), avec pour objectif final d’identifier les enjeux nouveaux pour la santé et la sécurité au travail. Michel Héry et Catherine Levert, qui ont coordonné cet exercice, en présentent ici les principaux enseignements.

Un spectre hante l’Europe : celui de la robotisation / automatisation des activités, c’est-à-dire le remplacement de l’homme par des robots autonomes, qu’ils soient physiques ou sous forme d’intelligence artificielle. Combien d’emplois disparaîtront dans les années à venir à cause de cette « logicialisation » de l’organisation de la production, qui touche à la fois l’industrie et les services ? Quelles conséquences pour la production ? Pour la qualité de l’emploi ? Les études qui traitent de cette question sont encore relativement peu nombreuses, les méthodologies diffèrent, les résultats sont contradictoires et tout cela suscite de nombreux commentaires non moins contradictoires.

L’hypothèse la plus pessimiste a été émise par Carl Frey et Michael Osborne. Pour 70 métiers sur les 903enregistrés dans une base de données du département du Travail des États-Unis, choisis pour la représentativité des tâches que les opérateurs doivent effectuer, les auteurs de l’étude ont demandé à des experts en robotique de se prononcer sur l’automatisation possible des tâches qui les caractérisent selon deux types de critères :

— Telle tâche effectuée dans cet emploi est-elle techniquement susceptible d’être effectuée à terme par un automate ?

— Neuf compétences humaines telles que la dextérité manuelle ou numérique, l’intelligence créative, la capacité de négociation, l’empathie, etc., sont elles indispensables dans l’accomplissement de telle tâche, ou cette tâche pourrait-elle être effectuée par une machine ?

Des traitements statistiques ont permis ensuite d’extrapoler les résultats obtenus (par interrogation d’experts) pour ces tâches effectuées dans 70 métiers, à l’ensemble des 702 métiers considérés. Les auteurs aboutissent à un chiffre global de 47 % d’emplois substituables, c’est-à-dire l’ensemble des métiers pour lesquels la probabilité est supérieure à 70 %. C’est un chiffre global et, comme on peut le voir sur le graphique 1, cette proportion est très variable en fonction des secteurs d’activité. Lors de l’interrogation des experts en robotique, il ne leur a pas été spécifié d’horizon temporel précis quant aux possibilités de substitution qu’ils étaient amenés à estimer, aussi les auteurs de l’étude indiquent-ils que les résultats doivent être considérés à une échéance comprise entre 10 et 20 ans.

Une étude de l’OCDE, sur la même période de référence que celle de Carl Frey et Michael Osborne, se révèle plus optimiste avec globalement deux à trois fois moins d’emplois substituables, même si elle prévoit que 25 % à 35 % des emplois seront affectés plus ou moins fortement. La méthode utilisée dans l’article consiste à appliquer celle développée par Carl Frey et Michael Osborne aux autres pays membres de l’OCDE. On constate cependant une différence significative, à la baisse, dans les ordres de grandeur des emplois concernés ou détruits, en premier lieu pour les États-Unis, par rapport à l’article de référence. Les auteurs de l’article de l’OCDE expliquent ces différences par une meilleure prise en compte de l’hétérogénéité des emplois regroupés dans une même catégorie statistique et donc des tâches qui sont effectuées par les travailleurs. Ils ont donc considéré le contenu des tâches des emplois individuels plutôt que le contenu moyen des tâches de tous les emplois considérés dans une catégorie de métier. L’horizon temporel est le même que celui de l’étude de Carl Frey et Michael Osborne. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, on signalera aussi l’étude de McKinsey qui aboutit à des chiffres analogues à l’étude de Carl Frey et Michael Osborne (la destruction d’environ 50 % des emplois), mais à une échéance plus éloignée.

Aux résultats de ces travaux s’opposent les tenants de la théorie de la mutation naturelle des emplois. Toutes les études menées depuis le début du XXe siècle montrent qu’à chaque changement technologique a correspondu une mutation naturelle des caractéristiques des emplois : à des emplois détruits parce que des machines les ont remplacés se sont substitués d’autres emplois, directement ou indirectement liés à des besoins nouveaux créés par ce changement technologique.

L’irruption massive depuis quelques dizaines d’années des nouvelles technologies de l’information et de la communication, n’a par exemple pas eu d’effet clair. On peut d’un autre côté défendre la thèse selon laquelle cette future révolution est d’une autre nature. Jusqu’à présent, les techniques nouvelles ne sont venues qu’en complément ou en aide à des travaux effectués par l’homme. La logique de l’intelligence artificielle serait tout autre et pourrait constituer une véritable nouvelle révolution technologique. De l’aide au travailleur, on passerait à son remplacement.

Le débat n’en est qu’à ses débuts mais on peut citer enfin un autre article académique qui a la particularité d’utiliser des données réelles plutôt que des sondages ou des questionnaires. Il émane de Daron Acemoglu et Pascual Restrepo. À partir de données recueillies entre 1990 et 2007, et après redressement de variables telles que le niveau des importations, l’externalisation (hors États-Unis) de certaines activités, l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC), la démographie de l’emploi et les mutations de l’industrie, il arrive à la synthèse suivante: dans un groupe de mille travailleurs, l’arrivée d’un robot correspond à la disparition de six emplois et à une perte de 0,75 % en salaire. Si on tient compte d’activités créées ailleurs dans d’autres secteurs (en particulier hors industrie), la disparition des emplois est limitée à trois et la baisse de revenus à 0,25 %. Mais la perte reste nette. Cette introduction d’un robot pour mille travailleurs employés dans l’industrie correspond au rythme constaté aux États-Unis entre 1993 et 2007. Ce rythme est plus rapide en Europe, puisque sur la même période, la proportion de nouveaux robots installés est 1,6 fois plus forte.

La question est bien sûr de savoir ce que seront ces chiffres pour les activités de service, au fur et à mesure qu’elles intégreront davantage de techniques automatisées.

Forte augmentation de la prescription et intensification des rythmes de travail

La mondialisation de l’économie, l’externalisation des tâches et des fonctions considérées comme ne ressortant pas directement du coeur de métier de l’entreprise ont, entre autres, contribué au développement des politiques qualité dans l’entreprise et, dans le domaine de la SST (santé et sécurité au travail), à celui des systèmes de management de la sécurité. Cela s’est traduit par une « procédurisation » accrue des modes de fonctionnement des entreprises et une moindre latitude laissée aux travailleurs pour adapter leurs pratiques de travail.

Dans le même temps, pour des raisons sur lesquelles les spécialistes peinent à se mettre d’accord, les taux de croissance de la productivité horaire du travail se situent actuellement à des niveaux historiquement bas depuis le début de la révolution industrielle (en particulier si on considère la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale) : c’est en particulier vrai pour les pays occidentaux dont les résultats figurent dans le tableau 1. Si la crise financière de 2008-2009 a pu avoir une éventuelle influence sur cette moindre progression de la productivité, les auteurs du tableau signalent que cette moindre progression de la productivité horaire semble être une tendance de fond.

Un autre élément de réflexion a été amené par David Graeber. Il est évidemment abusif de réduire sa vision à une seule citation, mais celle-ci est illustrative de sa pensée : « À partir des années 1970, un grand virage a eu lieu dans l’investissement : il est passé de technologies associées à la possibilité d’avenirs différents à des technologies qui ont renforcé la discipline du travail et le contrôle social. » On peut aussi y associer la punchline célèbre de Peter Thiel (célèbre investisseur très engagé dans les nouvelles technologies), qui porte également un diagnostic sévère sur la capacité d’innovation : « On voulait des voitures volantes et on a eu 140 caractères. » La phrase de David Graeber, qui fait allusion à la discipline du travail et au contrôle social, peut aussi être illustrée par le graphique 3 qui montre l’évolution des contraintes organisationnelles ressenties par les travailleurs dans une période débutant approximativement après la Deuxième Guerre mondiale pour se poursuivre jusqu’au milieu des années 2000.

Cette augmentation de la prescription et cette intensification des rythmes de travail ne sont pas pour autant mécaniquement synonymes d’une dégradation des conditions de travail et d’une augmentation des risques professionnels. En effet, l’automatisation, qui en est l’un des facteurs contributifs, peut s’accompagner d’une diminution de la charge physique et des tâches répétitives. Elle peut aussi contribuer à enrichir les tâches en introduisant plus de variété dans le travail demandé ou en responsabilisant davantage le travailleur qui peut bénéficier d’un accès amélioré et accéléré à l’information, aux raisons qui motivent ce qui lui est demandé, à l’usage qui en est fait. Cependant, force est de constater, sur la période correspondante, une très forte croissance des pathologies comme les troubles musculo-squelettiques ou de celles associées aux risques psychosociaux, identifiées comme des conséquences de ces modifications qualitatives et quantitatives dans la commande du travail.

Les enjeux liés à l’intensification et au contrôle du travail

L’intensification du travail est liée à des évolutions macroéconomiques qui vont continuer à constituer des éléments déterminants dans les changements à venir. Parmi celles-ci figure la concurrence exacerbée entre différents acteurs à l’échelle mondiale. Face à des pays ayant des coûts de main-d’oeuvre moindres, un certain nombre d’entreprises ont recherché les moyens de diminuer leur coût de revient, et ont donc eu recours à des mesures qui se sont traduites par une intensification du travail. Cela s’est aussi déroulé dans un contexte où les exigences des actionnaires en matière de retour sur investissement n’ont fait qu’augmenter depuis une bonne trentaine d’années.

À cette intensification du travail s’ajoute l’automatisation d’une partie des tâches. Celle-ci, dont le développement constitue une hypothèse forte, pourrait avoir comme résultat de permettre la relocalisation de certaines activités industrielles. Si une part importante du coût de revient d’un produit est liée aux investissements plutôt qu’à la main-d’oeuvre, l’intérêt de la délocalisation diminue fortement, surtout dans la logique — en plein développement depuis quelques années — d’accélération des cycles de conception-fabrication-commercialisation (fast fashion par exemple). Un certain nombre d’exemples montrent que pour l’instant, ces démarches sont assez peu porteuses d’emplois. Eu égard aux risques professionnels on peut envisager deux modèles :

— L’automatisation est mise au service de la productivité, le travailleur étant contraint de s’adapter à un mode de production essentiellement conçu en fonction des performances de la machine et certaines conséquences en matière de SST peuvent être délétères.

— La plus-value dégagée par l’automatisation est, au moins pour partie, socialisée, au bénéfice en particulier de l’amélioration des conditions de travail, et les progrès en matière de prévention des risques professionnels peuvent être spectaculaires. Les progrès de l’intelligence artificielle peuvent aussi concourir à enrichir les travaux les plus gratifiants en les libérant de l’exécution des tâches les plus routinières (documentation, compilation et synthèse des données) au profit de la créativité.

On peut s’interroger sur les limites de cette tendance à l’intensification et à l’automatisation. La recherche d’une amélioration des conditions de travail présente des bénéfices, différenciés selon les secteurs d’activité et les métiers. Elle ne trouve pas seulement son intérêt dans la logique d’amélioration de la prévention des risques professionnels. De nombreuses études montrent en effet que l’innovation et le progrès technologique ne peuvent être au rendez-vous sans la transgression des règles établies. Pour que la créativité puisse s’épanouir et quels que soient les tâches ou les niveaux de responsabilité, il faut le temps de la réflexion et de l’échange, le droit à l’erreur, l’autonomie. Il en est de même pour l’initiative qui ne peut se développer sous un contrôle tatillon et dans le cadre de l’application de procédures trop cadrées. C’est donc aussi la question du progrès technique et organisationnel qui est sous-jacente à travers la mobilisation possible des compétences des individus. On peut dès lors imaginer que cette donnée soit intégrée à travers la création d’un monde du travail à deux (ou plusieurs

vitesses) laissant une place plus grande à l’expression de la créativité pour les métiers les plus qualifiés : en termes de SST, c’est probablement le pire schéma possible puisqu’il revient à alourdir la pression sur les métiers les plus exposants.

Finalement, en sus de l’intensification du travail et de l’automatisation, les politiques d’organisation ont aussi fortement mis l’accent sur l’individualisation et le suivi en continu des tâches (dont flexibilisation, polyvalence, externalisation, etc.), aboutissant à l’effritement du collectif au sein de l’entreprise. En termes de SST, il ne s’agit pas d’une évolution anodine : c’est en effet au niveau du collectif que le soutien social, les tâches réelles, les interactions entre opérateurs, tout ce qui fait le métier et le travail s’expriment le plus efficacement.

Toutes ces évolutions ne sont pas anodines, mais il est paradoxal de constater qu’elles interviennent au moment où plusieurs études montrent toute l’importance que revêt le « bien-être social » des travailleurs dans la performance des organisations. A tout cela, il faut rajouter la situation des travailleurs indépendants et issus de l’économie de plateforme), souvent encore plus contraints par la nécessité de résultat, la dépendance économique et les échéances.

Cinq hypothèses prospectives et leurs impacts en santé et sécurité au travail

  1. Intensification du travail. L’intensification accrue du travail provoque des accidents et des pathologies, mais aussi une usure prématurée des travailleurs et une exclusion du monde du travail faute de postes aménagés. Ceci entraîne une société à plusieurs vitesses, entre salariés en bonne santé avec un emploi stable à temps plein, et exclus du monde du travail ou à la marge, vivant plus ou moins difficilement avec des indemnités et des aides minimales. À terme, on peut envisager une insuffisance de population active et qualifiée, ce qui amènera une modification de la conception de l’organisation du travail et un effort de préservation de la santé au travail.
  2. Robotisation aux bénéfices distribués. La robotisation est accélérée pour alléger les tâches mais aussi éviter le souci de la santé et de la sécurité des populations actives. Les gains de valeur ajoutée sont distribués, et ils servent notamment à financer la protection sociale et la formation. Ils profitent à tous. L’amélioration générale de la santé, des conditions de vie et la prospérité permettent à la population de travailler, de se former régulièrement et de consommer, entretenant le bien-être général.
  3. Privatisation des profits de la robotisation. La robotisation est accélérée, mais les gains sont concentrés dans les secteurs et les entreprises qui ont pu profiter pleinement de l’automatisation et ont augmenté leur compétitivité sur des marchés de plus en plus concurrentiels. Le taux d’emploi diminue et les fonds manquent pour financer la protection sociale. Une société à deux vitesses se développe, avec des poches de pauvreté importante. Dans les populations qui vivent de la débrouille, des petits boulots, la précarité s’accompagne de risques professionnels accrus, la santé et la sécurité du travail étant oubliées car considérées comme trop coûteuses.
  4. Essor des entreprises libérées. L’organisation du travail trop encadrée et sous pression entraîne de tels effets délétères sur l’économie (perte de compétences, absence d’innovation, récession…) que les entreprises — avec ou sans incitation de l’État — réfléchissent à un changement radical de modèle en faisant appel aux notions de collectif, de collaboratif, de fonctionnalité, de retour au local. Les entreprises dites libérées, qui font l’objet d’une littérature émergente et de reportages dans les médias, se présentent comme une réponse nouvelle en termes d’organisation du travail.
  5. Relocalisation. Sous la contrainte forte des conséquences climatiques du réchauffement de la planète, ou de rejet des populations, un mouvement de démondialisation s’amorce. Il relâche la pression concurrentielle, un modèle de développement soutenable est recherché. Augmenter la production et la productivité n’est plus un objectif, la croissance n’apparaît plus comme indispensable au plein emploi. L’humain reprend une place centrale dans les entreprises et dans la société, ainsi que la qualité de vie.

 

Cet article est une version éditée de la première parution dans numéro 420 de la revue Futuribles.