Alors que le débat public bat son plein autour des mutations du monde du travail à l’heure de la robotisation et de l’intelligence artificielle, les profonds remaniements des modes d’organisation et des pratiques du travail font rarement la une des journaux. Le « Travail chez soi » connaît pourtant un essor sans précédent dans nos sociétés contemporaines et dépasse largement le seul cadre légal du télétravail. Dans cette perspective, une équipe française de sociologues [1] propose une réflexion – avec ici quelques extraits des enquêtes de terrain – portant sur ces évolutions touchant aux temporalités, aux organisations et aux rapports de travail durant les cinquante dernières années. [2] 

Il est 7h50 quand Pathana se lève. Le temps de se faire un café, toujours en pyjama, et il est déjà au travail, à trois pas de son lit – il a compté. Cette scène de vie est son quotidien comme il l’est de plusieurs dizaines milliers de personnes en France.

Cette situation, majoritairement choisie, [3] est rendue possible par « une société qui s’automatise » toujours davantage. Du modèle de l’horloge, les sociétés se construisent de plus en plus selon les impératifs de l’immédiateté et des temps discontinus. Réalité que le son des notifications sur nos ordinateurs et smartphones ne cessent de nous rappeler. [4] 

Ces cinq dernières années, notre équipe de recherche composée de sociologues a étudié les processus d’expansion des formes de travail à domicile allant de l’importation et du traitement de quelques messages professionnels jusqu’au « télétravail permanent ». [5] L’ambition ? Comprendre quelles conséquences ces mutations des formes de travail peuvent avoir sur les rapports sociaux d’intimité et sur les multiples aménagements d’organisation qu’elles produisent sur l’habiter et l’habitat. [6]

Les logiques mêlées du temps

Les modes de vie et d’habiter, nos usages du « chez soi », sont particulièrement impactées par, au moins, trois logiques temporelles imbriquées. Celles-ci sont liées à des symboles représentatifs de nos façons de faire société. Ces trois logiques sont le sacré, le synchrone, l’asynchrone. 

Le sacré emprunte aux dogmes religieux et laïcs. Il encadre et rythme les moments de la vie (baptême, mariage, enterrement, etc.) mais aussi des temps plus ou moins courts comme les saisons (par des fêtes religieuses, des célébrations militaires, etc.) ou de la semaine (messes, jour chômé, etc.). Le sacré participe ainsi à donner des normes communes et à placer des interdits. Quand un enquêté dit que « le dimanche c’est sacré », il indique que c’est un temps régi par des normes qui excluent d’autres logiques temporelles comme celle du travail. 

Le synchrone affiche les coordinations incontournables requises par le sacré tout en participant à légitimer les injonctions venant d’organisations singulières de travail. Autrement dit, le synchrone vient investir les autres temps et les rythmer. Il s’organise, normalement, à partir des temps définis par le sacré. Cela peut prendre diverses formes comme les habitudes ou les rituels de mise au travail, de sortie de travail, les temps de pauses, etc. 

L’asynchrone correspond à des logiques temporelles qui désorganisent les rythmes, les articulations et l’échelle de hiérarchie entre le sacré et le synchrone. Le travail s’invite, par exemple, dans un « temps familial sacré ». C’est l’urgence et l’immédiateté qui nécessitent d’interrompre une activité pour se consacrer à celle qui surgit. L’asynchrone impose ses propres logiques et engagent toute une série d’adaptations et de réorganisation des activités et des temps. Il casse les rythmes « normaux » du travail et les recompose.

D’un côté, la logique d’organisation du temps industriel, qualifiéede « sacré et synchrone », ordonne le lien social autour des marqueurs du temps commun, que sont les horloges et les montres, qui renseignent sur la régularité des rythmes individuels et sociaux à respecter et servent de référence à l’organisation des temps de vie – matériel, spirituel et culturel – dans les différents espaces de la ville. L’habitat y est très largement pensé, sauf pour quelques métiers, comme l’espace symbolique du repos et de l’intimité dans le temps spécifique qui lui est concédé par les injonctions de l’organisation du travail.

Dans une logique d’organisation du temps post-industriel, le sacré perd encore plus de son aura et les temps organisationnels asynchrones sont de plus en plus légitimés, mais de moins en moins valorisés. Les logiques productives introduisent une sophistication des représentations du temps où la pluralité des modes d’accès au travail (temps partiel, horaires flexibles, travail de nuit, etc.) se conjugue à celle des modes de vie et des modes d’habiter qui s’individualisent partiellement. La vie asynchrone (comme accumulation de temps spécifiques), qui auparavant résultait plus de la réalisation d’une mission d’intérêt général que de la nécessité d’une logique productive (hôpitaux, services d’urgences, monde du spectacle, etc.), se banalise et tend à perdre sa valeur sociale. L’horloge et les communications directes ne suffisent plus à organiser et planifier les rencontres. C’est l’avènement des « messages », « messagers », « messageries » en tout genre et des répondeurs qui diffèrent le temps de réponse et permettent, grâce au stockage de l’enregistrement, l’organisation coordonnée du temps des déplacements et des relations. L’habiter voit ses prérogatives d’espace spécifique remises en question par l’intrusion partielle de ces modes de mise au travail. L’intimité sacrée du domicile en est affectée.

Enfin, une logique de temps cybernétique laisse entendre l’existence temporelle d’un monde productif à gérer 24 heures sur 24. Il rompt très largement avec les anciennes représentations du temps, des organisations productives et des anciens moyens de mesure. Cette montée en puissance des temps spéciaux, qui deviennent des temps banalisés, trace la fin provisoire d’un processus où l’heure était la mesure du temps des réseaux. À l’encontre des autres modèles d’organisation temporelle, cette logique cultive l’illusion d’une maîtrise des temps collectifs par les individus, ceux-ci devenant « en charge » et des processus complexes et incessants de production et de la gestion de leur bien-être. La montre connectée et la domotique en sont des symboles phares. L’habitat et l’habiter sont alors appelés à intérioriser l’injonction de temps et d’espace partagé ouvert sur le monde, et plus spécifiquement, sur le « Travail chez soi ».  

Le Travail chez soi est le fruit de profondes mutations

Ce cadre général de compréhension des logiques temporelles à l’œuvre permet une lecture critique des évolutions des organisations du temps de travail. Le recours aux nouvelles technologies de l’information et de la communication permet de coordonner mais aussi d’ajuster, dans le temps et l’espace, des organisations internalisées et externalisées, et donc des effectifs humains, pour ajuster production et service à la demande. Mais surtout, depuis une vingtaine d’années, ces « technologies » introduisent une mixité des temps et de lieux de la production permettant de la déplacer « hors les murs » de l’entreprise, dans un travail « multi-situé », vers l’espace urbain (co-working) et vers le domicile (« Travail chez Soi »). Le tout ou seulement partie de la réalisation des missions sont inscrites dans les contrats de travail. 

Une définition du « Travail chez Soi » peut être l’importation du travail au sein de l’habitat, dans des lieux fixes (un bureau dédié) ou nomades (le salon, la cuisine, le chambre, les toilettes, etc.), qu’il concerne directement une activité qui s’y exerce totalement ou partiellement ; dans un cadre légal et contractualisé ou sous une forme moins normative.

Le développement et la généralisation de cette forme originale de mise au travail vient interroger la représentation des modes de vie qui attribue encore à l’habitat les vertus d’être un lieu de réassurance, protégé et protégeant car à distance du travail, permettant de penser et de produire un espace-temps à soi, possédant ses repères intimes, tel l’espace du repos s’opposant au monde extérieur et stressant du travail. [7] A tel point que dans le langage gestionnaire et managérial l’expression « maintenir l’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle » est devenue un leitmotiv d’affichage d’une saine gestion des ressources humaines. Le « Travail chez Soi » s’immisce dans toutes les temporalités et tous les espaces de l’habitat pour orienter la pertinence des choix des occupant.e.s en les interpellant sur leurs priorités. Les résultats de notre recherche, dans ses dimensions tant qualitatives que quantitatives, viennent non seulement confirmer cette hypothèse, mais atteste également que le « Travail chez Soi » concerne des populations aux profils et statuts différenciés.

Une redéfinition identitaire permanente

Lorsque le travail prend emprise du « chez soi » et amène l’habitat à devenir une unité de production, émergent alors de nombreux paradoxes dont le plus fréquemment exprimé, par nos enquêté.e.s  est celui de ne plus savoir qui on est, dans quel espace-temps on se trouve.

Laurène est designer freelance, mariée, mère de 2 enfants. Elle conçoit de chez elle des tutoriels de montage de meuble à construire soi-même qu’elle diffuse en suite sur des plateformes de vidéos streaming. Ses abonné.e.s peuvent la solliciter continuellement pour lui demander des conseils. D’ailleurs, le fonctionnement de la plateforme pose comme critère d’évaluation de la qualité de son travail la rapidité de réponse aux sollicitations. Cela lui permet d’améliorer la visibilité de sa chaine. C’est ainsi que lorsqu’elle s’occupe de ses proches (enfants, compagnons, parents), elle peut à tout moment être rattrapée et accaparée par son travail. Assise sur sa terrasse, avec un verre de vin, profitant de la présence de ses ami.e.s, elle n’est jamais vraiment totalement avec eux, son attention fixée sur  son portable dès qu’il sonne pour le travail (sonnerie reconnaissable). 

L’approfondissement du processus d’installation de son « Travail chez Soi » embrouille la notion de repères, de distances et de frontières identitaires. Une proposition de solution formelle, à cette question existentielle, s’exprime à travers l’idée qu’une pièce dédiée au travail dans le domicile protégerait de cet envahissement troublant. Peu des personnes interrogées semblent cependant croire à l’efficacité directe de cette mesure. La plupart d’entre elles.eux disent que leurs temps de vie sociaux sont imposés par les injonctions du travail (les « deadline ») qu’illes incorporent tels des rythmes « biologiques » devenus absolument personnels. Dans une telle configuration, l’habiter peut devenir un « abime » en termes d’identification sociale, peu importe l’espace dédié dans la maison. 

Plusieurs postures alternatives sont mises en œuvre pour tenter d’y palier. On peut ainsi s’autoriser à « se balader en chaussettes » ou « à rester en pyjama » toute la journée, à condition de ne jamais oublier les injonctions, notamment temporelles, qui s’imposent au regard du travail, même si on peut l’exercer « de sa chambre » et même « de son lit ». Pour autant, l’énonciation des contraintes organisationnelles, qui poussent à inverser les représentations « passées » du bien-être, laisse alors une large place à l’expression d’un investissement, désiré et/ou aliéné, au travail. 

Le co-working comme solution ?

Dans ce processus d’enfermement « Travail-Habitat », une sortie ponctuelle vers l’extérieur peut être conçue comme une forme de soupape salvatrice. De fait, aujourd’hui en France, il est estimé que les espaces privés de co-working accueillent plus de 100.000 co-workers. Sans compter, l’essor d’autres tiers-lieux associatifs et de l’économie sociale et solidaire qui proposent également des espaces collaboratifs de travail. Souvent définis comme de nouveaux types d’espace de travail pour la force de travail d’après-crise, ces modèles sont présentés comme étant particulièrement adapté à une génération n’ayant jamais connu le « box de travail ». 

Ainsi, les co-working visent-ils à répondre à l’accroissement du nombre de travailleur.se.s génériquement qualifié.e.s « d’indépendant.e.s ». Lorsque l’on reprend les manières de les définir, on relève généralement l’idée qu’il s’agit de faire fédérer ensemble des « communautés potentiellement précaires » ayant le besoin d’un réseau fort de solidarité et de partage pour pouvoir se maintenir et partager des outils dédiés à cette autre forme de travail. En sortant, pour rejoindre un espace de co-travail, une relation s’établit avec d’autres en raison de leur activité, de leur attitude « studieuse », voire ludique, mais non pas en raison de la spécificité de leur tâche ou des objectifs poursuivis. Et pourquoi ne pas espérer y tracer quelques liens d’intimité dès lors que l’espace offert se vend sur le mode du « comme à la maison » (canapé confortable, café ou thé à volonté, lit pour faire une sieste, etc.) ?

L’aliénation heureuse

Dans le cadre de cette recherche, la plupart des personnes interrogées ont d’abord exprimé unanimement un réel « bien-être » à travailler dans leur intimité. Mais, par ailleurs, illes perçevaient aussi que le temps de l’urgence professionnelle organise finalement toutes leurs postures sociales. C’est comme si plusieurs figures et rôles sociaux se chevauchaient sans frontières clairement délimitées. Nous parlons de bonheur dans l’aliénation ou d’une aliénation heureuse. Aliénation, ici entendue comme dépossession de l’individu.e. au sens d’une perte de maîtrise au profit d’un.e autre (individu.e, collectif virtuel, réseau, entreprise, etc.). Ce qui peut renvoyer à une inauthenticité de l’existence vécue par l’individu.e aliéné.e. 

Ne peut-on alors faire l’hypothèse que les objectifs d’organisation du travail en mission, induisant une mobilisation 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, amèneront à produire une déstructuration des représentations des espaces sacrés, des temps et des rythmes communs en imposant aux autres de vivre avec et de s’y soumettre ? 

Aujourd’hui déjà nous pouvons observer des logements investis par des collocations de « travailleurs et travailleuses du chez soi » et des bailleurs sociaux s’interroger sur la mise en place d’espace de co-working au pied de leurs immeubles. Si une telle logique en vient à s’imposer durablement dans l’ordre productif et reproductif, elle va circonvenir toutes les représentations encore actuelles sur l’intimité propre à l’habitat et les façons d’habiter. Une forme originale brouillant les frontières sensibles entre impératif du travail et intimité du « chez soi » n’aura plus alors qu’à construire le cadre juridique de sa légitimité donnant la primauté au travail sur tout autre rapport social !

Footnotes

[1] Tanguy Dufournet, Patrick Rozenblatt et Djaouidah Séhili, Université Lyon 2, Centre Max Weber.

[2] Djaouidah Séhili, Pour une sociologie intersectionnelle du travail, Habilitation à diriger des recherches, Lyon 2017 ; Patrick Rozenblatt, Razzia sur le travail, Critique de l’invalorisation du travail, Editions Syllepse, 2017.

[3] Pour ce qui est du télétravail voir : Diane-Gabrielle Tremblay, Catherine Chevrier et Martine Di Loreto, « Le télétravail à domicile : meilleure conciliation emploi-famille ou source d’envahissement de la vie privée ? », Revue Interventions économiques, 1 juillet 2006, no 34,  Télétravail, travail nomade, e-work et travail à domicile : les enjeux actuels, URL complète en biblio.

[4] Norbert Elias, Du temps, Editions Fayard, Paris, 1996 et Pierre Naville, Vers l’automatisme social ? Editions Gallimard, Paris, 1963. Homéostatique, c’est-à-dire qui règle lui-même son fonctionnement d’après un équilibre préalablement fixé. Dans son analyse, il anticipait ainsi l’ampleur des mutations à venir dans les rapports sociaux, bien au-delà de ce que l’on voyait alors apparaitre dans l’organisation du travail industriel.

[5] Djaouidah Séhili et Patrick Rozenblatt (avec Isabelle Auriel), « Rapports au temps, Perceptions et Concordances des temps sociaux, Enquête dans l’espace de la restauration », Ministère de la Recherche-Travail et Temps, GLYSI-GERS/CNRS, Université Lyon 2, 2004 ; Djaouidah Séhili et Patrick Rozenblatt, Du collectif à l’individuel : signes et sens de l’affichage des temporalités dans les métropoles, Association DEMMPOL, GRANDLYON, Direction de la Prospective et du Dialogue Public, http://www.millenaire3.com/

[6] Djaouidah Séhili, Patrick Rozenblatt, Tanguy Dufournet, L’essor du « Travail chez soi » et ses modalités spécifiques du travail « multi-situé », Vers de nouveaux enjeux de sociabilité et d’affectivité spatio-temporels ?,Rapport de recherche, Leroy Merlin Source, 2018 : http://leroymerlinsource.fr/savoirs-de-l-habitat/chez-soi/lessor-multi-situe-du-travail-chez-soi/

[7] Monique Eleb, Les 101 mots de l’habitat à l’usage de tous, Collection 101 mots, Éditions Archibooks, Paris, 2015.