L’irruption et la diffusion des technologies numériques dans les processus de travail modifient considérablement le cadre spatial, temporel et organisationnel du travail et de sa régulation. La régulation du travail désigne l’ensemble des processus par lesquels les acteurs (les salariés dans une entreprise, mais plus largement les travailleurs) ajustent en permanence leurs activités en déployant des démarches comme la coopération, la relation d’interaction, la résolution conjointe de problèmes, le dialogue, le conflit.

Ainsi, la régulation du travail dans le contexte d’une entreprise se structure autour de trois processus de dialogue : le dialogue professionnel (les ajustements qui passent par les échanges et la coopération entre pairs, entre collègues), le dialogue social (les informations, consultations, négociations, entre le management et les représentants du personnel) et le dialogue managérial (les instructions et informations qui montent ou descendent le long de la « chaîne managériale »).

Nous tenterons dans cet article de montrer que la profonde déstabilisation qui affecte les entreprises avec l’arrivée et la diffusion du numérique s’explique par le fait que ces trois dialogues, autrefois structurants, sont simultanément remis en cause. Cette remise en cause va jusqu’à questionner l’existence même de ce que nous appelons entreprise aujourd’hui[1]. Elle passe par le bouleversement des trois anciennes structures d’organisation du travail : la coopération, l’entreprise et le management. A partir des tendances lourdes d’évolution du travail qui se dessinent déjà aujourd’hui, nous essaierons de préfigurer ce que pourrait être le monde du travail de demain. Pour notre part, nous ne croyons pas à « la fin de l’entreprise » mais à sa refondation sur des bases nouvelles, que nous appelons l’« entreprise contributive »[2].

La coopération dans tous ses états

La coopération, le fait de travailler ensemble, est au cœur du travail. Je prétends d’ailleurs qu’il n’y a pas de travail sans coopération, voulue ou choisie. Si vous ne coopérez pas, c’est dans doute que vous ne travaillez pas ; vous effectuez simplement une tâche… Or la coopération est secouée sur ces bases par le numérique.

Le premier facteur de déstabilisation est la place de plus en plus déterminante prise par les réseaux sociaux et les plateformes de travail collaboratif dans la structuration de la coopération. De plus en plus, les entreprises s’appuient sur les réseaux sociaux et les plateformes pour connecter et déployer les personnes dans une approche de travail par projet, qui déborde les frontières organisationnelles internes et externes de l’entreprise. Les collectifs de travail, qui comprennent des salariés mais aussi des sous-traitants, des partenaires, des contractuels, prestataires et autres « freelance » se composent et se recomposent en permanence, sur la base des savoir-faire reconnus à chacun et de la confiance acquise.

Les collaborateurs (que l’on ne peut plus appeler des ‘salariés’ car leur lien juridique à l’entreprise est de plus en plus ténu) sont très attentifs à la qualité et l’étendue de leur réseau professionnel: c’est lui qui détermine leur ‘rating’, leur ‘valeur de réseau’, leur « e-reputation », c’est-à-dire leur cote sur ce marché permanent du travail. Elle régule en continu la rencontre entre offre et demande de travail (c’est déjà le cas sur les réseaux sociaux professionnels comme LinkedIn ou Viadeo), notamment sur les places de marché auxquelles ils collaborent[3]. Les entreprises aussi sont soucieuses de leur « e-reputation » et ont fini par s’adapter à la réalité d’une évaluation par des tierces parties qui passent par la notation sociale mais aussi les classements, comme « Best place to work », les sites d’évaluation comme Vault ou Glassdoor, qui effectuent vis-à-vis des entreprises ce que TripAdvisor effectue pour le monde des loisirs.

Dans cette économie de la réputation, le collaborateur qui bénéficie d’un bon rating choisit les projets dans lesquels il s’embarque, en fonction de l’intérêt du projet, bien sûr, mais surtout des collègues avec qui il a envie de travailler et des opportunités d’apprentissage qu’il offre. Cela est vrai aussi pour le personnel d’exécution des unités industrielles : pour s’adapter au raccourcissement des séries de fabrication lié à la segmentation des marchés, les chefs d’entreprise misent sur la polyvalence et seuls les ouvriers les plus qualifiés ont pu éviter de voir leurs tâches prises en charge par des algorithmes ou des robots. Les autres collaborateurs sont réduits à prendre les projets et les tâches sans attrait et mal rémunérés. Les lieux de travail se diversifient: on travaille « à son poste » mais surtout chez soi, chez les clients, dans les tiers lieux (espaces de coworking…).

Le réseau structure donc le business et régule la distribution des flux de travail. Plus encore, le réseau devient un actif stratégique majeur des entreprises, leur « capital ». Au sein de l’entreprise, la valeur ne se créé plus par l’optimisation des process internes (gérés en flux tendus par des logiciels et des prescriptions standardisés) mais aux points de contact avec ses parties prenantes, clients, fournisseurs, partenaires, qui eux, sont loin d’être optimisés. Les réseaux sont capables de reconfigurer en permanence les chaînes de valeur, de mettre en contact et de faciliter l’appariement entre offre et demande de travail, à l’intérieur des entreprises et entre les entreprises.

L’entreprise en recherche d’une nouvelle raison d’être

L’intrusion des modèles C2C (consumer to consumer), met radicalement en cause l’existence même de l’entreprise pour faciliter le circuit court et direct entre individus, pour le plus grand profit de l’entreprise tête du réseau (AirBnb, Twitter, Amazon…), qui capte la valeur. Sommes-nous alors irrémédiablement engagés vers l’éclatement du modèle de la grande entreprise ? Les lieux de production vont-ils se rapprocher des lieux de consommation pour permettre une satisfaction des besoins à bas niveau d’émission de carbone ? Le réseau, qui abolit l’unité de lieux et de temps du travail prend progressivement en charge la fonction d’organisation des flux de travail, qui relient des petites entités agiles.

L’économiste Ronald Coase a montré que la principale justification de l’existence de l’entreprise est la réduction des coûts de transaction : il est en effet plus rentable d’internaliser une activité que d’en acheter le produit sur le marché. Mais cette conception n’est plus aussi assurée dans l’économie refaçonnée par le numérique. Le coût des transactions liées aux échanges de connaissances, d’innovations est largement supérieur à l’intérieur de l’entreprise du fait des silos organisationnels et des barrières bureaucratiques que la technologie n’a pas abolis. A l’inverse, les échanges externes sont facilités par la fluidité croissante des transactions et la plasticité des relations commerciales. Cette évolution, elle aussi, va dans le sens d’une atomisation des organisations de travail.

De plus, la grande entreprise est affectée par la fragilisation des structures pyramidales. Dans le modèle de l’entreprise intégrée, issue du taylorisme et du fordisme, les sollicitations des clients et les instructions des managers descendent le long de la structure hiérarchique pour être traitées « en bout de chaîne » par des « exécutants ». Dans l’entreprise contributive, les clients court-circuitent cette structure pour s’adresser directement à la personne qui leur semble la plus pertinente et c’est aux collaborateurs de définir eux-mêmes, au plus près des interactions clients, leurs priorités et programmes de travail. Les managers sont toujours là, mais leur rôle s’est radicalement transformé.

Pour résister à la désintermédiation, les entreprises vont être obligées de proposer beaucoup plus d’autonomie et de possibilités de réalisation de soi à leurs collaborateurs, tout en continuant à leur offrir une certaine sécurité de l’emploi et des repères relativement stables. Les grands DRH de demain sont ceux qui parviendront à réussir cette alchimie… L’entreprise contributive sera fortement engagée aux côtés de ses collaborateurs dans la co-construction d’un contrat psychologique évolutif et qui se détache progressivement de la subordination.

Mais la grande entreprise intégrée n’a pas dit son dernier mot. Elle peut aussi résister à la poussée des petites organisations créatives grâce à deux atouts : les effets d’agglomération et d’accumulation d’internet bien connus des économistes, qui lui confèrent un pouvoir monopolistique[4], et sa capacité à dominer les écosystèmes, à imposer sa loi et ses prix par le rapport de force, à verrouiller l’innovation par les brevets et la maîtrise de la propriété intellectuelle, à agglomérer les compétences critiques.

L’avenir de l’entreprise en tant que collectif humain, cellule de base de l’économie, est en question. Sa fonction essentielle, l’organisation des processus et des flux de travail, lui a été subtilisée par les réseaux. Elle se trouve ainsi reléguée au rang de simple maillon. Face au déferlement du numérique et aux transformations du travail, l’entreprise a-t-elle encore quelque chose à nous dire ?

Le management du travail : transition difficile

Le célèbre consultant américain Gary Hamel a écrit un ouvrage remarqué en 2007 : “The Future of Management” (Harvard Business School Press). L’année suivante, les éditions Vuibert plaçaient sur les étagères la version française sous le titre : ”La fin du management” ! C’est dire la considération dans laquelle nous tenons le management en France…

Et pourtant, à l’heure d’internet, le management doit absolument se réinventer. En effet, ce serait une grave erreur de considérer internet comme un simple outil externe. Il entre dans notre travail quotidien et bouleverse le cadre habituel du management en imposant son refus du pouvoir hiérarchique, sa philosophie d’immédiateté, sa façon d’interagir et de collaborer. Il installe durablement son modèle : absence de centre, démultiplication des capacités d’accès et facilitation des initiatives spontanées, qui trouvent leur propre énergie dans l’envie de partager et de faire ensemble.

Les collaborateurs s’en emparent avec un bel appétit et exercent une forte pression pour pulvériser les structures hiérarchiques rigides, qui à force de générer de mal-être deviennent des freins à l’efficacité. Ils refusent l’embrigadement et la subordination hérités du taylorisme pour mettre en avant leurs projets, leurs codes, leurs outils. Ils apportent leur smartphone, tablette ou ordinateur portable dans l’entreprise (BYOD : bring your own device) mais aussi leurs réseaux de connaissances professionnelles et d’affinités personnelles, qui s’entremêlent. Ils refusent de se laisser enfermer ou contraindre dans des « réseaux sociaux d’entreprise » (qu’ils jugent fermés) ou dans des relations hiérarchiques (qu’ils estiment rigides et inappropriées). Ils tiennent à être considérés (et évalués !) comme des personnes uniques, riches de leur singularité. Lorsqu’ils n’y parviennent pas, ils désertent l’entreprise.

La transition managériale, à l’œuvre dans les entreprise, de façon souvent douloureuse, consiste à accompagner cette mutation du travail en passant du management de contrôle au management entraînant ; de la prescription du travail au soutien professionnel[5]. Les collaborateurs veulent mettre en jeu leur autonomie et être davantage jugés sur leurs résultats, et ce avec équité. Pour eux, un bon manager est celui qui les « place » sur les bons projets…

L’entreprise contributive donne corps à la vieille promesse de la « formation tout au long de la vie » en proposant un véritable libre-service des compétences. On n’apprend plus « comme avant », dans des moments, des lieux et des configurations dédiés. L’acquisition de compétences se fait de plus en plus de façon continue, au contact des processus de travail, dans les interactions avec les collègues et les clients, avec une technologie innovante en appui (Moocs, gaming, réalité virtuelle, etc…). L’entreprise contributive permet aux collaborateurs de progresser en termes de savoir-faire et de savoir-être (entreprise apprenante) mais aussi de bénéficier d’occasions et de ressources pour réfléchir à leurs succès, leurs difficultés, leurs aspirations. C’est une organisation qui met les moyens d’écoute, d’appui, de « care », soutenant le progrès continu. Le manager devient un coach, un « jardinier des potentiels », un connecteur, un agent d’intermédiation, qui met en relation les projets, les demandes clients, les ressources humaines et technologiques pour y répondre ; il est un passeur entre écosystèmes.

Conclusion

Ces mutations du travail transforment la régulation sociale et en particulier le syndicalisme. Les syndicats peinent à fédérer ces travailleurs du digital, qui cependant ont compris que l’union fait la force dans un monde saturé d’individualisme. On assiste ainsi à une mutation du syndicalisme, qui évolue vers une hybridation entre syndicalisme revendicatif et syndicalisme de services.

Aux Etats-Unis, Freelancers Union, une organisation fondée en 2003 par une juriste new-yorkaise, Sarah Horowitz, défend les indépendants, en leur proposant des couvertures sociales et des assurances. C’est sous son impulsion qu’en octobre 2016, la ville de New York a voté la première loi américaine destinée à protéger les travailleurs indépendants du numérique. Intitulée « Freelance isn’t Free Act », elle contraint toute organisation faisant appel à un entrepreneur individuel à indiquer par écrit les délais et la procédure de paiement lorsque la rémunération dépasse 800 dollars sur une période de 4 mois. Freelancers Union compte quelque 350.000 adhérents, une taille critique qui permet un rapport de force mais reste une goutte d’eau face aux 54 millions de freelances exerçant aux États-Unis. Encore aux États-Unis, TurkerNation, le collectif de défense des turkers (travailleurs indépendants sur la plateforme d’Amazon), a développé une culture très revendicative et a inventé la notation inversée : les « turkers » y évaluent les donneurs d’ordre, inversant ainsi peu à peu le rapport de force. Les freelances s’organisent aussi collectivement sur des plateformes dédiées de mise en relation, comme Hopwork et ses 40.000 membres, ou des coopératives d’activité et d’emploi (Coopaname ou Kanopé)[6].

Le dialogue social devra trouver les bonnes approches pour fédérer des travailleurs hyper-mobiles. Il restera indispensable pour construire les compromis sur les nouvelles problématiques : conditions de la collaboration, évaluation et valorisation du travail, équilibres entre contribution et rétribution, conciliation vie professionnelle / vie personnelle, santé au travail dans un environnement hyper-connecté, propriété intellectuelle, etc[7]. Mais la montée de l’individualisme et de dispositifs comme le référendum d’entreprise montre que le syndicalisme n’est pas à l’abri, lui non plus, de la désintermédiation.

Or l’existence de contre-pouvoirs capables de peser sur un avenir négocié est un facteur essentiel. Le travail du futur, tel qu’il se dessine sous l’effet de la déstabilisation de la régulation sociale présente une face lumineuse (accroissement de l’autonomie, des potentialités à la portée de chacun,…) mais aussi une face sombre (risque d’accroissement des inégalités et de la précarité, incertitudes attachées à la protection sociale,…). Mais la prospective n’est pas la prévision : elle nous incite, nous acteurs libres, à agir pour choisir le travail que nous voulons pour demain.

 

[1] Voir Martin Richer, « Travailler en 2040 : l’entreprise obsolète », Journal du Net, 12 mai 2015 http://www.journaldunet.com/management/expert/60917/travailler-en-2040—l-entreprise-obsolete.shtml

[2] Voir Martin Richer, « L’entreprise contributive : 21 propositions pour une gouvernance responsable », Rapport Terra Nova, 5 mars 2018 http://tnova.fr/rapports/l-entreprise-contributive-21-propositions-pour-une-gouvernance-responsable

[3] Voir par exemple Guru.com pour l’international ou Freelance.com pour la France.

[4] Michel Volle, « Iconomie », Economica, mars 2014. L’effet monopolistique des réseaux est bien résumé par l’adage « the winner takes all » (le premier arrivé prend tout le marché).

[5] Voir « Le management 2.0 sera-t-il socialement responsable ? » http://management-rse.com/2014/10/06/le-management-2-0-sera-t-il-socialement-responsable/

[6] Voir « Unions 2.0 : le syndicalisme à l’ère du numérique », Metis, 15 Juin 2015 http://www.metiseurope.eu/unions-20-le-syndicalisme-l-re-du-numerique-suite_fr_70_art_30137.html

[7] Voir les travaux menés par le collectif Sharers & Workers : http://sharersandworkers.net/