Le procès de l’ancien député écologiste Baupin, début février 2019, a peut-être marqué le début d’une nouvelle ère pour l’égalité. Alors qu’il attaquait en diffamation les médias ayant publié une enquête l’accusant d’agressions sexuelles et de harcèlement sexuel ainsi que ses accusatrices, le vent semble s’être retourné contre lui : entre temps, le mouvement #MeToo est passé par là, et la fenêtre médiatique lui a renvoyé l’écho d’une nouvelle époque. Ce procès fera-t-il date pour les insitutions politiques françaises et un réveil sociétal plus large ?

L’affaire Baupin : #MeToo avant #MeToo

Lorsque, en mai 2016, deux grands médias français publient une enquête sur des accusations de violences sexuelles de la part d’un élu écologiste, l’affaire Weinstein est encore très loin. Europe Écologie les Verts est alors, depuis des années, le parti le plus exemplaire de France en matière de parité, et ses adhérents sont unanimes pour dire qu’en matière d’égalité, le job est fait. Ces révélations jettent donc une lumière crue sur la façon dont le sexisme est géré au sein du parti, et dévoilent une toute autre vérité : la parité, si elle est bien un outil indispensable pour une représentation de genre égalitaire dans les institutions, est très loin d’être une condition suffisante pour garantir un mode de fonctionnement permettant aux femmes de participer à forces égales au jeu politique.

De quelle affaire s’agit-il ? En 2016, Denis Baupin est un député écologiste, vice-président de l’Assemblée Nationale, très réputé sur les questions de transition énergétique. Ancien adjoint au maire de Paris en charge des transports, il a notamment travaillé comme conseiller d’une ancienne Ministre de l’environnement et est très impliqué dans la vie associative et politique écologiste française.


Deux grands médias (France Inter et Mediapart) révèlent que des femmes l’accusent d’agressions sexuelles et de harcèlement sexuel : d’abord, quatre responsables politiques écologistes (Sandrine Rousseau, Annie Lahmer, Elen Debost, Isabelle Attard) dénoncent des faits étalés entre 1998 et 2013. Leur parole est soutenue par d’autres accusations portées par quatre autres femmes anonymes. Lorsque les articles sortent, le retentissement est tel que le parquet ouvre une enquête et que de nouvelles personnes contactent les journalistes. Quelques mois plus tard, ce sont au total quatorze femmes qui dénoncent des violences sexuelles de la part du même homme sur une période de plus de vingt ans, dont sept à visage découvert. Dans la foulée, quatre d’entre elles déposent une plainte, qui débouche en mars 2017 sur un non-lieu pour prescription : cependant, par un communiqué (fait rare), le parquet reconnaît que les accusations étaient “mesurées, constantes et corroborées par des témoignages” et que les faits étaient “susceptibles d’être qualifiés pénalement”. Plusieurs dizaines de personnes ont été entendues au cours de l’enquête judiciaire.

Comme souvent dans ce type d’affaire, Baupin porte plainte pour diffamation contre les journalistes et ses accusatrices dès la publication des articles. C’est ce procès qui a eu lieu début février 2019, et, bien que le verdict soit attendu pour le mois d’avril, les réquisitions de la procureure Florence Gilbert sont largement allées dans le sens d’un changement historique dans le traitement des violences sexuelles dans les médias et dans la société en particulier : “La seule qualité de ce procès aura été de mettre en exergue la nécessité d’une impérieuse lutte contre le silence des personnes victimes de violences sexuelles”, a-t-elle affirmé en conclusion de son réquisitoire. Elle a requis la relaxe de toutes les personnes prévenues.

La “liberté d’importuner” ou le verrou français du backlash

Lorsque le mouvement #MeToo explose internationalement fin 2017, en France, derrière le hashtag #BalanceTonPorc, c’est surtout le backlash qui est à l’oeuvre. Alors que, dans de nombreux pays, l’ampleur de la vague ouvre des débats et provoque l’ouverture d’enquêtes, voire des démissions, la France révèle toute la profondeur de son conservatisme. Ainsi, quand des femmes osent dénoncer publiquement leurs agresseurs, de véritables campagnes de dénigrement se mettent en branle dans les médias et sur les réseaux sociaux : leurs personnalités sont critiquées, leurs vies amoureuses sont détaillées publiquement, leurs témoignages sont remis en question et minimisés, leurs carrières sont entravées. Nombre d’entre elles sont dissuadées, par le coût et la longueur d’une procédure judiciaire, d’utiliser cette voie pour se faire entendre.

En revanche, ceux qu’elles accusent sont défendus publiquement par des soutiens de poids : plusieurs grands hommes de la culture, de la politique ou des médias visés par des plaintes, sont maintenus en poste et continuent à travailler, comme le journaliste Frédéric Haziza. Dans le milieu culturel, les journalistes font part de leur difficultés à enquêter et recueillir des témoignages, par exemple sur les accusations visant le réalisateur Luc Besson. En politique, ce sont vingt collaboratrices qui signent une lettre ouverte de soutien à l’ancien ministre Pierre Joxe ; le ministre Nicolas Hulot est défendu officiellement par la secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes ; quant au ministre Gérald Darmanin, il est ovationné par les députés de la majorité…

L’ultime retour de bâton est finalement porté par une centaine de femmes, en tête desquelles l’actrice Catherine Deneuve, qui publient en janvier 2018 une tribune défendant “la liberté d’importuner, contre la “haine des hommes”. Si le phénomène du backlash subi par les féministes est très fréquent, le rayonnement international de la culture française lui donne ici une valeur toute particulière.

Rappelons qu’à part le Rubygate (concernant Silvio Berlusconi) et l’affaire Lewinsky (concernant Bill Clinton), le premier scandale sexuel d’ampleur dans le milieu politique contemporain est l’affaire du Sofitel de New York, concernant Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre socialiste français et à l’époque directeur général du FMI. “DSK” est alors défendu dans les médias français par de nombreuses figures de la classe politique, qui minimisent les faits avec une forte connotation classiste et raciste, la victime, Nafissatou Diallo, étant une femme de chambre noire. L’importante médiatisation internationale de cette affaire éclipse en partie une autre, concernant également Strauss-Kahn, à la même période : une tentative de viol dénoncée par une journaliste, Tristane Banon. Suite à sa plainte – la seule contre DSK pour laquelle les faits ont été reconnus comme pouvant être qualifiés d’agression sexuelle, bien que la justice ait classé l’affaire pour prescription -, Banon subit de nombreuses attaques médiatiques, en tête desquelles la théorie du complot politique occupe une place de choix.

Nous sommes alors en 2011, et, du côté des écologistes, Baupin est en pleine ascension : parmi ses accusatrices, deux d’entre elles rapportent des faits de harcèlement et d’agression qui se sont déroulés cette année-là. Lors du procès, en février 2019, ces deux responsables politiques ont rappelé comment, dans ce contexte, il était extrêmement difficile pour des femmes politiques d’être prises au sérieux sur ces sujets. Elles ne souhaitaient pas connaître le même sort que Tristane Banon, qui en a pris “plein la tronche[1], ont-elles dit à la barre. Dès lors, comment s’étonner des difficultés des femmes françaises, a fortiori des femmes politiques, à mettre sur la table les violences sexistes qu’elles subissent et à obtenir justice ? 

Baupin, le Weinstein écologiste ?…

Dans ce contexte, l’émergence d’une affaire de violences sexuelles en politique comme l’affaire Baupin appelle des explications. Le sexisme concerne la société toute entière et pas seulement le milieu écologiste, dont la réputation le dit si ouvert au libertinage. Il est de la responsabilité historique du parti politique EÉLV de comprendre quels éléments ont rendu possible la sortie de l’enquête journalistique, pour en tirer des enseignements pour l’avenir.

Tout d’abord, les femmes qui ont accepté de témoigner à visage découvert l’ont fait à plusieurs – aucune n’a pris le risque de s’exposer seule. De plus, les quatre premières (Rousseau, Lahmer, Debost et Attard) n’étaient pas de simples militantes ou des collaboratrices, mais des cadres nationales du parti et des élues locales et nationales. Leur statut a pu les aider à mieux faire face à la déflagration médiatique, en leur faisant bénéficier d’une certaine forme de sécurité, financière d’une part, mais également sociale, en leur assurant un minimum de soutien interne et externe. C’est en partie grâce à cela qu’elles ont pu avoir la puissance d’affronter les conséquences des accusations. Elles sont également parvenues à organiser un réseau de solidarité, qui s’est par exemple concrétisé par une tribune signée par plus de mille personnes affirmant être prêtes à être, elles aussi, mises en examen pour diffamation.

Sur les réseaux de solidarité, notons que parmi les victimes restées anonymes figuraient plusieurs collaboratrices ayant croisé la route de Baupin dans des contextes variés : suite à la publication de l’enquête a été créé le collectif Chair Collaboratrice pour agir contre le harcèlement subi par ces professionnelles de l’Assemblée Nationale et du Sénat.

La tentation de penser que les problèmes de violences sexuelles sont cantonnés au parti écologiste EÉLV peut aussi être confortée par l’effet de loupe qu’a provoqué le procès. Une quinzaine de cadres (et ex cadres) du mouvement ont défilé au tribunal, ce qui a mené à un véritable déballage des pratiques internes. Le fonctionnement du parti dans les années 1990 a été décrit comme “clanique” : “soit on faisait allégeance, ce qui voulait dire coucher avec les uns ou les autres, soit on n’était rien”, a rapporté une des prévenues. Stéphane Sitbon-Gomez, conseiller de l’ex secrétaire nationale et ministre Cécile Duflot a fait un émouvant mea culpa sur la façon dont ont été gérés les signalements faits par les femmes à propos de Baupin à l’époque où il était en fonction : “La première chose que je voudrais vous dire, c’est qu’on savait tous, et qu’on savait presque tout. La deuxième chose, c’est qu’on n’a rien fait”, a-t-il déclaré à la barre. Duflot a reconnu : “Sous couvert de comportement libertaire, on était très complaisant avec la violence.” Lui précise : “On n’avait rien compris. Être libertaire, ce n’est pas porter atteinte à la liberté de l’autre !

…Plutôt l’arbre qui cache la forêt des violences systémiques

Ce procès a été l’occasion de démontrer à quel point les écologistes ne sont pas épargnés par le caractère systémique des violences patriarcales. Il est ainsi ressorti de tous les témoignages des victimes, anonymes ou non, une constante : au moment où elles disent subir les agressions de Baupin, elles sont dans des situations de fragilité personnelle. L’une d’elles raconte : “à ce moment, j’étais la dernière gazelle du troupeau”, c’est-à-dire l’animal le plus faible, le plus facile à attaquer pour les prédateurs.

Or, en politique, quand on prétend à des postes de pouvoir, on ne peut pas se montrer vulnérable. En revenant sur son parcours, Duflot a raconté que c’est grâce à sa “capacité d’encaisser” qu’elle a pu mener une carrière brillante : “Je suis devenue solide, trop solide. C’était une énorme erreur, une abdication en rase campagne”. Piégées entre leurs ambitions et la contrainte de la violence, beaucoup se sont refusé pendant des années la possibilité de se reconnaître elles-mêmes comme victimes.

De plus, celles qui ont pris conscience que ce qu’elles avaient vécu était bien de l’ordre de la violence et qui sont parvenues à donner l’alerte en interne n’ont pas été écoutées par les responsables du parti. “On s’abritait derrière deux excuses”, a avoué Sitbon-Gomez. “L’une, juridique : tant qu’il n’y avait pas de plainte, on ne pouvait rien faire. L’autre, politique : on croyait que sur le féminisme on était meilleur que les autres. C’était l’histoire qu’on se racontait.” Il ajoute : “A chaque fois que nous les hommes avons levé les yeux au ciel, qu’on a dit qu’on ne pouvait rien faire, on a au moins été complices.”

D’autres ont reconnu avoir choisi de préserver le parti : en effet, viser le score le plus haut possible à la prochaine élection est généralement, pour un parti politique, un objectif prioritaire sur celui de porter des valeurs et de prétendre avoir des pratiques en cohérence avec elles. Il faut donc se serrer les coudes et éviter de prêter le flanc aux attaques des concurrents. Dès lors, pour parler des problèmes qui ne sont pas liés à l’agenda politique, notamment les violences vécues en interne, ce n’est jamais le moment. C’est ce phénomène structurel qu’a soulevé la procureure pour écarter la théorie du complot politique : “S’il y a un calendrier politique, alors il est permanent, et on ne pourrait jamais parler des violences sexuelles commises par des personnalités politiques.

En tant que parti, EÉLV a vécu l’affaire Baupin comme une remise en question de ses pratiques par rapport aux valeurs féministes dont il se revendiquait. Il est apparu que la volonté de porter des femmes en responsabilité, entre autre par la parité à tous les niveaux, pouvait au contraire se retourner contre les principales concernées en les mettant en situation de vulnérabilité, notamment vis-à-vis d’agresseurs. Depuis, Sandrine Rousseau, en lien avec la commission Féminisme, a construit un dispositif de prévention des violences sexuelles qui comprend aujourd’hui un système d’alerte, une cellule d’enquête, une grille de sanction et l’organisation de formations. Des réflexions sur les rapports de genre au pouvoir font leur chemin : le secrétaire national d’EÉLV David Cormand, à une tribune la même semaine que le procès, interrogeait la sincérité du parti sur les méthodes de non-violence face à “la brutalisation et la virilisation du débat démocratique”, car “par définition, ce sont les grandes gueules qui survivent dans ce climat-là”. Comme pour tous les enjeux de rapports de domination sociale (race, classe, orientation sexuelle, handicap, etc), la prévention des violences sexuelles amène à remettre en cause des comportements en regard de principes éthiques. Même si le dispositif mis en place doit encore faire ses preuves et que la solidarité entre femmes reste à construire, ce travail pourrait faire boule de neige auprès des autres partis et permettre que le couvercle ne retombe pas.

Un procès historique

Alors qu’aux États-Unis, les deux médias qui ont publié l’affaire Weinstein qui a déclenché le mouvement #MeToo ont été récompensé par le prix Pulitzer 2018, en France, c’est un procès en diffamation qu’ils ont subi. L’avocate d’une des victimes l’a qualifié de “procédure-baillon”, procédé malheureusement assez commun pour les plaintes de violences sexuelles : il est fréquent, si le tribunal conclut à un non-lieu, que la personne accusée attaque à son tour sa victime en diffamation. Edwy Plenel, le directeur de Mediapart, a eu à la barre cette expression : “il y a un verrou français à faire sauter”. Même si le droit de la presse est très différent en France et aux États-Unis, il faut noter que la procureure a reconnu le travail de Mediapart et de France Inter comme “sérieux” et qui “ne mérite pas d’être condamné”. Quel qu’en soit le verdict, par sa couverture médiatique et par l’autocritique qu’il a permis pour les responsables de l’époque, c’est donc bien un procès historique qui s’est déroulé à Paris en février 2019.

Comme aspiré par cet élan, dans les jours qui ont suivi, c’est le milieu médiatique français qui a vécu son moment #MeToo, par des révélations sur un groupe de journalistes soupçonnés de harcèlement groupé. En politique, d’autres enquêtes sont en cours sur d’autres partis de gauche, et l’équivalent au Parlement Européen du collectif Chair Collaboratrice, MeTooEP, a été fondé en avril 2018. Si c’est bien dans l’ensemble de la société qu’est en train de s’opérer un changement, les organisations politiques, dans la mesure où elles prétendent représenter les citoyen.ne.s, devront de plus en plus se montrer exemplaires. Par l’enquête journalistique puis par le procès, le cheminement de remise en question des écologistes sur le traitement des violences sexuelles a été rendu public : les leçons qu’ils en tireront pourraient potentiellement paver le chemin au-delà de leur seul destin. Il faudra donc continuer à observer cette convergence politique en cours entre le féminisme et l’écologie partisane et comment elle irriguera – ou pas – le reste de la société.


[1] Les citations sont issues des deux live-tweets du procès, celui de Marie Barbier pour l’Humanité (@Mar_Barbier) et celui de Prisca Da Costa pour Radio Parleur (@PriscaDC)