Les réformes internes et le mécontentement croissant à l’égard de la politique nationale aideront-ils les écologistes français à occuper le devant de la scène ?

Que n’a-t-on pas déjà écrit sur l’incapacité supposée des dirigeants écologistes à imposer leur autorité – sur leurs propres militants, d’une part, toujours envisagés comme une armée de libertaires ingouvernables et coupeurs de têtes ; sur les autres forces politiques, d’autre part, alors que l’heure anthropocène[1] pourrait aujourd’hui plus que jamais légitimer leur projet de société ? Introuvable, inachevé, en devenir, paradoxal… le leadership des écologistes, objet des réflexions de ce dossier, fait d’autant plus couler d’encre qu’il continue à apparaître comme inenvisageable, au sens littéral du terme.

Les termes de l’interrogation seraient-ils mal posés ? Comme le souligne Frédéric Sawicki, la notion de leadership est en effet lourde d’ambiguïtés. Souvent normative et psychologisante, elle n’évite ni l’écueil d’une vision très héroïsante de l’action publique, ni la redondance avec des travaux plus à même de saisir l’aspect collectif et négocié de l’exercice du pouvoir. Elle présente pourtant, le politiste en convient, quelques avantages. Elle permet tout d’abord de souligner que « les modes de gouvernement politique sont inséparables de leur contexte social et culturel ». Mettant au jour « la diversité des voies d’accès au leadership […] d’une société à l’autre », elle invite ensuite à évaluer la pertinence des « ressources légitimes utilisables dans la compétition entre prétendants ». Enfin, et pourvu que l’on s’en serve pour s’interroger sur la transformation du métier politique, la notion de leadership révèle que « les transactions politiques apparaissent aujourd’hui davantage sur le mode de l’échange que du rapport de forces ou de l’admiration ou encore de l’attachement à des valeurs générales »; ou pour le dire autrement, que le pragmatisme, autrefois consubstantiel à l’exercice du métier politique, est devenu « une règle de conduite générale ».

Partant de là, prendre pour objet de réflexion, non pas l’(in) existence supposée d’un leadership vert entendu comme une forme d’autorité spécifique, a-historique et transfrontière, mais plutôt ses conditions d’apprentissage (I) et d’exercice (II) dans un champ politique donné peut prendre tout son sens. C’est ce que nous proposons de faire ici, à partir des données récoltées dans le cadre d’une longue enquête ethnographique conduite auprès des Verts français et de leur organisation de jeunesse, et en suggérant quelques comparaisons avec d’autres partis Verts européens.

Leaders Verts : sélection partisane et apprentissage du rôle de dirigeant politique

Depuis la création du parti vert français en 1984, le profil de ses dirigeants n’a guère changé.

Issus de familles inégalement mais fortement politisées, dont quelques membres sont bien souvent militants, ou même, élus locaux, la plupart des dirigeants verts ont été familiarisés avec le militantisme durant leur enfance. Majoritairement ancré à gauche, l’engagement politique de leurs familles s’enracine dans l’histoire longue (depuis la guerre d’Algérie jusqu’au luttes des « sans » dans les années 1990) et les disposent à faire partie, relativement tôt, de quelque organisation de jeunesse (Scouts, Jeunesse ouvrière chrétienne, Jeunesse étudiante chrétienne…). D’autres dirigeants ont découvert le militantisme à l’occasion de leurs études, en militant dans diverses organisations politiques et syndicales, ou en s’impliquant dans des associations et des mobilisations de circonstance, pas seulement environnementales. En fonction des époques, on pourra citer, parmi les plus mentionnées, le Parti socialiste unifié, la Gauche ouvrière prolétarienne, l’Organisation communiste des travailleurs, la Fédération pour une gauche alternative, l’Union nationale des étudiants de France, la Confédération française démocratique du travail, le Mouvement pour une alternative non violente, Vie nouvelle, Droit au logement, les Amis de la Terre, Greenpeace, Alternatiba ou encore Action non-violente COP21. Leur insertion dans ces collectifs militants leur a souvent donné l’occasion d’acquérir les compétences que l’on associe volontiers au rôle de leader (prendre la parole en public, organiser et répartir les tâches, veiller à leur bonne exécution, valoriser les actions auprès de publics extérieurs…) mais dans le cadre de petits regroupements locaux ou de mobilisations ponctuelles, et pas nécessairement à la place la plus valorisée. Car bien que pluri-engagés et très investis, les militants verts n’occupent que rarement la fonction numéro 1 des collectifs dans lesquels ils militent, et qu’ils ont parfois contribué à créer.

Par ailleurs très diplômés, les dirigeants verts ne le sont pas aux niveaux considérés comme prestigieux, ou dans les filières qui disposent à l’exercice du pouvoir politique, et notamment de ses plus hautes fonctions. Ni membres de la « noblesse d’État », ni de ce que l’on qualifie en France d’élite politique[2], les dirigeants verts d’hier et d’aujourd’hui restent ainsi relativement atypiques du point de vue de leurs caractéristiques sociales et de leurs trajectoires militantes. Un atypisme qui leur interdit d’autant plus d’envisager quelque carrière politique par cursus inversé – c’est-à-dire en étant recruté dans des cabinets politiques plutôt qu’en se faisant élire – que les élus verts ne sont que rarement présents dans les ministères, qui offrent les postes les plus formateurs et permettent de nourrir l’espoir des carrières les plus rapides. Le cursus inversé existe bel et bien chez les Verts, mais tout au plus passe-t-il par les échelons locaux du pouvoir qui sont ceux où les élus verts sont surtout présents.

Pour toutes ces raisons, c’est encore en participant aux luttes internes partisanes que les dirigeants verts se forment le plus à la compétition pour les postes de leader politique et à l’exercice de ce rôle. La petite taille du parti et des collectifs qu’il invite à diriger rendent les savoirs et savoir-faire déjà acquis dans le monde associatif ou syndical aisément transposables. Ceux-ci sont néanmoins peu à peu remodelés par l’institution partisane, dont les règles de fonctionnement sont complexes. Dans cette organisation forgée par et pour des individus dont l’habitus a été structuré sur le mode minoritaire[3], et dans laquelle postes et places éligibles sont distribués à la proportionnelle des courants, apprendre le rôle de leader politique signifie surtout se démarquer et jouer de son appartenance à une minorité pour espérer prendre, plus vite que d’autres, des positions dans le parti ou sur les listes d’investitures aux élections.

C’est ici l’une des différences entre les Verts français avec certains de leurs homologues européens. Alors que la sociographie des militants est très proche de celles des français, leur expérience de participation au pouvoir a été moins retardée – soit que les modes de scrutins leurs aient été plus favorables, soit que l’organisation politique, plus fédérale et/ou moins centralisée, leur ait permis de mieux faire fructifier dans le champ politique leur volonté commune de faire de la « politique autrement ». On pense ici par exemple à l’Allemagne ou à la Belgique. Dans ces cas, l’interaction des habitus individuels et de l’institution partisane a évolué de manière différente, laissant place à d’autres formes d’apprentissages de (prise du) pouvoir dans le parti et dans le cadre des compétitions électorales.

Heurts et promesses du leadership vert en contexte périlleux

Pour peu qu’il soit objectivable, le leadership politique est un rôle, que l’on n’occupe pas une fois pour toute ni dans toutes les interactions dans lesquelles on est engagé. Ce rôle est par ailleurs lui-même en partie défini par le contexte et les institutions politiques dans lesquelles il trouve à s’exercer. Être tête de liste le temps d’une campagne municipale, chef du parti pendant plusieurs années, député européen au centre d’une équipe de collaborateurs ou responsable d’un groupe local d’à peine plus de cinq personnes n’expose ni aux mêmes apprentissages ni aux mêmes contraintes.

De l’exercice du leadership découle pourtant, Frédéric Sawicki le souligne, un certain nombre de tâches génériques : « gérer les tensions au sein du groupe, notamment entre les membres du noyau et ceux de l’entourage mais aussi avec les représentants des appareils bureaucratiques, maintenir l’équilibre entre les différentes factions, arbitrer quand nécessaire, maintenir l’équilibre entre ses propres intérêts et ceux de ses supporters, construire un intérêt commun en manipulant les institutions, les valeurs et les croyances du groupe… ». C’est en cela, écrit-il encore, que le leadership est « une dimension constitutive du métier politique ».

Un métier politique dans lequel les Verts ne sont pas tout particulièrement expérimentés. En effet, aléatoires, précaires, exercées dans les institutions peu rétributives ou dans le cadre de majorités composites, leurs carrières sont, à l’image des feux d’artifice, le plus souvent faites d’ascensions rapides mais courtes et évanescentes. Elles cantonnent ainsi la majorité d’entre eux dans la zone la plus coûteuse de l’exercice du métier politique : celle de la (semi)professionnalisation – entendue au sens de ne pas vivre entièrement, majoritairement ou longtemps de la politique et, cela va de pair, de ne pas maîtriser ou de ne pas être en situation de déployer l’ensemble des savoirs et des pratiques qui caractérisent le métier politique.

Conscients de cette faiblesse structurelle, les Verts n’ont pas manqué de redéfinir les contours de leur organisation et de tenter d’élargir la base de leur recrutement militant pour faire place à de nouveaux profils, et partant, de nouveaux espoirs de leadership politique. De rénovations statutaires en refondations plus ou moins cosmétiques – dont la dernière a été lancée en décembre 2022 -, les désormais dénommés « Les écologistes » profitent du vivier militant que constitue leur organisation de jeunesse et de l’intérêt de collaborateurs diplômés des masters de formation au métier politique qui ont émergés ces dernières années.

Les écologistes tirent par ailleurs, et dans le même temps, avantage de la transformation du métier politique. Alors que celui-ci fait la part de plus en plus belle aux formes moins hiérarchisées et plus collégiales d’exercice du pouvoir dans les collectivités locales, ils tentent de faire fructifier leurs profils d’élus-experts dans les territoires, et tout particulièrement dans les mairies conquises aux élections municipales de 2020. Mettant en avant leurs expériences de gestion associative, de démocratie participative ou encore leurs compétences techniques, ils espèrent crédibiliser leur manière de faire de la politique et légitimer leur rapport au pouvoir décomplexé mais toujours, habitus minoritaire oblige, paradoxal.

Longtemps raillés pour leur incapacité à s’imposer dans l’arène nationale de la compétition politique, les écologistes pourraient, enfin, bénéficier du discrédit dont cette scène nationale est de plus en plus l’objet ainsi que de celui qui mine, plus que jamais en ce début de second mandat présidentiel d’Emmanuel Macron, une Ve République dont les règles leur ont toujours été défavorables. Leur constante critique du présidentialisme à la française et leur longue expérience de l’exercice du pouvoir local – y compris exprimée dans le cadre de majorités composites dans lesquelles ils n’étaient que minoritaires – seraient alors légitimées et considérées, par les électeurs, comme un gage de crédibilité.

La conjonction des transformations du parti et du métier politique suffira-t-elle pour que s’impose, en France, le leadership politique que les écologistes prétendent incarner depuis leur création et que nombre de citoyens, pris dans les rets de l’attente et la violence des conflictualités actuelles autour de la transformation écologique de la société attendent de leurs vœux ? Rien n’est moins sûr.

Décrédibilisés aux yeux de certains pour avoir trop gouverné avec un Parti socialiste aujourd’hui en bien mauvaise santé, et aux yeux d’autres pour avoir trop longtemps stationné dans les marges politiques considérées comme « radicales », les Ecologistes pourraient voir se refermer une fenêtre d’opportunité politique qui ne se sera en réalité jamais vraiment ouverte pour eux. Pris dans les méandres de la reconstruction des gauches, dont la NUPES est en France le dernier avatar, et tout aussi talonnés que d’autres de leurs homologues européens par la montée des extrêmes-droites, il se peut qu’ils ne s’imposent jamais comme force politique transformatrice.


[1] Nous empruntons ce terme par commodité, sans ignorer les débats sur l’opportunité d’en employer d’autres tels que capitalocène, déréglocène, plantationocène, chthulucene…

[2] Telles qu’elles ont définies souvent par leur formation (essentiellement Droit, IEP et ENA), leur appartenance au groupe des « hauts fonctionnaires », leur intégration dans les grands corps de l’État (Conseil d’État, Cour des comptes, Inspection générale des finances) ou les cabinets ministériels.

[3] Fruit d’une multiplicité d’expériences, d’interactions et d’assignations sociales qui fondent la conviction d’être minoritaire et de devoir agir en minoritaire – et peu importe que cette conviction s’appuie ou non sur des éléments objectifs qui constitueraient une « condition minoritaire » puisque l’essentiel ici est de tenir compte des subjectivations spécifiques auxquelles l’expérience sociale de l’assignation minorisante peut donner lieu – l’habitus minoritaire structure l’idéal politique des Verts et fait « tenir ensemble » le collectif partisan. Il en structure aussi les divisions.

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