Si «l’Europe des peuples» est encore largement une fiction, «l’Europe des Etats», elle, est une réalité : contrairement à une croyance largement répandue, ce sont les gouvernements qui sont à la manœuvre à Bruxelles et non pas des eurocrates forcément surpayés. On risque de s’en apercevoir une nouvelle fois dans les prochaines semaines avec la nomination du prochain président de la Commission européenne, le véritable enjeu des élections du 25 mai. Selon l’issue de cette bataille, le déficit démocratique dont souffre l’Union sera soit en partie comblé, soit renforcé.

Les partis politiques européens, en présentant des candidats à la succession de José Manuel Durao Barroso, l’actuel patron de l’exécutif communautaire, cherchent à forcer la main du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement : selon les traités, les députés européens doivent seulement approuver (ou non) le candidat présenté par les gouvernements. Cette véritable tentative de putsch constitutionnel vise à clarifier les responsabilités politiques. En effet, les citoyens ne savent pas qui dirige l’Union : une Commission composée de personnalités désignées par les Etats et donc non élues ? Les mystérieux «Conseil européen», «Conseil des ministres» ou «Eurogroupe» dont beaucoup ignorent qu’il est composé des chefs de gouvernement ou des ministres nationaux ? Le Parlement européen dont une majorité des électeurs pense encore qu’il n’a aucun pouvoir ? En outre, la France présidentielle ou la Grande-Bretagne au système majoritaire brutal comprennent mal le fonctionnement d’une Union fondée sur le consensus et le compromis entre intérêts nationaux et forces politiques concurrentes au plan national.

En faisant du président de la Commission l’élu non pas d’une seule famille politique, le scrutin proportionnel l’interdisant, mais d’une coalition de plusieurs partis, les députés européens souhaitent politiser la politique européenne, alors que les décisions sont toujours présentées comme techniques, confortant ainsi le sentiment d’une sorte de fatalité, le fameux «TINA» («there is no alternative», il n’y a pas d’alternative). Si, au début de la construction européenne, cette volonté de dépolitiser se justifiait par la nécessité de faire travailler ensemble des pays que tout séparait, avec l’extension accélérée des compétences de l’Union, elle est devenue intenable : les eurosceptiques et les europhobes attaquent d’ailleurs cet angle mort de la construction communautaire en critiquant cette Union qui ne permettrait pas de changer de politique, identifiant l’Union à ses politiques. Est-ce un hasard si l’on parle «d’Europe libérale» et non«d’Europe des libéraux», remarque Élisabeth Guigou, la présidente de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale ? Comme le note Vivien A. Schmidt, professeure de relations internationales à l’Université de Boston, l’Union est une «démocratie à deux étages» : au niveau européen, «les politiques sans la politique», au niveau national «la politique sans les politiques», celles-ci étant de plus en plus exercées en commun à Bruxelles ou à Francfort (du commerce international à la politique monétaire, en passant par l’agriculture, la concurrence, le marché intérieur, l’immigration, etc.).

La frustration des citoyens s’est accrue avec l’intégration accélérée des dix-huit pays de la zone euro sous les coups de boutoir des marchés. Désormais, l’Europe s’infiltre jusqu’au cœur des souverainetés nationales, des politiques économiques aux budgets en passant par les retraites, les salaires ou la sécurité sociale. Or, les choix politiques arrêtés en commun par les États à Bruxelles continuent à être, pour reprendre l’expression de Vivien A. Schmidt, un mensonge qui accentue le sentiment de dépossession des citoyens et leur défiance vis-à-vis d’une construction perçue comme de plus en plus autocratique et non démocratique.

D’où la tentative des partis politiques d’instiller davantage de démocratie «par le peuple» dans le système communautaire, c’est-à-dire par la participation des citoyens, en proposant de lier le président de la Commission (qui dispose du monopole de l’initiative législative) à une majorité politique clairement identifiée. Mais les Etats, les vrais maîtres de l’Europe, ne l’entendent pas de cette oreille : il n’existe pas de consensus entre les vingt-huit pour instaurer une démocratie représentative à l’échelon européen. Pour la plupart des gouvernements, la légitimité démocratique réside dans les Etats : «la démocratie, c’est moi», a ainsi brutalement résumé, devant un groupe de journalistes, Nicolas Sarkozy, alors président de la République. En clair, la démocratie au second degré, les représentants des États étant élus démocratiquement, est amplement suffisante.

L’élection directe du Parlement européen, en 1979, a d’ailleurs été obtenue par effraction par le chancelier allemand, le social-démocrate Helmut Schmidt, en échange de l’institutionnalisation du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement voulu par Valéry Giscard d’Estaing. À l’époque, cela ne prêtait pas à conséquence dans l’esprit français, puisque Strasbourg était totalement dépourvu de pouvoir. Il a fallu toute l’insistance de l’Allemagne et cinq traités (entre 1987 et 2009) pour que celui-ci se retrouve enfin sur le même plan que la première branche du pouvoir législatif européen, le Conseil des ministres où siègent les représentants des gouvernements. Lui permettre de choisir le président de la Commission serait dépouiller le Conseil européen, cette «boîte noire de la démocratie», selon l’expression de l’eurodéputée Modem Sylvie Goulard, qui décide par consensus à huis clos, d’une de ses prérogatives essentielles. Seul François Hollande s’est publiquement dit prêt à aller jusque-là.

Un vrai «choc de légitimité», comme on le redoute à l’Élysée, se prépare donc entre le Conseil européen et le Parlement européen. Les chefs d’État et de gouvernement parient sur le fait qu’il n’y aura pas de majorité claire au lendemain du 25 mai et sur la division d’eurodéputés largement soumis à leur État d’origine, pour reprendre la main sans aller jusqu’à l’affrontement. Si le Parlement ne parvient pas à réunir une majorité absolue de ses membres, soit 376 sur 751 élus, sur un nom, il choisira lui-même le prochain président de la Commission. Les grands perdants, dans ce cas, seront la démocratie et l’idée même d’Europe.

 

Cet article est d’abord paru sur le blog de l’auteur et dans Libération.