Les mouvements populistes et radicaux se multiplient en Europe tandis que les mouvements citoyens et pro-démocratie s’éveillent. Dans son interview avec le Green European journal, Gaël Brustier partage ses réflexions sur les raisons et les ressorts de cette évolution récente. Brustier rappelle l’urgence de rebâtir un discours qui aurait la démocratie comme cœur et pour les écologistes de montrer aux citoyens qu’ils sont centrés sur le concret du quotidien.

Populisme et mousements radicaux en Europe

Green European Journal: Pourquoi assiste-t-on en ce moment à un appel à l’insurrection populiste, semblant venir surtout de l’extrême-droite, en même temps qu’un retour des frontières identitaires et sécuritaires ? La montée de ces populismes créent-ils de nouveaux clivages dans la société ?

Gaël Brustier: Si on s’en tient aux nouvelles droites radicales, il faut d’abord noter qu’elles ne sont pas présentes dans tous les pays, même si elles marquent des points de manière assez spectaculaire dans un certain nombre de pays d’Europe. C’est évidemment le cas de la France, c’est le cas des Pays-Bas avec le PVV, de l’Autriche avec le FPÖ, et plus récemment, lors des dernières élections dans certains Länder allemands, de l’AfD, qui est la dernière-née de ces nouvelles droites radicales.

Pour l’interprétation qu’on peut faire de leur apparition sur une trentaine d’années : il y a une rupture avec l’héritage du néofascisme post-1945. Elles se sont reconfigurées, et parfois même n’ont rien à voir avec ce passé. Il y a des partis qui sont héritiers de cette histoire-là, et qui ont muté, et des partis nouveau-nés. Par exemple, parmi ces derniers, la Ligue du Nord n’a pas d‘histoire fasciste ou néo-fasciste, mais est un mouvement autonomiste, identitariste voire ethniciste, mais n’est pas à proprement parler issu du fascisme italien, avec qui elle est même parfois en opposition très claire. On peut aussi citer le PVV, ainsi que l’AfD, qui semble mêler à la fois une forme de populisme et la dénonciation de l’euro. L’AfD a notamment préempté les questions liées aux flux migratoires et à l’islam, mais n’appartient pas, au contraire du NPD ou de la DVU, à l’histoire de l’extrême-droite allemande des dernières décennies.

Ces mouvements se greffent à une idée assez fréquente dans nos sociétés, qui est celle du déclin de l’Europe. Il y a des interprétations de cette idée de déclin par ces nouvelles droites radicales à des degrés divers selon les pays, et qui ne s’expriment pas non plus de la même façon. Cela est également nourri par l’indifférenciation entre les grandes formations politiques, qui ont à la fois fait l’Europe et participé aux gouvernements de leurs pays. Dans les pays où on voit des politiques économiques et sociales assez similaires à droite comme à gauche, on voit la force de ces mouvements-là. Le cas paroxystique en est le FPÖ, qui s’est nourri de l’indifférenciation entre les politiques menées par les partis classiques ÖVP et SPÖ, très souvent en alliance ou en grande coalition, mais également a utilisé la dénonciation des effets de l’intégration progressive de l’Autriche à l’espace européen comme carburant d’une rétractation et d’un discours identitaire, lié aux questions sociales.

Il faut malgré tout garder à l’esprit que toutes les contestations de l’Europe telle qu’elle se fait ne sont pas équivalentes, et qu’on ne peut pas mettre dans une même famille les contestations du Sud de l’Europe comme Syriza, Podemos ou le bloc de gauche portugais, ni même le Sinn Féin irlandais, avec tous ces partis populistes nationaux et régionaux des nouvelles droites radicales.

UKIP a une particularité britannique très forte qui le rapproche des nouvelles droites radicales, mais avec prudence, puisque ce sont des insulaires. Le UKIP n’est pas mû par ce que qui meut Heinz-Christian Strache, Marine Le Pen ou Matteo Salvini.

De Pegida à La Manif pour Tous ou même Donald Trump, on semble avoir à faire à une nouvelle vague du conservatisme. Certains disent que si les circonstances étaient différentes, ces mouvements auraient pu se tourner vers la gauche, êtes-vous d’accord ?

Les gens forment leur idéologie à partir d’expériences concrètes, qui rencontrent à un moment donné une offre discursive qui va donner sens aux expériences concrètes. C’est un jeu permanent entre le citoyen électeur et les stratégies, les productions idéologiques, les productions culturelles, etc.

Il y a des productions intellectuelles qui jouent un rôle dans la configuration des gens. Aujourd’hui, il serait intéressant de regarder les productions des séries télé sur la géopolitique de la peur. La formation d’une idéologie se fait de façon très complexe, et, à partir de là, il faut voir comment les gens articulent les choses : or, un camp politique, pour articuler les choses, doit d’abord les désarticuler. Il faut prendre des morceaux de ce qu’il y a dans la tête des gens et agir sur le sens commun. Quelqu’un peut avoir des choses contradictoires en tête : par exemple, l’idée que l’Europe est en déclin, qu’il y a des flux, que les immigrés et l’islam sont potentiellement des dangers, mais dans le même temps cette personne va avoir une aspiration démocratique et égalitaire, et ne fermerait peut-être pas sa porte à une famille réfugiée qui viendrait y frapper.

Les gens sont paradoxaux. Le rôle d’un militant politique ou d’une stratégie politique, c’est d’activer ces contradictions au bénéfice de l’idéal à promouvoir.

C’est là où la gauche a beaucoup démissionné, et même démissionne encore si on prend l’exemple de la France : on a un premier Ministre qui lui, considère la politique comme un marché, où il y a une offre et une demande. Il considère que la demande est une demande de droite, d’autorité, d’identité, ethno-sécuritaire si on peut dire ; il en sert donc des louches, en pensant qu’il va s’en sortir comme ça : moyennant quoi, il entre sur le terrain de la droite. Il vient de sortir sa dernière trouvaille, la bataille identitaire contre l’islam radical. A mon sens, ce n’est pas une façon intelligente de concevoir l’idéologie et l’avenir d’une société, car c’est se mettre justement en situation d’impuissance par rapport à la droite. C’est un débat qu’on a eu depuis 2012 à gauche dans certains petits cercles, dont certains ont bien évolué depuis et d’autres très mal. C’est un des aspects du débat politique : comment désarticuler et réarticuler l’idéologie des gens et comment susciter les contradictions en faveur d’un projet politique.

La question democratique et l’Europe

Comment voyez-vous les possibilités de réarticuler l’idée de l’Europe et les valeurs et principes qui sont derrière ? Il semblerait que les symboles et les idéaux ne résonnent pas très bien avec les citoyens.

La bataille à mener, c’est celle de l’interprétation de l’Europe. Pour les gens qui sont attachés à une action publique au niveau continental, il faut bien comprendre le système institutionnel européen et d’où il vient. L’analyse que j’avais faite pour la Convention Européenne et que je fais toujours, c’est que, pour comprendre ce qu’est l’Europe, il faut quitter le stato-morphisme et une interprétation de l’Europe calquée sur la construction l’Etat-nation. L’Europe s’est faite depuis 1955 sur le développement accru d’une autonomisation des élites de chaque pays, essentiellement politico-administrative mais pas seulement, qui avaient accès aux pouvoirs institutionnels par rapport à leur propre société, et la constitution progressive d’une forme de souveraineté unitaire et consensuelle au niveau européen. Cela a eu des effets positifs, comme la résolution d’un certain nombre de problèmes de façon pacifique, rationnelle et consensuelle entre les élites de chaque pays, mais cela a eu en même temps une conséquence : le cadre de ce qu’on appelait l’unité de survie, un cadre comme lieu légitime de solidarité, s’est maintenu exclusivement au niveau de l’Etat-nation. Cela a été la même chose pour le cadre civique, celui du débat démocratique.

Le problème est qu’il y a un développement des interdépendances, mais que cette prise de conscience est encore en retard, et qu’il n’y a pas de mort symbolique de l’Etat-nation, qui permette de se fondre dans un ensemble européen. Ces analyses étaient celles de Norbert Elias il y a trente ans, et elles sont encore pertinentes à bien des égards. On peut aussi donner une autre analyse : l’Union Européenne n’a pas développé une société civile, ne suscitant donc pas le consentement des citoyens européens.

Les institutions communautaires n’ont jamais lésiné sur la communication, mais il n’y a pas de société civile qui la relaie en Europe. Le seul aspect qui reste de l’Europe et visible aux yeux des gens, c’est la coercition, c’est-à-dire la montée en puissance des institutions communautaires comme la BCE ou la direction de la concurrence, qui sont beaucoup plus coercitives sur les dirigeants nationaux en termes de politiques économiques et sociales. Alexis Tsipras, en juillet 2015, c’est le moment paroxystique de tout ça.

La défense du projet européen, oui, mais quel projet européen ? Il faut défendre l’idée démocratique et égalitaire comme cœur de notre projet politique, et par conséquent tendre la main aux autres peuples, au lieu de partir du principe que l’Union Européenne est bonne en soi. Il faut se confronter à la réalité d’une Europe qui, aujourd’hui, apparaît douce avec Viktor Orban et dure avec Alexis Tsipras. Plutôt que de défendre les institutions communautaires coûte que coûte, alors qu’elles s’en sortiront très bien toutes seules, il me semble que l’urgence, c’est de rebâtir un discours politique dont le cœur est la démocratie.

Ce que dit Reinhard Bütikofer est assez juste : le problème démocratique ne se pose pas aujourd’hui qu’au niveau de l’Union Européenne. Mais justement, raison de plus pour faire de la question de la reprise en main de leur destin par les citoyens le cœur d’un discours politique. Il faut préempter la question démocratique et ne pas la laisser à la droite radicale européenne.

Mouvements sociaux et citoyens en Europe

Certains mouvements à l’échelle européenne comme DIEM25, mobilisations anti-TTIP, pour le climat etc. semblent se situer en dehors d’une vision politique. Ces mobilisations manquent-elles d’une direction politique plus déterminée ? Est-ce que ce sont des forces d’intégration au niveau européen ?

Quelle est la perspective d’action pour les Verts dans les temps à venir ? Si on prend le problème à l’envers, on voit qu’il y a des forces désintégratrices: les fermetures de frontières successives, le mur en Hongrie, le risque du Brexit, etc. Le but de la politique, c’est de définir un idéal et ce contre quoi on se bat. Là l’urgence, c’est de sauver l’essentiel, c’est-à-dire un continent où on ne redresse pas les peuples les uns contre les autres, pour qu’on n’en arrive pas à un retour de la puissance autoritaire. Pour moi, la période n’est pas à plus de libéralisme, mais au contraire au retour de la puissance publique, et qui peut de faire de plusieurs manières, régressive ou progressiste. C’est là où il faut définir le but : est-ce que c’est de défendre à tout prix des institutions qui aujourd’hui sont perçues, voire même favorisent de manière effective des formes de régression sociales ou économiques et de repli identitaire dans les pays européens ? La grande mansuétude de l’Union Européenne vis-à-vis de Viktor Orban et sa très grande dureté à l’égard du gouvernement grec interroge. C’est ça la grande force désintégratrice aujourd’hui.

Est-ce que les luttes sociales, environnementales et démocratiques, qui sont aujourd’hui présentes au niveau européen, peuvent représenter l’embryon d’une société civile européenne ?

A chaque fois qu’on parle de société civile européenne, j’ai deux façons de le voir : l’une très institutionnalisée et est symbolisée par la désignation de grands talents hyper techniciens sur les questions thématiques européennes, et l’autre est symbolisée par des intellectuels qui tentent de porter un autre projet européen transversal. Aujourd’hui à mon sens, la classe d’intellectuels qui porte un projet qui serait partagé dans les pays européens  le fait davantage contre les institutions européennes.

Quand on voit la popularité croissante pour de jeunes européens, tous pays confondus, d’Owen Jones, Alexis Tsipras, etc. s’il y a une société civile européenne émergente, je la vois plutôt de ce côté-là que du côté des bureaux très institutionnalisés qu’on connaît tous. La crise, qui frappe aussi beaucoup de jeunes en Europe, crée une génération de gens qui ont à la fois connu Erasmus et la crise, qui sont la génération des 450€. Cette génération est complètement consciente des interdépendances en Europe, elle est allée sur des campus étrangers. Quand elle n’est pas allée sur des campus étrangers, c’est une jeunesse populaire qui, en France tout du moins, n’est pas autant dans le repli national qu’on le dit. Elle peut se saisir de thématiques féministes, environnementales ou autre, elle est très consciente. C’est là que je vois la société civile européenne, plutôt que dans les listes d’experts et d’organisations désignées par la Commission européenne pour des consultations.

L’avenir des Verts

Vous dîtes que l’écologie politique pourrait être l’avenir de la gauche, mais est-ce que l’avenir de l’écologie politique passe nécessairement par une centralité, par l’identification à la gauche ?

Je pense que la crise écologique va frapper prioritairement les pauvres, il y a une lutte qui va s’opérer. Il n’est pas vrai que tout le monde va être frappé de façon égalitaire par la montée des eaux, par la hausse des températures, les ouragans, etc. Il y a des gens qui vont s’adapter parce qu’ils auront les moyens, le capitalisme se renouvellera. L’enjeu, c’est comment on forme un projet politique avec tout ça. A partir de là, la question du clivage gauche-droite, c’est d’abord est-ce qu’on a forcément besoin d’une gauche ? Il y a des sociétés qui vivent sans gauche, comme le Japon, Israël ou la Pologne.

Cela dit, il me semble que le trou noir pour une écologie politique, c’est une écologie abstraite qui ne s’incarnerait pas dans le quotidien des gens. La poubelle (tri des déchets), ce n’est pas une lubie personnelle : c’est parce que j’ai constaté que participer à une lutte locale, sociale et environnementale, qui mêlait les préoccupations sanitaires, les conséquences économiques, avait permis une mobilisation citoyenne formidable qui m’avait fait beaucoup évoluer sur ces questions-là. C’était initialement venu du refus d’une usine d’incinération des ordures ménagères, parce qu’avec les habitants, on pensait que c’était dangereux pour notre propre santé.

Plus que par la théorie, c’est par des choses concrètes qu’on peut se saisir d’un combat environnemental qui va concerner les gens au premier abord. Les gens ne viennent pas parce qu’ils veulent sauver la planète : ils viennent parce qu’ils pensent, d’un strict point de vue personnel, que c’est nuisible pour eux. Ensuite seulement, ils ont construit leur discours politique, lu des livres, débattu, fait des expositions, des séances diapos, des contestations, ont hué les élus locaux qu’ils commençaient à considérer comme des demi-corrompus, et voilà comment un mouvement est né et a refusé le projet.

Ensuite se pose la question de la perpétuation du mouvement. On peut faire vivre un mouvement trois ou quatre ans comme ça, mais s’il n’y a pas de proposition politique derrière pour le maintenir, ça retombera.

Il me semble qu’il faut partir de la vie concrète des gens. Ils disent « not in my backyard », c’est là-dessus qu’il faut construire. Les élus institutionnalisés sont tentés de répondre au NIMBY de façon assez dédaigneuse. Le NIMBY, de la même façon que les gens qui refusent quelque chose sur le plan économique, c’est à partir de là qu’il faut construire un discours politique. Pour moi, il y a là un vrai potentiel de renouvellement de la gauche. Après, le discours d’identification à la gauche, c’est les grands débats Podemos actuels, est-ce qu’il faut sanctifier la gauche ou non…

Si on est d’accord sur le fait que la contestation du néo-libéralisme est centrale, la question de l’étiquette de gauche  est relativement secondaire… Il me semble que c’est une autre dimension. Pour l’écologie politique, il me semble que c’est par des choses concrètes qu’elle peut emporter les gens, qui sont sensibilisés quand ils se sentent concernés.