Avec la poussée du parti eurosceptique UKIP, et à sa tête Nigel Farage, le premier ministre britannique David Cameron s’est trouvé contraint d’organiser un référendum sur la question de l’appartenance ou non du Royaume-Uni à l’Union Européenne (UE), une promesse électorale faite lors des élections générales de mai 2015. À l’issue du vote qui aura lieu le 23 juin 2016, le pays pourrait ainsi entamer des négociations en vue d’une sortie de l’UE. Pour juger de l’opportunité d’un tel événement, il est intéressant d’envisager les conséquences d’une telle sortie pour le Royaume-Uni -tant d’un point de vue économique que politique- mais plus fondamentalement encore, pour l’UE dans son ensemble en tant que projet politique.

En cas de Brexit, un bilan économique globalement négatif pour les britanniques

D’un point de vue économique, de nombreuses études sont parues pour évaluer le « coût », et les conséquences à prévoir pour l’économie britannique en cas de sortie de l’Union européenne. Aucune d’entre elles ne s’accorde cependant sur l’ampleur des effets, notamment en raison du caractère inédit de la situation et d’effets qui dépendront de l’issue des négociations consécutives à un vote pour le Brexit. Selon le Centre for Economic Performance, une baisse moyenne de 1700£ (2100€) par ménage et par an est à envisager dans le scénario le plus pessimiste. Cette étude permet de rendre plus concrètes les conséquences en ramenant le coût au niveau micro-économique. Cependant, ce genre de résultats agrégés efface la complexité et la diversité des conséquences économiques, et montre l’impossible neutralité axiologique face une telle question. Elle prête également le flanc à la critique des eurosceptiques qui peuvent dénoncer une manipulation des chiffres : le think tank eurosceptique OpenEurope, en se basant sur l’hypothèse de flux migratoires inchangés vers le Royaume-Uni, conclut à un gain de 6 points de PIB d’ici 2030, soit 134Mds€ dans le meilleur des cas, et à une perte de 5 points de PIB (120Mds€) dans le pire des cas. Une autre étude établie par la confédération des industries britanniques, prévoit quant à elle une perte d’un million d’emplois et un coût de 100 milliards de livre. En revanche, l’agence Moody’s n’anticipe qu’un faible impact pour l’économie du Royaume-Uni.

Par ailleurs, dans l’hypothèse d’un Brexit, certains acteurs économiques -notamment dans le secteur bancaire et des multinationales- ont fait valoir le risque de délocalisations du Royaume-Uni vers l’Union, suivant des causes de divergences de réglementations. De même, si le flux d’investissements directs à l’étranger se tarit, le déficit de la balance des paiements finirait par se creuser, et entraînerait une perte de valeur de la Livre Sterling (jusqu’à 20 %).

Au-delà des divergences, on constate une crainte globale de la part des acteurs économiques quant à la possibilité d’un Brexit. Or la confiance des agents économiques, ou l’état du « climat des affaires », pour reprendre les mots de Keynes détermine autant, sinon plus que la réalité présente, l’activité future. Si les acteurs anticipent un retournement de la conjoncture et une dépression économique à la suite d’un Brexit, alors leurs craintes se réaliseront du fait des « prophéties auto-réalisatrices ». Cette hypothèse amène donc à conclure que le Brexit ne profitera certainement pas à l’économie britannique.

Également convaincu que l’économie britannique aurait plus à gagner dans que hors de l’UE, David Cameron a négocié, début 2016, des concessions avec l’UE afin d’éviter le risque de Brexit. Cette situation nous amène à considérer la question d’un point de vue politique.

La campagne de Cameron repose sur l’argument qu’il a réussi à obtenir de grandes concessions de la part de l’UE lors du sommet européen du 18-19 février 2016. L’accord qui a été conclu promet une exemption du pays à travailler à une union toujours plus étroite, le pays ne serait pas obligé de fournir aux travailleurs migrants communautaires les mêmes droits que les britanniques (accès à un logement social, prestations liées à l’exercice d’un emploi), l’UE ne pourrait pas non plus demander aux pays qui n’appartiennent pas à la zone euro de contribuer aux frais de la monnaie unique. David Cameron s’assure ainsi d’une garantie de stabilité dans les relations entre le pays et l’Union européenne, et souhaite éviter une sortie de l’UE aux conséquences hasardeuses. Dans le cas d’une sortie de l’UE, le Royaume-Uni devrait renégocier ses relations commerciales avec l’Union, mais également tous les pays avec lesquels l’UE a signé des accords au titre de sa compétence exclusive en matière commerciale. In fine, le Brexit amènerait en effet une situation de grande incertitude politique et économique, alors que l’issue du « business as usual » est prévisible, et déjà négociée.

Des conséquences économiques moindres pour l’UE

La sortie de l’union du Royaume-Uni amènerait une remise en cause du libre-échange, et du commerce entre le pays et les autres États membres, tels qu’ils existent actuellement. La conséquence serait donc une baisse des exportations de l’UE vers le Royaume-Uni, qui représentent aujourd’hui 10 % des exportations intracommunautaires. Cependant, cette relation de dépendance semble davantage toucher le Royaume-Uni. Si on analyse la balance commerciale entre le Royaume-Uni et l’UE, les exportations de l’UE vers le Royaume-Uni représentent seulement 3 % du PIB des pays concernés, alors que les exportations britanniques représentent 13 % du PIB Britannique. Les conséquences ne seraient toutefois pas homogènes et seraient encore plus élevées pour les pays dont les relations commerciales et financières sont étroites avec le Royaume-Uni (l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Belgique, la Suède, Malte ou encore Chypre). Connaissant le poids du secteur financier dans des pays tels que Chypre (7 fois le PIB), le Luxembourg (22 fois le PIB), ou Malte (7,6 fois le PIB) par rapport à la moyenne (3,46 fois le PIB global de la zone euro), on peut se demander si la réduction de ces flux ne serait pas bénéfique pour l’économie réelle de l’ensemble de l’UE.

En ce qui concerne les conséquences d’un rétablissement de contrôles aux frontières, l’institut allemand Prognos a mené une étude chiffrée des conséquences du Brexit sur les échanges commerciaux, avec un scénario optimiste, et un autre pessimiste. Dans le 1er cas, le retour du contrôle aux frontières pour les personnes augmenterait les coûts de production de 1 % sur 10 ans, soit 470Mds€. Si le temps est encore plus élevé pour le passage des personnes à la douane, la hausse serait alors de 3 % soit 1400Mds€. Le coût ici considéré est corrélé au temps passé au contrôle par les personnes (travailleurs pendulaires, touristes), les véhicules etc. Ces études se basent sur l’hypothèse d’un retour des contrôles aux frontières et d’une hausse des droits de douane, qui ne sont pourtant pas la seule issue envisageable après un éventuel Brexit. Si le non l’emporte le 23 juin prochain, des négociations devront être entamées pour redéfinir les relations entre le Royaume-Uni et l’union. Le Royaume-Uni pourrait retourner au statut de simple pays tiers, comme c’est le cas des États-Unis ou de la Chine, ou bien signer avec l’UE un accord de libre-échange, voire une union douanière. Une 3ème possibilité, est également celle d’une adhésion du pays à l’EEE (comme le Liechtenstein, l’Islande, la Norvège). Dans ce cas, la libre circulation des biens, services, capitaux, et des personnes, serait conservée, et l’application des directives/normes européennes perdurerait. Le RU Royaume-Uni verrait sa contribution au budget de l’UE réduite, mais subirait une perte d’influence sur les décisions.

Le Brexit : un coup porté au projet européen ?

Certains éléments montrent que le Royaume-Uni dispose de certains atouts dont se déferait l’Union en perdant ce membre : le pays est une puissance diplomatique, membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, et la 5ème puissance militaire. Comment dès lors envisager une politique extérieure et de défense commune ? En termes économiques, le Royaume-Uni pèse 16 % du PIB de l’union, et la City est la 1ère place financière en Europe. Hors de l’UE, il serait alors impossible de réguler la City. Enfin le Brexit porte en lui un risque de « contagion » à d’autres États membres. Des États tels que les Pays-Bas, la Suède, la Finlande, la Tchéquie, ou la Hongrie pourraient être tentés de se mettre également en retrait du projet européen. Un récent sondage en Suède montre en effet qu’un vote en faveur du Brexit inverserait la tendance entre pro et anti union : le rapport actuel de 44 % (pro union) contre 32 % (anti union) passerait respectivement à 32 % et 36 %. Le risque d’ouvrir la boite de Pandore est donc bien réel.

Faut-il s’inquiéter de cette tendance générale ? Paradoxalement, cette dynamique initiée par le Royaume-Uni pourrait renforcer la cohérence de l’Union et son intégration tant politique qu’économique. La Suède, tout comme le Danemark perdraient en cas de Brexit un allié de poids dans leur refus d’intégrer la zone euro. En effet, en théorie, tous les pays de l’Union européenne ont vocation à intégrer la zone euro. Seuls le Danemark et le Royaume Uni ont négocié une clause d’exemption (opt-out) lors de la signature du traité de Maastricht (dans le protocole 25) pour ne pas adopter la monnaie unique. Certains craignent que l’UE ne perde avec ce membre toute possibilité de faire évoluer ensemble les européens. Deux principes sous-tendent cette analyse : d’une part, la position de défiance tenue par Cameron est conjoncturelle, et à mettre en perspective avec le blocage actuel provenant de la montée générale de l’euroscepticisme au sein des États membres. D’autre part, il existe des forces progressistes pro-européennes dans le pays.

La position britannique est-elle conjoncturelle ? Cette mise en retrait par rapport à l’approfondissement de l’intégration européenne s’avère en réalité transcender les clivages politiques des partis majoritaires tories et travaillistes. La victoire des travaillistes en 1997 avec Tony Blair a certes permis de réintégrer le chapitre social relatif au salaire, à la santé, et la sécurité au travail, dans l’acquis communautaire, mais n’a pas relancé le débat de l’intégration du Royaume-Uni à l’Union Économique et Monétaire. Or ce point de blocage est déterminant, car il empêche l’UE de mener une politique budgétaire et monétaire cohérente, et met un terme à toute velléité de fédéralisation de l’UE. Ce constat cinglant amène à se demander si une sortie ne représenterait pas une victoire pour le projet européen porté depuis sa naissance.

Par voie de conséquence, la position de chaque pays membre est implicitement essentialisée, renvoyant le Royaume-Uni à l’éternel pays eurosceptique, alors que des forces progressistes y existent. La campagne menée par les verts britanniques vise par exemple à montrer ce que l’UE apporte au pays, notamment en terme environnemental : l’UE permet des politiques protégeant le droit du travail, renforce les coopérations policières etc. Dans cette logique, quitter l’Union équivaudrait, pour les verts britanniques, à renoncer à la réformer, pour faire appliquer ces réglementations pro-environnementales, progressistes… Ces positions pro-européennes progressistes -qui sont également celles d’une majorité d’écossais- se trouvent alors masquées par les positions nationales.

La position en faveur du Brexit au nom de l’idéal européen et de la construction européenne révèle également un échec intrinsèque au projet fédéraliste. Elle implique de subordonner les clivages politiques transnationaux aux clivages entre les pays. Ainsi, être fédéraliste, conduit à renoncer d’une certaine manière à mener des combats transnationaux à l’échelle européenne, et à prendre acte du fait que l’intégration se fera sous le poids des États et viendra donc davantage du versant intergouvernemental que du versant fédéral de l’UE. Ce pragmatisme pourrait permettre de relancer le processus d’intégration européenne, mais conduirait à marginaliser ces mouvements progressistes dont les écologistes se réclament. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Un Brexit dans l’intérêt général européen ?

Tout d’abord nous pouvons relativiser les pertes occasionnées par un départ des britanniques de l’Union : Londres refuse catégoriquement de s’investir dans une union « toujours plus profonde ». Cameron a en effet déclaré : « Nous n’adopterons jamais l’euro, nous ne participerons jamais au renflouement de la zone euro, ne ferons jamais partie de la zone sans frontières [Schengen], d’une armée européenne ou d’un super-État européen ». Si, le retrait du Royaume-Uni signe la perte d’un poids économique, le projet européen ne se réduit cependant pas à l’intégration économique. Par ailleurs, les négociations post-Brexit pourraient déboucher sur un libre échange renforcé avec le pays dans le cadre d’une adhésion à l’EEE. Il est à ce titre également intéressant de constater que certains éléments considérés comme des limites à l’EEE, recoupent les opt-out accordés au Royaume-Uni dans le cadre de sa participation à l’UE : le domaine de la justice et des affaires intérieures, l’Union économique et Monétaire. La différence avec la situation actuelle concernerait donc la PAC, l’union douanière, la politique commerciale commune, et la PESC. De ce fait, les conséquences négatives en terme économique pour l’UE seraient à relativiser. En ce qui concerne la politique extérieure et de défense commune, et le poids diplomatique et militaire du Royaume-Uni, le pays restera toujours un frein à une défense plus intégrée et communautarisée.

La perte du Royaume-Uni comme État membre signifierait également celle du 4ème contributeur net au budget européen, derrière l’Allemagne, la France et l’Italie, pour un montant total de 11,3Mds d’Euros (budget 2014). Le Royaume-Uni contribue à hauteur de 12 % du budget de l’UE, malgré ce qui lui est rétrocédé en vertu du « chèque britannique ». Cependant, considérer le Brexit comme hasardeux voire dangereux au motif que l’UE aurait un manque à gagner de 11,3Mds d’Euros semble un argument peu tenable pour les forces progressistes, souhaitant à terme une union fédérale. Outre le « chèque britannique », le Royaume-Uni tente de réduire le montant global du budget européen, usant de son poids dans les deux instances responsables du vote du budget : le Conseil représentant les gouvernements de l’UE, et le Parlement (73 députés, soit autant que la France, ou l’Italie).

Enfin, le Brexit pourrait être favorable aux partisans d’une intégration plus poussée, mais également aux progressistes de l’union. Sur le TTIP par exemple, Obama, en mettant en garde contre l’échec des négociations entre UE et États-Unis en cas de Brexit, conforte la thèse d’un basculement progressiste de l’Union dans une telle situation. Cette hypothèse de basculement progressiste de l’union peut peut-être permettre de mieux comprendre les réticences qu’ont les libéraux et conservateurs européens à voir le Royaume-Uni s’éloigner de l’UE, et par voie de conséquence les concessions consenties au RU.

L’accord du 19 février : une consécration de l’Europe « à la carte »

David Cameron a négocié des concessions de la part des autres dirigeants européens lors du conseil européen du 18 au 19 février 2016. Beaucoup d’observateurs ont alors interprété cette attitude comme une sorte de chantage de la part du premier ministre britannique. La question est alors de savoir si les concessions sont importantes, et le cas échéant, de déterminer dans quelle mesure un État membre a la légitimité à peser sur le projet européen.

Avec cet accord, les quelques deux millions de ressortissants de l’UE établis sur le territoire britannique ne pourront prétendre aux mêmes prestations sociales liées à l’emploi que les britanniques jusqu’à 4 ans après le début de leur emploi. Cette mesure constitue non seulement une rupture d’égalité entre citoyens européens, mais ouvre la voie à une multiplication de ces dérogations au sein de l’union, et à un moins disant social pour les travailleurs européens. Elle conduit à un nivellement par le bas du modèle social européen, où les travailleurs communautaires se retrouvent dans une situation analogue aux ressortissants de pays tiers. Si l’accord s’applique, le Royaume-Uni aura également réussi à imposer une modification d’un règlement européen voté par les deux institutions co-législatrices, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.

L’accord affaiblirait par ailleurs l’intégration fondée sur une législation élaborée au niveau fédéral en accordant la possibilité à des parlements nationaux d’opposer un veto à une législation européenne. Quels que soient les clivages politiques, et les bénéfices politiques que pourraient tirer les forces progressistes, cette mesure va à l’encontre de ceux qui croient en la nécessité de renforcer l’intégration européenne. Ainsi, le risque de désintégration pointé par les opposants au Brexit est déjà en germe dans l’accord voulant pourtant l’empêcher.

Par cet accord et les différents points développés ici, le Royaume-Uni bloque donc à nouveau l’intégration européenne, tant sur le plan de l’Europe sociale que d’une union monétaire. Le texte de l’accord montre également la force de négociation du Royaume-Uni : « Il est dûment pris note des préoccupations exprimées par le Royaume-Uni à cet égard, dans la perspective de prochaines évolutions de la législation de l’Union et du droit national applicable ». Cependant, il serait illusoire de penser que le Royaume-Uni est le seul pays à l’origine de points de blocage au sein de l’UE, même si l’idée est assez confortable.

Conclusion

Les oppositions du gouvernement britannique concernent essentiellement le budget, la politique étrangère, et l’aide extérieure, mais très peu le marché interne, les transports, l’environnement et la politique de pêche. Dans cette logique, si le Royaume-Uni venait à quitter l’UE pour intégrer, par exemple, l’Espace Économique Européen, l’Union serait libérée de ces blocages ; tandis que le Royaume-Uni ne serait pas gêné outre mesure puisque l’essentiel de la politique commerciale de l’UE est acceptée par les Britanniques.

Réformer l’UE est possible, comme le montrent les traités successifs, notamment pendant la crise de la zone euro. Cependant, la persistance d’exceptions et de dérogations dont le Royaume-Uni est l’exemple type montre que l’évolution tend vers un système schizophrène : il semble impossible de concevoir deux systèmes décisionnels parallèles dans le système institutionnel européen, pour permettre d’un côté une plus grande intégration politique au sein de la zone euro, et de l’autre une union essentiellement économique. Pourquoi ne pas accepter dès lors que certains pays quittent ce projet « d’intégration toujours plus poussée » pour devenir des partenaires privilégiés dans une zone de libre-échange ? Le Brexit inquiète les dirigeants européens pour les conséquences incertaines qu’il aurait en termes de relations économiques. Il offre en effet la possibilité d’entraves aux échanges économiques qui seraient dommageables au Royaume-Uni comme à l’UE. Mais il révèle également le péché originel de l’UE de ne pas assumer de porter un projet fédéraliste. Ce même écueil a abouti à l’établissement d’une monnaie unique dans une zone monétaire effectivement non optimale, mais plus largement dans une zone sans réelle intégration politique.