Près de deux décennies après le début de la mise en circulation de ladite monnaie unique, l’euro en 2021, l’Union européenne (UE) se prépare au lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Pendant trop longtemps, les conversations sur l’avenir de la démocratie européenne et l’avenir de la zone euro ont été menées séparément. Au moment de se pencher sur ce que la construction européenne apporte au quotidien, il apparaît indispensable, selon Edouard Gaudot, de faire le lien entre les deux. La monnaie unique représente un certain succès grâce à une série de solutions ponctuelles pensées à court terme. Toutefois, si la zone euro ne prend pas une orientation plus durable, et surtout ne s’articule pas avec les constitutions et les démocraties nationales, le maillon le plus important de l’ordre constitutionnel de l’UE restera faible.

Cet article est le troisième d’une série consacrée à l’avenir de l’Europe. Lire les parties 1 et 2.

Malgré son retard, un accueil peu enthousiaste, des ambitions impossibles et une gouvernance baroque, la Conférence sur l’avenir de l’Europe est enfin en route. Comme nous l’avions exposé dans les articles précédents, son lancement officiel le 9 mai 2021 offre une occasion à ne pas manquer pour relancer le processus constitutionnel européen, au point mort depuis 2005, au moment du rejet par les électeurs des pays fondateurs de l’UE, la France et les Pays-Bas, du traité visant à établir une constitution pour l’Europe.

La si attendue conférence sur l’avenir de l’Europe ne constitue que le côté pile de la pièce. L’autre face étant (littéralement) une pièce de monnaie : l’euro. Ou, plus précisément, l’Union économique et monétaire. En effet, bien plus qu’une simple politique monétaire, l’euro est le moteur du processus constitutionnel européen depuis sa création. En tant que tel, il ne peut (et ne doit) pas être séparé du débat sur la démocratie et l’avenir de l’Europe.

Un design défectueux

Ambition récurrente formulée dès les premiers temps de la construction européenne, l’Union économique et monétaire (UEM) repose sur l’hypothèse selon laquelle la convergence économique soutenue par une monnaie commune peut être un moteur puissant pour l’intégration politique européenne. Aussi, lorsque les pièces et billets en euros eurent remplacé leurs versions nationales dans les poches des citoyens européens en 2002, trois ans après le lancement officiel de ladite monnaie unique, un sentiment d’accomplissement s’est emparé de toutes ces forces politiques engagées en faveur d’une « union toujours plus étroite ».

Pourtant, le travail était loin d’être terminé. Partager une monnaie ne se limite pas à partager des pièces, une banque centrale et sa politique monétaire. L’euro avait été conçu dans l’illusion qu’il conduirait naturellement ses membres à mettre en commun leurs ressources et à gouverner ensemble. Les gouvernements furent cependant tout aussi naturellement réticents à suivre cette voie, préférant protéger les apparences de leur indépendance. Avec l’échec cuisant de la « méthode ouverte de coordination », la crise financière de 2008 allait rendre ce décalage insupportable. Pour que l’euro fonctionne, il lui fallait des instruments capables de gérer l’économie en commun et de répondre aux chocs.

Dans les années 2010, la crise financière mondiale de 2008 s’est transformée en une crise économique, financière, sociale et, finalement, politique spécifiquement européenne. Dès lors, bien au-delà de la stabilité de la monnaie unique, c’est l’idée même d’une Europe intégrée, gouvernée par

des institutions démocratiques transparentes et souveraines, qui s’est retrouvée remise en question. Depuis, les défauts de conception de la zone euro ont été de plus en plus mis en lumière, alimentant les colères sur l’ensemble du spectre politique, voire parfois dans la rue.

L’euro a été pensé dans l’illusion qu’il conduirait naturellement ses membres à mettre en commun leurs ressources et à gouverner ensemble.

Fondamentalement peu enclins à prendre des risques et prisonniers d’une exigence d’orthodoxie monétaire dictée par des principes moraux, dirigeants européens et institutions de l’UE ont de concert refusé de reconnaître que les règles qui régissent l’euro ne pouvaient pas tenir leurs promesses de stabilité et de convergence. La crise de la zone euro aura été une tempête totale mais, tout au long de la crise, la consigne venue d’en-haut fut de s’accrocher et de tenir bon face aux vagues. Les urgences furent gérées avec une attitude de procrastination et de poussière sous le tapis, et les demi-mesures insuffisantes aggravèrent plus souvent les conséquences, déjà désastreuses, surtout dans les sociétés les plus touchées.

Néanmoins, la zone euro a survécu. Mais, si les États membres ont finalement résisté à la tentation paniquée de céder aux sirènes d’une illusoire protection de leurs anciennes monnaies nationales, il n’y a pas eu pour autant d’avancée vers des solutions fédérales que beaucoup appelaient de leurs vœux : dettes mutualisées et euro-obligations, fiscalité harmonisée et union fiscale, budget fédéral (du moins pour la zone euro), entre autres. Au lieu de cela, une série d’initiatives politiques et législatives, déterminées par des jeux de pouvoir entre Etats, ont cherché à maintenir le design initial tout en corrigeant éventuellement à la marge ses défauts les plus apparents.

Surmonter la crise de la zone euro

Au cœur du problème se trouvait une controverse quant aux origines de la crise économique, variant selon la couleur politique des gouvernements des différents États membres. Sans surprise, c’est la raison du plus fort qui l’a emporté : la crise de la zone euro était donc le résultat déplorable d’une mauvaise gestion chronique de la part de gouvernements composés soit de socialistes dépensiers, soit de Méditerranéens laxistes – parfois les deux. Ce récit a créé une dangereuse opposition moralisatrice avec, d’un côté, les États membres vertueux face aux « PIIGS » (acronyme péjoratif – signifiant « cochons » – pour Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne) et, de l’autre, d’avares Picsous cruels et injustes envers leurs victimes. La crise de la dette a fini par passer, mais les tensions, nourries de clichés culturels désobligeants, n’ont jamais complètement disparu.

Néanmoins, malgré ces antagonismes nationalistes, un certain degré de fédéralisation a pris place. Dès les premiers renflouements en 2010, la Commission européenne a mis en avant un paquet législatif pour modifier les règles communes de gouvernance économique. Négocié longuement avant d’entrer en vigueur en décembre 2011, le “6-pack” a remplacé la coordination des politiques entre États membres, jusqu’alors inefficace et fort peu coopérative, par une surveillance accrue des politiques budgétaires et une application plus précoce et plus systématique des mesures de conformité. En outre, le Parlement européen imposait son contrôle sur le « semestre européen » mécanisme inventé en 2010 par le Conseil, permettant de renforcer la surveillance sur les politiques budgétaires des États membres.

En 2012, le Mécanisme européen de stabilité était créé, pour remplacer deux programmes antérieurs de l’UE visant à fournir une assistance financière aux membres de la zone euro : le Fonds européen de stabilité financière et le Mécanisme européen de stabilisation financière. Enfin, à partir de 2013, des mesures étaient prises en faveur d’une union bancaire, avec l’européanisation de la surveillance des institutions financières de la zone euro.

Dans le sillage de la crise financière, l’ordre institutionnel européen est devenu plus strict et plus complexe, mais moins responsable devant les citoyens européens

Progressivement, les différentes dimensions de la crise de la dette souveraine ont été traitées par voie de législation européenne. De nouvelles structures de contrôle ont été mises en place par le biais de traités internationaux spécifiques, le plus célèbre et décrié restant le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire, également connu sous le nom de « pacte budgétaire ». Signé en mars 2012, le TSCG contraint tous les États membres de l’UE (à l’exception de la République Tchèque et du Royaume-Uni) à maintenir leurs déficits budgétaires structurels à un niveau encore plus strict que le Pacte de stabilité et de croissance d’origine qu’il était appelé à remplacer. En outre, bien que ce Pacte budgétaire ne fasse pas officiellement partie du droit communautaire, il attribue des rôles à la Commission européenne et à la Cour européenne de justice, mais pas au Parlement européen. Autrement dit : dans le sillage de la crise financière, l’ordre institutionnel européen était ainsi devenu plus strict et plus compliqué, mais moins contrôlable par les citoyens européens.

Ce renforcement de la gouvernance économique et monétaire fondée sur des « règles ad hoc » fait écho aux mesures d’urgence prises par le Conseil européen face aux autres urgences de la crise de l’accueil des réfugiés ou en Crimée. En effet, tout au long de la dernière décennie, le Conseil européen a été l’institution de l’UE en charge de la “politique des événements”, c’est à dire répondant par des solutions improvisées à des circonstances imprévues par les règles européennes. Pragmatiques, même les gouvernements les plus attachés à leurs prérogatives nationales durent accepter que, dans une zone monétaire commune, certaines d’entre elles sont mieux exercées au niveau européen. Pour autant, le contrôle politique est resté une question en suspens. Et pour ajouter au paradoxe, le Conseil européen n’a eu le temps pour définir ses réponses que grâce à l’action d’une entité politiquement indépendante : la Banque centrale européenne (BCE). En juillet 2012, c’est le « quoi qu’il en coûte » du président de la BCE, Mario Draghi, qui a permis aux membres de la zone euro de respirer en convainquant les marchés que celle-ci interviendrait si une solution politique échouait.

Une fois passé le pic de la crise, le débat sur la réforme de la zone euro a malheureusement été renvoyé aux cercles d’experts. Et les nouvelles propositions se sont heurtées à une certaine résistance, notamment celles du président français Emmanuel Macron, dont la campagne électorale de 2017 avait été en partie menée sur son engagement à réformer l’UE, et la zone euro en particulier. Car pendant qu’il consacrait l’essentiel de temps et de son énergie à convaincre la chancelière Angela Merkel pour faire sauter le verrou allemand sur l’architecture de la zone euro, les Pays-Bas rejoints par sept autres États membres s’organisaient en contrepoids fiscalement conservateur, la Nouvelle Ligue hanséatique. En fin de compte, la plupart des propositions Macron furent abandonnées.

Le champ de mines de la réforme

La crise du Covid-19 a changé la donne. Les coûteux verrouillages nationaux et le ralentissement de l’économie mondiale ont forcé chaque État membre – « vertueux » ou non – à sortir du cadre du Pacte de stabilité et de croissance. Avec la bénédiction des institutions européennes et la BCE qui ouvre grand le robinet à liquidités, les gouvernements commencent alors à engager tellement de dépenses dans la gestion de la crise et la relance, que les précieux critères de Maastricht (que les États membres sont tenus de respecter pour adopter l’euro comme monnaie) deviennent sans objet, au point que leur maintien est aujourd’hui remis en question.

Les règles furent suspendues et, malgré une ultime tentative des « quatre frugaux » (derniers héritiers de la Nouvelle Ligue hanséatique), le Conseil européen approuva un plan de relance si ambitieux en termes de chiffres, d’objectifs et de méthodes que certains ont pu le qualifier, hâtivement et à tort, de « moment Hamiltonien de l’Europe » (en référence à l’accord de 1790 entre Alexander Hamilton et Thomas Jefferson, qui a contribué à faire des États-Unis une véritable fédération politique). Cette référence et le nom même du plan de relance, Next Generation EU, suffisent à prouver combien architecture de la zone euro et avenir de l’Europe restent étroitement liés.

Cependant, le dialogue sur la réforme de l’Union économique et monétaire est un champ de mines. L’économiste Shahin Vallée le souligne : les règles sont difficiles à modifier car elles sont ancrées dans des cadres nationaux et européens quasi-constitutionnels. Dans certains États membres, la frénésie législative liée à la crise de la zone euro s’est finalement traduite par une véritable « constitutionnalisation » de la politique économique et monétaire de l’UE au niveau national – et européen. D’ailleurs, les arrêts successifs de la Cour constitutionnelle allemande, qui depuis 1993 ont cherché à réaffirmer l’autorité de la constitution allemande sur l’ordre européen, rappellent la double nature de l’Union économique et monétaire : politique et constitutionnelle.

Malheureusement, à cet ordre constitutionnel manquent deux caractéristiques fondamentales. Premièrement, sa responsabilité démocratique est : au mieux, limitée, au pire, trompeuse. Certes, les parlements nationaux et européen sont impliqués à des degrés divers dans les procédures, et les dirigeants et ministres de l’UE doivent généralement leur siège – directement ou indirectement – à des élections libres et démocratiques. Malheureusement, aucune des grandes décisions n’est ni remise en question ni contestée (même par les médias) puisque les débats ne sont pas menés publiquement.

Ces lacunes démocratiques sont apparues clairement dans la réponse de l’UE à la crise de la zone euro. Les gouvernements créanciers – en particulier l’Allemagne, le contributeur le plus important et le plus riche – se sont ainsi sentis encouragés à imposer leurs préférences politiques aux États membres qui recevaient leur aide. Ce qui s’est traduit notamment par une réduction des retraites en Grèce, une augmentation des impôts en Irlande et une baisse de l’emploi public partout. Et lorsque, par exemple, le gouvernement grec a tenté de contourner ces impositions par un référendum national, il a été soit poussé à y renoncer (gouvernement de George Papandreou), soit puni (gouvernement d’Alexis Tsipras). Malgré son style irritant, l’ancien ministre grec des finances, Yannis Varoufakis, a visé juste en dénonçant publiquement les pratiques antidémocratiques de « pressions de groupe » au sein de l’Eurogroupe et le « coup d’État » menaçant son pays.

Deuxièmement, cet ordre constitutionnel manque de légitimité. Conséquence d’un contrôle démocratique superficiel, l’ordre de l’UEM semble avoir pris la forme d’un fédéralisme autoritaire, un “fédéralisme d’exception” selon les mots de l’ancien président de la BCE Jean-Claude Trichet. Or, un ordre constitutionnel doit jouir d’un consentement démocratique suffisant pour résister à ses critiques. Ici, la zone euro ne parvient à résister à ses détracteurs que parce que la seule alternative que ses règles offrent est la voie sans issue d’une sécession (sortie formelle de l’euro voire de l’UE).

De fait, si les principes de la zone euro avaient bénéficié d’un certain consensus démocratique au départ, l’expérience de l’intervention directe fédérale pendant la crise l’a brisé. La constitutionnalisation progressive de ses règles est restée un processus de compromis purement intergouvernemental pour mener une politique, commune à tous, sans grande capacité de remise en question, d’amendement ou d’annulation. Une fédération sans fédéralisme en quelque sorte.

L’euro, pivot de l’intégration

Mais l’euro n’est pas qu’une simple politique monétaire, qu’on pourrait modifier ou abandonner à loisir. Comme l’a souligné Mario Draghi, les États membres ou les dirigeants n’appartenant pas à la zone euro « sous-estiment souvent la quantité de capital politique investi dans l’euro. » De fait, changer l’Union économique et monétaire ne serait peut-être pas si difficile si l’euro n’était pas devenu le pivot du projet d’intégration européenne. Personne ne l’a peut-être mieux exprimé que David Cameron dans son discours sur le Royaume-Uni et l’UE de janvier 2013 : « les problèmes de la zone euro entraînent des changements fondamentaux en Europe ». Assurément, si le rythme du processus d’intégration de l’Europe pouvait sembler trop lent aux yeux d’un fédéraliste bruxellois, pour un Premier ministre britannique, il était plutôt accéléré et toujours plus rapide.

Depuis sa création, la monnaie unique a d’ailleurs enfoncé un coin dans la relation déjà bancale entre le Royaume-Uni et le processus d’intégration européenne. Elle a provoqué la naissance du Parti de l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) en 1993, qui arbore le symbole de la livre sterling sur son étendard, et a vu sa destinée politique accomplie le matin du 24 juin 2016. L’euro a aussi rendu le côté politique du projet européen bien trop explicite dans le débat britannique, pour une adhésion vendue, depuis 1975, principalement sur la promesse des avantages économiques du marché commun. Il a plus tard conduit Gordon Brown, Premier ministre britannique (2007-2010), à résister obstinément aux initiatives de ses homologues européens. D’une certaine manière, l’euro a rendu le Brexit presque inexorable.

« L’Union économique et monétaire n’est pas une politique quelconque ; elle est profondément liée à la raison d’être d’un État. »

L’Union économique et monétaire n’est pas une politique comme les autres ; elle est profondément liée à la raison d’être d’un État : le privilège régalien ancré historiquement de battre monnaie (avec rien moins que le visage du souverain pour en garantir la valeur) combiné à la prérogative plus ou moins acceptée de lever des impôts. Il s’agit d’une politique ayant un impact « constitutionnel » et, en tant que telle, elle a été le moteur de l’intégration politique de l’Europe.

Le processus constitutionnel de l’Europe et son rythem quinquennal a véritablement commencé avec l’Acte unique européen (AUE) de 1986 – année d’ailleurs de la première levée du drapeau européen au son de l’hymne officiel de l’UE, le 29 mai 1986. Ce moment est fondateur car il a levé l’obstacle de la règle de l’unanimité, imposée à ses partenaires par la France gaulliste depuis le fameux « compromis de Luxembourg » de 1966, qui avait maintenu le navire européen à quai pendant près de vingt ans. Bien que l’Acte Unique ait déçu de nombreux fédéralistes, notamment au Parlement, il a ouvert la porte à une intégration politique plus poussée, en refaisant du vote à majorité au Conseil une possibilité pratique et en posant les premières bases de l’union monétaire.

Et ainsi la monnaie unique devint le principal moteur de l’intégration. Trente-cinq ans et cinq changements de Traités plus tard, le monde dans lequel nous vivons est complètement différent, tout comme l’Union européenne. La crise du Covid-19 a fait voler en éclats bon nombre des certitudes politiques et des croyances économiques dominantes. La pandémie et sa gestion ont mis à nu, et parfois aggravé, les inégalités, l’absence de conscience écologique dans l’économie, la dégradation de l’environnement, l’insuffisance des systèmes de solidarité, les rivalités mondiales, pour ne citer que ces points. En outre, elle a porté un coup puissant au dogme européen de l’austérité et de l’orthodoxie monétaires.

L’Europe : un projet démocratique ou économique ?

Alors que l’UE post-Brexit reprend son processus constitutionnel et tente de tirer les leçons des événements récents, l’heure est venue de repenser l’Union économique et monétaire, tant dans son architecture que dans sa substance. Les appels à un recadrage complet gagnent déjà du terrain, et de nombreuses propositions sont avancées, qu’il s’agisse d’indicateurs supplémentaires, d’objectifs renouvelés et d’un contrôle parlementaire renforcé, ou du remplacement des règles complexes et souvent dogmatiques par un jeu de nouvelles normes stables, à mettre en œuvre de manière flexible. Les obstacles politiques restent redoutables, et les conservateurs du Pacte de stabilité et de croissance tentent déjà de revenir aux statu quo ante des petits ajustements dans l’esprit d’une coopération intergouvernementale. Le débat européen a commencé, réunissant gouvernements nationaux, spécialistes, experts, députés européens et banquiers centraux. Il doit cependant aussi inclure les citoyens.

Comme nous l’avions expliqué, c’est le renouvellement de la légitimité politique de l’UE qui est en jeu. La conséquence, non désirée mais logique, de la constitutionnalisation de l’Union économique et monétaire est que l’intégration économique continentale est passée du statut de « moyen » à celui de « fin », affaiblissant ainsi dangereusement la légitimité européenne dans les moments de difficultés économiques. C’est d’ailleurs le scénario qui s’est déroulé dans les pays membres en crise, où les promesses de croissance et de prospérité éternelles n’ont pas survécu au krach financier de 2008 et à la montée consécutive en flèche du chômage.

Pendant trop longtemps, la question du « modèle économique européen » est restée en suspens. De toute évidence, les institutions de l’UE et de nombreux gouvernements ont senti le changement dans l’air : les mots à la mode de « résilience », « écologisation » et « numérisation » laissent bien entendre qu’un changement de paradigme est en cours. Demeure toutefois le danger de gaspiller une occasion de changement radical par une approche conservatrice. Comme l’a averti l’économiste Daniela Gabor, le « green deal » de l’UE pourrait s’avérer n’être que “la politique habituelle, une approche du type ‘troisième voie’ qui cherche à pousser le marché vers la décarbonisation”.

« Un ordre constitutionnel doit bénéficier d’un consentement démocratique suffisant pour résister à ses mécontentements. »

L’idée selon laquelle l’UEM ne devrait être qu’une version européenne de l’Ordnungspolitik allemande associée aux modèles nordiques axés sur l’exportation est aujourd’hui remise en question par la montée en puissance d’autres priorités et orientations économiques – notamment en Allemagne, où la montée en puissance du parti vert pourrait changer la donne politique lors des élections fédérales de l’automne 2021. Les principes économiques dominants qui déterminent les politiques européennes restent lourdement marqués par le passé productiviste. Au cours des dernières décennies, le rythme de la croissance du PIB a été au mieux modeste, et toujours plus lent. Largement orientée vers la croissance et le productivisme au détriment des équilibres écologiques et sociaux, l’« économie sociale de marché » et son avatar monétaire orthodoxe ne correspondent plus aux défis du XXIe siècle.

L’Europe a besoin d’une Union économique et monétaire adaptée à son temps. Cela devrait inclure ses institutions, ses indicateurs, ses critères et ses objectifs. Comme l’a justement observé l’éditorialiste Wolfgang Munchau, aujourd’hui la mentalité de la zone euro (sans parler de l’UE) n’est pas celle d’une économie intégrée, vaste et fermée de quelques centaines de millions d’habitants. C’est plutôt celle de 19 (ou 27) petites économies ouvertes, axées sur l’exportation et en concurrence les unes avec les autres. Tout son développement est ainsi entravé par les « politiciens de petite économie » qui dirigent ses États membres. L’UEM est peut-être devenue une politique

constitutionnelle mais elle n’a toujours pas réussi à produire le « patriotisme constitutionnel » européen, que prônait le philosophe allemand Jürgen Habermas. Au lieu de cela, elle finit par produire une sorte de « patriotisme de la monnaie unique » qui a parfois conduit à la défense de l’euro au détriment de l’Europe.

La finalité de l’intégration économique de l’Europe, le type de cadre économique, social et environnemental qu’elle adopte et les principes régissant la monnaie unique doivent être autant de questions en débat chez les citoyens européens. Les discussions sur la démocratie européenne et sur l’architecture et le sens du modèle économique de l’UE ne doivent plus être menées séparément. Elles doivent converger, et la Conférence sur l’avenir de l’Europe offre l’occasion de les aborder conjointement. Monnaie n’est pas synonyme de valeurs. La question de savoir si l’UE est un projet démocratique ou économique déterminera sans aucun doute l’avenir de l’Europe et devrait permettre d’éviter des errements complotistes. C’est pourquoi elle doit être au cœur de la discussion avec et entre les citoyens européens.