Notre compréhension de la démocratie et de ses processus est fortement ancrée dans notre appartenance sociale, culturelle et politique. Jusqu’à présent, notre rapport à la démocratie s’est toujours exercé au sein de l’État-nation, qui revendique le monopole historique sur les définitions de la démocratie – et les confine à l’intérieur de ses frontières. Surmonter les réflexes de nos cultures politiques nationales et leurs structures institutionnelles rigides, c’est lever un obstacle fondamental sur le chemin long et sinueux de la démocratie européenne. Dans ce deuxième article de notre série sur le futur de l’Europe, Edouard Gaudot déconstruit ces perceptions et évalue les perspectives de construction d’une compréhension commune de la démocratie parmi les Européens, fondée sur, et par, une société civile réellement européenne.

 

Au milieu de l’agitation qui accompagne chaque cycle électoral européen, la très prochaine « conférence sur l’avenir de l’Europe » ou encore les débats concernant la révision du cadre de l’Union monétaire européenne, l’exigence de “plus de démocratie” émerge du le brouhaha ambiant comme un appel, récurrent, évident, nécessaire. Les ardents défenseurs de l’intégration européenne comme ses opposants les plus virulents, les fédéralistes modérés et les intergouvernementaux traditionnels, la Commission européenne elle-même, les organisations non gouvernementales (ONG), les médias et les citoyens européens ordinaires, semblent tous d’accord : « L’UE doit être plus démocratique ».

Rien de nouveau. Cette musique résonne comme un vieux tube populaire et inusable, chanté dans chacune des langues officielles de l’UE. Inventée il y a 40 ans au sein de la gauche politique britannique, entre le Manifeste des Jeunes Fédéralistes rédigé en 1977 par le futur député européen Richard Corbett et sa diffusion en 1979 par David Marquand, député travailliste et professeur de sciences politiques à Oxford, l’expression de “déficit démocratique” est devenue depuis, un angle mort persistant du débat européen. En dépit des évolutions de l’architecture institutionnelle, des nombreux changements dans les pratiques démocratiques, de l’affirmation et du renforcement de la seule assemblée de l’UE élue démocratiquement, le “déficit démocratique” de l’Europe est si tenace qu’il semble presque impossible à réformer.

Le ressenti d’un “problème de démocratie” reste donc une épine des plus résistantes dans le flanc de la politique européenne – et un cercle vicieux lorsque, des décennies durant, on constatait la baisse tendancielle de la participation électorale. Pourtant, à y regarder de plus près, il est évident que les institutions de l’UE sont en fait, à quelques nuances près, tout à fait démocratiques et respectent la séparation des pouvoirs : la Commission est juridiquement et politiquement responsable devant un Parlement, élu au suffrage universel direct, qui co-légifère avec un Conseil composé de gouvernements démocratiquement nommés conformément à leurs constitutions nationales. D’autre part, la Cour de justice de l’UE peut recevoir des requêtes émanant des institutions communautaires tant que des Etats membres. Au regard des mécanismes institutionnels connus et pratiqués, difficile d’y voir un « déficit démocratique ».

Le “déficit démocratique” de l’Europe est si tenace qu’il semble presque impossible à réformer.

Qu’il existe ou non un réel déficit démocratique, au sens des sciences politiques ou des éditorialistes, n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est de savoir pourquoi cette perception demeure, et pourquoi elle s’avère si durable dans l’opinion publique. Certes, aux yeux de ses citoyens, toute organisation politique à l’échelle continentale ne pourra jamais sembler qu’une puissance lointaine. En outre, l’absence au niveau européen d’un quelconque sentiment d’appartenance, ou “Schicksalsgemeinschaft”, construit au fil de l’histoire et ancré dans une mémoire commune, n’aide pas. Mais le problème va plus loin : l’idée et la représentation de la démocratie sont indissociables de la culture politique nationale de chacun. Or, construites sur de nombreuses traditions politiques différentes, les institutions et les processus de l’UE appartiennent à la fois à tous les systèmes européens et à aucun. Au fond, l’Europe semble trop étrangère pour être comprise et trop complexe pour être aimée.

Des histoires de polis

La démocratie ne se limite pas aux seules institutions et procédures. Les élections ou les constitutions ne suffisent pas à définir un régime démocratique. Si « l’État de droit » (rule of law) peut, dans certains régimes malveillants, laisser la place aux « droits de l’Etat » (rule by law), c’est précisément parce que la démocratie ne se résume pas à ses aspects formels – comme le démontre si bien Viktor Orbán depuis qu’il a réussi à obtenir une majorité constitutionnelle au Parlement hongrois en 2010. La « démocratie illibérale » serait-elle antidémocratique, comme nous l’affirmons, parce qu’elle ne respecte certaines valeurs que nous pensions acquises et acceptées ? Ou s’agit-il du variant local de la démocratie correspondant à l’époque et au lieu du régime mis en place ? Fondamentalement, ce sont les pratiques et « l’esprit des lois »qui font la différence, le tout mûri dans un contexte politique national et culturel. La démocratie est avant tout un processus social, le produit de l’histoire d’une entité politique qui se perçoit comme une communauté. Par conséquent, tout ce qui est différent, nouveau et étranger peut sembler « moins démocratique » que ce dont on a l’habitude, qu’on pourrait voir comme une « marque déposée ». Il convient de ne pas oublier comment ces démocraties pionnières que sont les régimes parlementaires scandinaves et britanniques ainsi que les régimes (semi) présidentiels américains ou français ont mis plus d’un siècle à accorder à leurs citoyennes le même droit de vote qu’aux hommes, pour ne citer que cet exemple.

En définitive, chacun a une définition nationale – et temporelle – de ce qui est démocratique. Le système semi-présidentiel français paraît ainsi fort étrange aux yeux des démocraties parlementaires allemandes et scandinaves. De même, qu’est-ce qui est “plus démocratique”, du système électoral italien et ses querelles de partis qui lui semblent inhérentes, ou de la variante absolutiste britannique d’une représentation parlementaire désignée au scrutin uninominal majoritaire à un tour ? Et pour tout citoyen français né et élevé dans la vénération d’un pouvoir centralisé que l’on qualifie parfois de monarchie présidentielle, les interminables négociations de coalition qui peuvent maintenir le Royaume de Belgique sans gouvernement pendant près de deux ans, sont incompréhensibles. Par ailleurs, certaines familles politiques, des sociaux-démocrates allemands à divers partis verts européens, considèrent que leurs membres devraient avoir leur mot à dire sur leur éventuelle participation à une coalition gouvernementale, tandis que d’autres se dispensent de cet exercice démocratique. Et pourtant, ils restent des partis démocratiques.

Alors, une fédération est-elle plus démocratique qu’un État centralisé ? Est-il plus ou moins démocratique d’avoir une chambre plutôt que deux au Parlement ? Ou un seuil électoral ? Ou un système à deux tours ? Quel est le niveau acceptable de participation des experts et technocrates à l’élaboration des lois ? Quel devrait être le rôle spécifique, le cas échéant, de la représentation des intérêts des entreprises privées par la pratique du lobbying ? Devons-nous considérer les référendums comme un outil démocratique ou comme un débordement populiste potentiellement dangereux ? Le texte établissant les relations entre institutions doit-il être souple ou rigide ? Enfin, les appels à plus de subsidiarité dans l’UE sont-ils des demandes cachées de renationalisation des politiques ou de véritables plaidoyers en faveur d’une plus grande autonomie locale et individuelle ?

Europe démocratique ou démocratie européenne ?

En fait, aucun changement concret ne peut prétendre rendre l’UE véritablement « démocratique » si ces changements restent limités par nos définitions et pratiques nationales de « ce qui est démocratique ». Que signifie donc « plus de démocratie » au niveau européen ? Comment rendre  l’UE plus démocratique ? Des institutions différentes, de nouveaux systèmes électoraux, une éthique renforcée, des consultations citoyennes régulières et fréquentes, des médias indépendants ? Certes, tout cela. Mais d’abord reconnaître la crise relative des modèles démocratiques nationaux dans de nombreux États membres de l’UE serait un premier pas. Cela mettrait en outre fin à cette opposition formelle et stérile entre les formes nationales et européennes de démocratie, et à l’idée que seule la première serait légitime.

Dans son essai de 2017 Le destin de l’Europe, Ivan Krastev avait posé un diagnostic très juste sur cette situation difficile, en soulignant la nature changeante de nos démocraties européennes dont les couleurs libérales pâlissantes prennent un ton de plus en plus « schmittien » : divisées, autoritaires, polarisées et brutales. Malheureusement, la légitimité et les processus politiques de l’UE sont fondés sur la souche libérale de la démocratie : bien plus qu’un simple projet de paix et de prospérité partagées, il s’agit d’un projet fondé sur des valeurs et des préoccupations convergentes, de structures, de procédures et de perspectives entre des pays qui ont la démocratie libérale en commun.

Aujourd’hui, la démocratie en tant qu’outil d’inclusion et de protection des minorités est de plus en plus affaiblie, car ceux qui se vivent comme des « majorités menacées » font entendre leurs voix qui portent leurs représentants sur le devant de la scène, voire au pouvoir. Dans une démocratie au sein de laquelle tout devient politisé et polarisé, aucune proposition ne peut être légitime si elle n’est pas portée par la majorité élue. À titre d’exemple, dans la conception du parti PiS au pouvoir, les droits des femmes polonaises sur leur propre corps ne relèvent plus des droits fondamentaux et universels mais sont interprétés au prisme d’une opposition politique entre valeurs traditionnelles et idéologie libérale. Comme le souligne Krastev avec une déprimante lucidité, la crise de l’UE est une crise de la démocratie libérale et vice versa. Dans ce contexte, l’affaiblissement actuel de nos démocraties nationales et le détricotage croissant de leur tissu culturel et social sont une invitation à repenser l’un des mythes fondateurs de la politique moderne : le demos. En effet, cette notion très abstraite de “peuple” est le moteur principal de la poussée populiste. Cependant, son raidissement actuel équivaut à une sorte de chant du cygne pour cette définition « très XIXe siècle » de la démocratie comme idée nationale.

L’UE ne peut être démocratique au sens de notre conception nationale inconsciente. 

C’est pourquoi nous devons garder à l’esprit l’opposition philosophique, pratique et politique entre une « Europe démocratique » et une « démocratie européenne ». L’UE ne peut pas être démocratique au sens de notre conception nationale inconsciente. Tout d’abord, parce qu’elle ne dispose pas d’un demos continental – du moins pour l’instant, car ces processus de convergence sociale et culturelle nécessitent plusieurs générations et souvent un État centralisé fort. Ensuite, parce que les 27 demoï (et plus encore si l’on considère les différents récits régionalistes) qui la composent connaissent actuellement la remise en cause de leur propre légitimité, dans cette période marquée par un épuisement des récits communs et un déclin de la cohésion sociale. Cela dit, l’actuelle impossibilité d’une Europe démocratique ouvre la voie à une démocratie européenne : à savoir, un système de gouvernement responsable et accepté comme légitime, axé sur la subsidiarité, visant à inclure de manière exhaustive les individus et les groupes, dont les intérêts et les représentations diffèrent, divergent, se complètent ou s’opposent, et dont le processus d’interaction donne naissance à une véritable communauté européenne et à un intérêt commun. Une société européenne.

La raison d’être de l’Europe : “plus” de démocratie

La démocratie doit d’abord être comprise pour ce qu’elle est fondamentalement : l’un des moyens possibles pour légitimer l’obéissance du plus grand nombre et le pouvoir de quelques-uns. Il existe d’autres moyens : la tradition, la religion, la terreur, la puissance, l’argent ou la manipulation, et tous peuvent s’introduire subrepticement dans les pratiques des institutions formellement démocratiques, en altérant ainsi l’esprit, sans pour autant toucher au contrat social qualifié de démocratique. Les enquêtes de Julia Cagé – sur la façon dont les processus démocratiques peuvent être pris en otage et subvertis par l’argent et les intérêts privés, ou la structure oligopolistique de la propriété privée des médias – illustrent parfaitement comment une telle corruption des processus démocratiques peut avoir lieu en profondeur alors qu’en surface le visage des institutions reste impassible.

La démocratie est un projet politique défini et partagé collectivement. 

La démocratie, c’est le pouvoir politique accepté contre la promesse de l’autonomisation ; c’est l’équilibre entre intérêt général et respect de la liberté individuelle. Par conséquent, les contrôles et les équilibres institutionnels, les processus transparents et la responsabilisation de ceux qui accèdent aux fonctions publiques constituent les éléments fondamentaux qui garantissent la durabilité d’un système démocratique. Cependant, la racine de tout système véritablement démocratique réside dans sa finalité. La démocratie est avant tout un projet politique défini et partagé collectivement : qu’il s’agisse de la poursuite du bonheur, de la réalisation d’une société sans classes, dans une organisation territoriale décentralisée, neutre en émission carbone, avec le plein emploi… ce qui compte pour ce contrat social, c’est sa raison d’être, la finalité qui justifie son adoption.

À ce titre, il est évident que des changements institutionnels, une réforme des traités et la rationalisation des processus politiques dans le sens d’une transparence, d’une efficacité, d’une inclusion, d’une participation et d’une éthique accrues constituent autant d’étapes importantes pour démocratiser l’UE. Il faut cependant bien admettre que simplement suivre ce modèle de réforme, dominant au cours des dernières décennies, ne suffira pas à surmonter la perception du déficit démocratique. Il faut du sens, du bon sens, du sens commun, perceptible et compréhensible pour le plus grand nombre.

Jusqu’à la chute du mur de Berlin, dans la première phase de l’histoire de la CEE/UE la justification s’appuyait sur le projet de paix et prospérité partagées, afin d’éloigner les fantômes d’un passé marqué par les atrocités et le spectre soviétique menaçant le présent. À cet aune, la période 1989-1992 entérine le succès historique spectaculaire de l’entreprise européenne. Cependant, depuis lors, les objectifs et la finalité du processus d’intégration européenne n’ont jamais été pleinement et explicitement définis, partagés ou démocratiquement reconnus ; au lieu de cela, ils ont été simplement renvoyés aux spécialistes, et aux divers traités, en particulier dans la référence à une « union sans cesse plus étroite ». Il ne semble donc pas étonnant que dans la marche au Brexit, l’une des revendications de David Cameron en 2013 ait justement porté sur l’effacement de cette ligne de texte des traités qui devenait trop explicite pour un débat public britannique extrêmement polarisé.

D’une certaine manière, la défiance ou l’indifférence actuelles des citoyens envers l’idée européenne devrait faire office de signal d’alarme pour ceux qui jugent que le projet européen est une aventure politique désirable et précieuse. Il y a bien quelques raisons d’être pour justifier une intégration politique au niveau européen : taille critique sur la scène mondiale, marché unique pour favoriser la croissance, protection contre les excès de la mondialisation, pour ne citer que ces cas.

C’est pourtant la réalisation d’une démocratie véritablement continentale qui pourrait être la plus convaincante de toutes. Avec les droits fondamentaux, puis civiques, et enfin sociaux, la construction de la démocratie nationale a été un parcours historique (tantôt pacifique, tantôt violent) de conquêtes collectives et de contrepoids aux pouvoirs dominants et établis. La tâche la plus marquante de l’État moderne a été d’égaliser les chances dans la vie et de socialiser les risques encourus par chaque citoyen. Le prochain chapitre de l’histoire de la démocratie consiste à étendre ces droits au-delà de leur cadre national. Comme l’a formulé simplement Etienne Balibar, l’UE doit être plus démocratique que les nations qui la composent.

Dans son essai Democracy in Europe, publié au plus fort de la fièvre fédéraliste européenne, c’est à dire la période de ladite Convention, le professeur à Oxford Larry Siedentop, rappelait une vérité politique trop souvent négligée : seul ce qui est intelligible peut être accepté comme légitime. De toute évidence, les auteurs et défenseurs de la défunte Constitution européenne n’avaient pas bien pris la mesure de cet avertissement.

Chaque campagne référendaire, depuis les votes du traité de Maastricht en France et au Danemark en 1992, n’a que trop bien montré les limites et l’épuisement progressif de la légitimité historique traditionnelle de la construction européenne. Aujourd’hui, avec la Conférence sur l’avenir de l’Europe et le débat autour du cadre juridique de l’euro, le processus constitutionnel de l’UE retrouve lentement une dynamique. Il est grand temps de s’attaquer au réel déficit de l’UE : sa légitimité. La construction d’une démocratie véritablement européenne devrait servir cet objectif renouvelé.

Il est certain que la démocratie européenne ne naîtra pas de quelques changements institutionnels, majeurs ou non, conçus par quelques-uns pour le grand nombre. L’époque des Madison et des Jefferson européens est révolue. De même, pour notre époque ultra-connectée et assez indisciplinée, cela exige autre chose que ces habituels « récits » (narratives) officiels, élaborés et estampillés par les institutions, puis marketés auprès du public comme une nouvelle voiture ou une vulgaire lessive. Notre époque a besoin d’intelligibilité politique, de transparence, de sens, de vision. Elle exige des projets partagés dont la valeur peut fédérer non seulement les États mais surtout les individus à travers quelque chose qui les dépasse.

Lentement, mais sûrement, les conditions sociales et culturelles d’un approfondissement du processus démocratique se mettent en place. Les citoyens européens ne sont plus disposés à regarder passivement le film tourné en leur nom : ils veulent y jouer leur propre rôle. La nature polyvalente de la démocratie, à la fois moyen et fin, peut répondre à cette demande. Les pouvoirs d’aujourd’hui sont par essence transnationaux et dépourvus de frontières. Leurs contrepouvoirs doivent l’être aussi. La constitution d’une société civile européenne transnationale est à la fois la résultante de la démocratie européenne et une condition de son émergence. Il en va de même à l’échelle globale car, à terme, le projet européen n’est potentiellement qu’un prélude à quelque chose de plus grand.