Alors que les feux de forêt et les inondations font rage sur la planète à un rythme jamais atteint, les dirigeants du monde entier s’efforcent de trouver des solutions pour protéger les derniers vestiges de la biodiversité terrestre. Mais quelles hypothèses sous-tendent les propositions avancées ? Vijay Kolinjivadi et Gert Van Hecken questionnent les impacts et les manifestations de la logique « conservationniste » du « sauveur blanc », qui prévaut actuellement à l’échelle mondiale.

La biodiversité terrestre est gravement menacée. Pour faire face à ce déclin, une proposition récente consiste à convertir 30% de la surface planétaire en « aires protégées » d’ici 2030. La proposition – généralement appelée « Global Deal for Nature » ou « Plan 30 × 30 » – va être discutée lors du prochain sommet de la biodiversité, prévu cette année à Kunming, en Chine. Cette réserve de 30% des terres et des océans est elle-même considérée comme une première étape du plan visant à concrétiser l’idée selon laquelle la « Nature Needs Half », c’est-à-dire à réserver la moitié du globe terrestre à la vie naturelle « sous cloche », plutôt qu’aux activités humaines.

À première vue et compte tenu de l’urgence d’agir pour freiner l’extinction des espèces, la « conservation » de la nature semble être une solution rationnelle. Le récit de l’homme destructeur d’une nature passive et innocente suffit à susciter l’empathie de toute personne bien intentionnée. Pourtant, si l’on regarde au-delà des apparences, on constate que le programme en cours de protection de la nature ne nous éloigne pas seulement des réelles causes de la dégradation de l’environnement, mais est aussi l’héritier direct des pratiques et modes de pensée coloniaux.

Comme le décrit l’historien britannique Corey Ross, les colonisateurs européens du 19e siècle ont décimé la faune sauvage dans de grandes parties de l’Afrique, principalement pour l’exploitation forestière, minière, agricole et la chasse sportive d’élite. Lorsque les colonisateurs ont pris conscience de l’impact de leurs actions, ils ont cherché à y remédier en créant des aires protégées pour la conservation, en rejetant la responsabilité sur les populations locales et leurs pratiques de subsistance ancestrales, et en se proclamant experts de la protection de la nature. Ross souligne que la « maîtrise de la nature » proclamée par l’Europe reste une caractéristique essentielle de son histoire impérialiste et une justification de la subordination des populations du monde entier.

Les plans « conservationnistes » (de 30 ou 50%) ne tirent aucune leçon de l’histoire violente des stratégies de préservation.

Hélas, cet héritage colonial ne semble pas avoir beaucoup changé. Il s’est inscrit dans un cadre professionnalisé d’expertise technique et scientifique. Et fait du « sauveur blanc » le juge ultime de la valeur des espaces naturels et des communautés qui ont le droit d’y habiter ou d’y accéder. Les plans « conservationnistes » (de 30 ou 50%) ne tirent aucune leçon de l’histoire violente des stratégies de préservation et de la manière dont elles ont servi et continuent à renforcer un rapport destructeur et colonial à l’environnement, tout en se présentant comme des réponses « civilisées » à la destruction causée par la croissance effrénée du capitalisme.

La « Blanchité » comme écologie capitaliste

Pour les classes privilégiées, le défi écologique est devenu en premier lieu une question de gestion des relations publiques pour éviter les risques sur les profits futurs. Ensuite, il s’est agi de trouver de nouveaux moyens de tirer profit de la « conservation » de la nature elle-même. Enfin, il s’est traduit par des mesures draconiennes visant à cloisonner d’importantes surfaces de la planète, au nom de la protection de la biodiversité, afin de compenser un développement intensif en constante expansion ailleurs. Ces trois approches ne s’excluent pas mutuellement : les deux premières ont pour but de maintenir les systèmes économiques existants, tandis que la troisième sert à soulager une sorte de culpabilité d’avoir décimé le monde vivant pendant de nombreux siècles.

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Ce qui relie ces options est une vision du monde « eurocentriste » ou liée à ce qu’on appelle la « blanchité » (« whiteness ») dans le monde anglophone. Au-delà de la couleur de peau, la « blanchité » fait fondamentalement référence à des systèmes de croyances enracinés dans l’esthétique de l’Europe occidentale et à une foi sans réserve dans les logiques du progrès moderne qui ont historiquement défini les stratégies (néo)coloniales d’exploitation des ressources et de déshumanisation. Dans sa forme mondialisée actuelle, la « blanchité » se manifeste matériellement par une écologie homogène de production de capital, effaçant brutalement toute forme de diversité non considérée comme rentable. Cette écologie de l’homogénéisation a pris forme à travers les inégalités structurelles construites au cours des cinq derniers siècles.

La « blanchité » est une idéologie profondément normalisée qui pointe du doigt un monde inachevé dont la gestion ne demande qu’une plus grande sophistication technique et une plus grande volonté politique. La nature y est revalorisée par des expressions désormais à la mode comme « solutions fondées sur la nature » ou « services écosystémiques ». Les petit·es paysan·nes et les populations autochtones sont réduites au rôle de figurantes sur des marchés du travail aux salaires précaires ou de gardiennes de la nature pour le tourisme culturel. En réalité, ce cadrage est une stratégie paternaliste visant à perpétuer le statu quo. Pour mettre fin à l’effondrement écologique, ce sont plutôt nos relations entre nous humains et avec les non-humains qui doivent changer.

La construction d’un récit de protection de la nature

L’objectif de la proposition « Global Deal for Nature » du prochain sommet de Kunming est de mettre fin à la destruction du milieu naturel et de freiner l’extinction de la vie sauvage en protégeant 30% des zones aquatiques et terrestres de la planète, afin d’amorcer une décennie de restauration des écosystèmes. Cette proposition est soutenue par une coalition de plus de cinquante pays, par les organisations de protection de la nature les plus influentes au monde et par des centaines d’économistes et de spécialistes des sciences naturelles. L’année dernière, la Commission européenne a aligné ses plans avec cette proposition de 30%, en élaborant une stratégie avec un budget annuel de 20 milliards d’euros pour la biodiversité à l’horizon 2030, dans le but de restaurer et de protéger les écosystèmes européens. Le soutien de l’UE à l’expansion des aires protégées dans le monde s’inscrit également dans le cadre de son « Green Deal », un projet à 1 000 milliards d’euros sur dix ans.

Bien qu’elles semblent ambitieuses, ces propositions renforcent la « valorisation » de la nature uniquement en fonction de son utilité économique. Cela procède d’un paternalisme hypocrite : une moitié de la nature doit être protégée des populations locales arriérées par la mission civilisatrice de l’homme moderne. Cette caste éthiquement supérieure dépend pourtant fondamentalement des sous-classes qui subviennent à ses besoins fondamentaux, et qu’elle considère comme responsables de l’effondrement écologique mondial. La croissance industrialisée s’appuie sur la base grandissante d’une main-d’œuvre précaire et sous-rémunérée. Ces contradictions n’apparaissent pas dans les préoccupations de cette classe moralisatrice quand elle parle de la crise écologique.

La « maîtrise de la nature » proclamée par l’Europe reste une caractéristique essentielle de son histoire impérialiste et une justification de la subordination des populations du monde entier.

Son récit dissocie la justice pour les personnes marginalisées et opprimées de la gestion de la nature et de l’environnement. Les organisations mondiales de protection de la nature comme l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le WWF, The Nature Conservancy et la National Geographic Society, pour n’en citer que quelques-unes, jouent un rôle majeur dans la perpétuation de cette idéologie. Elles collaborent avec les multinationales dans des stratégies d’investissement à long terme, en matière de compensations carbone et biodiversité, d’adaptation climatique pour sécuriser les infrastructures déjà établies et les aires protégées pour le tourisme mondial.

Ces organisations mondiales de protection de la nature dépendant de fonds d’investissement privés pour mener à bien leurs campagnes de sensibilisation, il n’est pas très surprenant qu’elles contribuent à défendre ou du moins à ne pas s’opposer aux intérêts des grandes entreprises. En outre, lorsque la science « conservationniste » est financée par des subventions privées provenant d’intérêts agro-industriels et de leurs partenaires étatiques, une alliance particulièrement dangereuse émerge, productrice d’études qui alimentent directement des solutions favorables au secteur privé. Celles-ci servent à leur tour de moteur à de nouvelles subventions de recherche scientifique, perpétuant ainsi le cycle. En résulte une classe d’experts professionnalisés qui travaillent, peut-être sans en avoir conscience, comme des « sauveurs » à même de définir problèmes et solutions et, à terme, d’écarter toute menace envers la société capitaliste moderne.

Les « sauveurs blancs » de la nature

« La nature a besoin de la moitié » est un postulat qui insuffle des relations particulièrement préjudiciables qui ont historiquement écarté toute autre alternative. Le « sauveur blanc » incarne ce que Markus Wissen et Ulrich Brand appellent le « mode de vie impérial » : l’attente que les orientations individuelles et sociétales puissent se réaliser par une appropriation illimitée des ressources. Ce mode de vie impérial est au cœur du « Nouveau Monde » fantasmé par le colon européen : une vaste étendue de ressources naturelles illimitées à exploiter comme des flux à sens unique pour l’industrialisation, une nature sauvage à conquérir ou à idéaliser, et des populations indigènes et racisées « primitives » à mettre au travail comme main-d’œuvre déshumanisée. La violence de ce rêve de colonisation n’est pas atténuée par une production économique plus efficace sur le plan matériel ou énergétique, ni par la mise en place de clôtures pour la préservation de grandes étendues de territoire. Ces mesures ne font que nourrir les fantasmes délirants des colons techno-utopistes prétendant « sauver le monde » et des soi-disant environnementalistes éclairés.

La logique du « sauveur blanc » apparaît le plus clairement dans le traitement utilitariste de la nature comme « capital naturel » ou « ressources à exploiter » … au nom de sa protection. Les aires protégées doivent être stratégiquement présentées comme des atouts sous-exploités, afin de profiter des effets économiques multiplicateurs découlant de la « protection de la nature », telle la croissance du tourisme vert, des flux financiers liés au commerce des crédits carbone et d’autres « services écosystémiques ». Par exemple, les promoteurs affirment que la protection de 30% de la surface de la terre entraînera un rendement financier de 64 à 454 milliards de dollars par an d’ici 2050. La nature est ainsi rendue « gérable », source de profit en soi, tout en préservant parallèlement les « modes de vie impériaux ».

L’écologie du « sauveur blanc » n’a aucun intérêt à apporter des changements structurels dans les relations entre l’homme et la nature, car elle profite du statu quo.

Une approche véritablement écologique des enjeux en cours tiendrait compte des interconnexions profondes entre croissance économique industrielle, migrations forcées et personnes déplacées, étalement urbain, modes de vie à forte intensité de capital, changement climatique et extinctions massives qui en découlent. Cependant, l’écologie du « sauveur blanc » considère tous ces phénomènes comme des crises distinctes, à traiter de manière isolée. Elles sont alors abordées par des mesures technocratiques immédiates conçues pour produire des résultats calculables, prévisibles et axés sur l’efficacité selon des échéances arbitrairement fixées comme 2030 ou 2050. L’écologie du « sauveur blanc » n’a aucun intérêt à apporter des changements structurels dans les relations entre l’homme et la nature, car elle profite du statu quo.

Le biais le plus flagrant de la logique du « sauveur blanc » réside dans la place qu’elle donne aux populations autochtones dans l’exploitation et la préservation de la nature. Les colonisateurs européens ont décidé de considérer les forêts et les champs qui les entouraient comme « vierges et intacts », même si tout indique que les forêts primaires étaient le résultat de générations de gestion active, empreinte des significations culturelles des peuples non européens. La brutalité coloniale a perduré du 15e siècle à aujourd’hui. La terre continue d’être définie en fonction de sa « productivité ». Soit elle est à la hauteur de sa capacité de production, soit elle est sous-utilisée et requiert des investissements. Les utilisations productives comprennent les monocultures destinées aux marchés d’exportation, les aires protégées conçues principalement pour le tourisme et les zones tampons stratégiques pour la défense nationale. Les peuples indigènes de tous les continents et de toutes les générations ont été, dans l’ensemble, accusés d’arriération, sauvagement humiliés ou tout simplement éliminés afin de se conformer à la « norme » européenne de modernité et de progrès.

Paradoxalement, aujourd’hui, cette même norme de modernité et de progrès est reproduite en mettant les peuples indigènes au travail, au service du projet (néo)colonial de protection contre l’effondrement écologique. En utilisant les populations autochtones comme gardiennes de la nature, leur demande d’autodétermination est une fois de plus contournée par les auteurs historiques de la violence coloniale. En réduisant leurs connaissances à des concepts tels que les « services écosystémiques culturels », les « nature-based solutions » ou les « savoirs écologiques traditionnels », leurs contributions sont instrumentalisées et réappropriées afin de justifier l’accaparement de terres pour des projets de conservation et de compensation.

Tandis que la pêche industrielle, l’agrobusiness, l’exploitation minière à grande échelle et les mégaprojets d’infrastructure sont présentés comme des merveilles modernes et incontestables du progrès, le petit paysannat et les communautés agropastorales sont considérées comme non écologiques et faisant partie du problème. Ces personnes, qui représentent la majorité des producteurs d’aliments sur terre (en grande partie des femmes), sont décrites et traitées, au mieux, comme ayant besoin d’être « sensibilisées », ou au pire comme cibles de la dépossession des terres et de l’effacement culturel. Ces traitements prennent souvent la forme insidieuse de banques de développement et d’organisations multilatérales comme la FAO et la Banque mondiale qui considèrent que l’accès à la terre, aux marchés, au financement et à l’intégration dans l’économie salariale pour les petits exploitants est la seule option durable disponible.

Le fait de ne pas jouer le jeu du capitalisme fait de ces personnes une partie du problème – souvent discuté comme étant un problème de « surpopulation », avec des connotations racistes et classistes. Avec l’expansion des aires protégées, la conservation de la nature rejoint les projets miniers et énergétiques à grande échelle, ainsi que l’agriculture industrielle et les forces paramilitaires pour dépouiller des millions de personnes de leurs seuls moyens de subsistance et de leur souveraineté, au profit de modes de vie censés être plus « verts ». Dans la réalité, cela signifie obliger les petit·es paysan·nes à accepter de migrer pour trouver un travail salarié. Et ce n’est certainement pas un résultat bénéfique pour l’environnement.

Vers des relations transformatrices

Le deal du « sauveur blanc » pour la nature répond à l’effondrement écologique en privilégiant un imaginaire vierge de la nature sauvage, à distance des besoins fondamentaux et des luttes réelles de ses habitants pour la dignité. Ce pacte a pour but de préserver la société mondialisée moderne de ses propres effets écologiques destructeurs, sans reconnaître qu’une logique de croissance économique infinie constitue une écologie fondamentalement destructrice, qui porte en elle l’histoire violente et continue de la suprématie blanche.

Des mouvements socio-environnementaux se battent depuis longtemps pour exposer d’autres mondes possibles, qui dépassent la vision réductrice du « sauveur blanc ». Des défenseurs indigènes du territoire ainsi que des organisations paysannes luttant pour leur souveraineté culturelle et alimentaire mettent en avant et incarnent des types de relations alternatives, transformant et transformés par leurs interactions entre eux et avec la terre.

Une stratégie écologique décoloniale accorde la priorité aux réparations requises et au paiement de la dette écologique accumulée au cours de l’histoire. Ces réparations exigeraient un engagement résolu à rompre la logique destructrice du capital et des rapports de propriété privative. Cela passe par la création ou la restauration d’autres formes de relations entre l’homme et la nature, mais aussi par des engagements à renverser l’injustice, historique et actuelle, et à défendre des stratégies conformes aux revendications du Sommet des peuples de Cochabamba de 2010. Cela implique plus qu’une redistribution des risques et des bénéfices, mais suppose le transfert matériel des terres aux communautés indigènes, la revalorisation de systèmes de connaissance réprimés, ainsi que la récupération de l’autonomie et du contrôle des moyens de subsistance accaparés par le projet de modernisation.

Selon le spécialiste des questions agraires, Max Ajl, la reforestation peut se faire par le biais de « jardins forestiers » et d’autres techniques agricoles basées sur la polyculture, qui impliquent la reconnaissance des droits fonciers et l’autodétermination des communautés locales pour entretenir les forêts, produire des aliments nutritifs et séquestrer le carbone. Une telle approche s’oppose aux stratégies de préservation de la nature par la création d’aires protégées sur 50% du globe terrestre, qui ont pour effet de dévaster les populations du Sud. Si l’Europe veut sortir des stratégies conservationnistes du « sauveur blanc », il faudra qu’elle prenne conscience de sa complicité historique avec l’effondrement écologique actuel et qu’elle commence enfin à écouter et à respecter les voix de ceux et celles qui ont été et continuent d’être réduits au silence.