Qu’est-ce donc qui fait monter la sève politique, sociale-festive et culturelle, rassemblant à deux reprises plus de 200.000 manifestants dans les rues de Montréal, mouvement protestataire élargi avec les charivaris des concerts de casseroles ?

Au départ, c’est l’augmentation des droits de scolarité universitaires annuels qui passeront de 2.168 dollars canadiens (1696 €) en 2012 à 3.793 (2967€) entre 2012 et 2017. Les étudiants québécois, répètent les ministres du gouvernement Charest , n’ont guère à se plaindre : les droits de scolarité québécois sont les plus bas de toutes les provinces, moyenne de 5.366 CAD (4226€) pour le Canada, 6.640 CAD (5230 €) pour la province voisine, l’Ontario. Ces argumenteurs feignent d’oublier que le Québec, dans son émancipation a connu, dès les premiers moments de la Révolution tranquille , l’instauration d’un état social-démocrate avec la gratuité de l’accès à l’université, gratuité progressivement rognée avec le déclin corrélatif de la population universitaire. Notons aussi que le taux de scolarisation universitaire des Québécois est de 23% pour 38% dans le reste du Canada. Ces petites augmentations, qui s’additionnent chaque année, risquent d’empêcher l’accès à l’université pour les étudiants travailleurs adultes, souvent universitaires de première génération, sommés de concilier le travail, la famille et les études comme souvent au Québec . Notons que cette gratuité persiste à peu de choses près en Belgique francophone, en France, en Finlande, au Danemark, en Ecosse, en Finlande, en Norvège ou en Suède.

 

Un gouvernement qui jette de l’huile sur le feu

Les observateurs les plus impartiaux se perdent en conjectures sur la stratégie-ou son absence totale-du gouvernement. Est-ce un calcul pré-électoral machiavélique, l’arrogance d’un gouvernement majoritaire peu enclin aux négociations conciliatrices ou la répétition de gaffes dues à la sous-estimation de l’adversaire? Les négociateurs gouvernementaux ont accumulé maladresses sur maladresses : mépris affiché pour les jeunes négociateurs, tentatives de les diviser, refus de négocier, et quand la colère monte, quand les rues se remplissent, quand (oh horreur !) certains pourraient nuire à la grande fête du Grand Prix de formule 1 de Montréal, le gouvernement fait voter la loi 78 , loi qui aux yeux de bon nombre d’avocats et de juristes, est liberticide et illégitime au regard des déclarations des droits et libertés garantis par les chartes québécoise et canadienne. Le gouvernement a-t-il trouvé son intérêt dans le pourrissement de la situation en se présentant en automne comme l’ultime recours à l’ordre, le garant de la stabilité des portefeuilles ? La facture policière, (services de police de Montréal plus Sureté du Québec) atteignait, en date du 25 avril, et donc avant la sécurisation du Grand Prix F1, plus de 4 millions de dollars en heures supplémentaires.

 

Klondike des portefeuilles ou des cerveaux ?

Tout comme son opposant, le Parti Québécois, souverainiste, bien assagi depuis le décès de René LEVESQUE, le Parti Libéral et son premier Ministre CHAREST développent un projet politique de centre droit orienté sur l’enrichissez-vous grâce à nos entreprises. Peu importent les corruptions et les collusions avec la mafia de la construction, les risques écologiques prévisibles dus à l’extraction des gaz de schiste, les cadeaux consentis aux entreprises qui vont ramasser les richesses minières du Grand Nord, sans beaucoup de garanties pour la préservation du patrimoine naturel et le respect des communautés autochtones. Les analystes du budget de l’Etat provincial montrent que la gratuité de l’accès à l’université n’aurait coûté que 1% du budget de l’Etat québécois à l’exercice 2012, alors que ce même gouvernement ferme les yeux sur les gabegies administratives des directions universitaires et sur leurs projets immobiliers irresponsables et gaspilleurs. Ce même gouvernement a prévu un montant de 1,25 milliard de dollars pour réaliser, sur la période 2012-2017, la restauration des sites miniers abandonnés par les grandes compagnies. « La gestion libérale de la richesse collective, indique Pierre-Yves GUAY , conduit tout droit au chaos social. Lorsque les grandes entreprises fortunées quémandent des subventions, le gouvernement leur trouve des millions si rapidement que les journaux n’ont même pas le temps d’en parler ». Sans doute que l’élargissement du mouvement amplifie une contestation globale de la politique fiscale et budgétaire du gouvernement. A l’exercice budgétaire 2017, les 265 millions de dollars supplémentaires collectés par la hausse des droits de scolarité représenteraient 0.33 % du budget. La question politique drainée par ces considérations fiscales est bien celle-là : le gouvernement est-il disposé à investir judicieusement dans l’éducation ? On en doute quand on le voit dépenser, malgré ses engagements antérieurs, 904 millions de dollars pour 500.000 postes de travail configurés Windows dans le réseau de l’éducation alors que l’implémentation de logiciels libres aussi performants et compatibles coûterait moitié moins cher.

 

L’acte fondateur de l’âge barbare : les universités deviennent des entreprises

L’augmentation des frais de scolarité, au contraire de ce que prétend le gouvernement, n’est pas un acte purement budgétaire, « il s’agit dans les faits d’une décision proprement politique, laquelle participe d’un projet néolibéral de transformation du rapport que la jeunesse entretient avec le savoir, les institutions et la société en général ». L’éducation devient une prestation marchande que des étudiants acheteurs viennent se procurer dans un contexte culturel et social de concurrence : les étudiants deviennent des utilisateurs payeurs et le budget « sert d’arme de destruction massive des politiques sociales ». Dans une carte blanche du Devoir, le philosophe Michel SEYMOUR dresse le constat de la transformation progressive des universités en entreprises privées à but lucratif : les universités sont de plus en plus dirigées par des gestionnaires n’ayant pas une carrière de chercheur et leurs salaires ressemblent à ceux des entreprises privées avec des primes de départ pour les recteurs et vice-recteurs qui frisent l’indécence. Les professeurs sont assimilés à des employés sommés de rapporter à l’université qui les emploie. Les étudiants deviennent des clients à attirer et certaines universités créent à grands frais, comme l’Université de Sherbrooke , des succursales à Montréal pour attirer des inscriptions supplémentaires. Le principe de la péréquation facultaire, qui permet de faire fonctionner des départements moins rentables ou plus coûteux, est mis à mal et chaque département devra, dans les 5 ans, veiller à son équilibre budgétaire. Chaque poste ouvert à l’Université de Montréal devra s’accompagner d’un plan d’affaires. Les universités deviennent des machines à produire des diplômés rentables pour les entreprises qui investissent en finançant des chaires privées. Les patrons des grandes entreprises raflent les doctorats honoris causa refusés à des spécialistes de Platon. On peut se faire du souci pour la recherche libre quand on connaît la désagréable aventure d’une chercheuse du département de pharmacologie d’une université ontarienne licenciée pour avoir mis en doute l’efficacité d’un médicament produit par une firme subventionnant son département : on ne mord pas la main qui vous a nourri.

 

Extensions du domaine de la lutte et hausse des intensités

Les enfants rois, fils des libéraux post-68, sont des négociateurs nés habitués à discuter dans un cadre démocratique familial avec un père post-freudien affaibli et une mère imprégnée du féminisme pragmatique hérité du matriarcat québécois traditionnel. La raideur et l’arrogance (calculées ?) du gouvernement et la maturité des dirigeants étudiants, nullement, bien au contraire, submergés par la technicité budgétaire, négociant pied à pied et proposant des alternatives fiscales et politiques crédibles a contribué à étendre le mouvement, à faire tâche d’huile sur des enjeux plus globaux. Si, comme le précise le philosophe DELEUZE, il n’est guère de révolutions qui réussissent, n’en fleurissent pas moins des devenirs révolutionnaires individuels et de groupes- on pourrait en passant observer que les deux grandes révolutions inspiratrices de l’imaginaire politique québécois, la française et l’américaine, furent d’abord des révolutions fiscales-le Québec se porte bien dans l’aventure en offrant à sa jeunesse et à ceux qui la soutiennent des devenirs faits de générosité intergénérationnelle , d’imagination créatrice et d’intelligence. Hausse des intensités tout d’abord, la joie des charivaris avec les concerts de casseroles, les étudiants qui résistent avec humour à la brutalité policière, l’apprentissage de la lutte, l’ivresse des manifestations et des rencontres, les carnavals, les masques Guy FAWKES , l’imagination au pouvoir dans la confrontation, cette respiration de la poudre démocratique laissera plus que des traces olfactives et corporelles dans les mémoires. Comme l’écrivait HEGEL à propos de la révolution française, « Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on n’avait pas vu l’homme se fonder sur l’idée et construire d’après elle la réalité. Anaxagore avait dit le premier que l’esprit gouverne le monde ; mais c’est maintenant seulement que l’homme est parvenu à reconnaître que la pensée doit régir la réalité spirituelle. C’était donc là un superbe lever de soleil », cette conflagration sociale a donné lieu à de superbes exercices de pensée. Elargissement et extension des domaines de lutte : l’infâme loi 78 a servi de tremplin pour une dénonciation globale de la société néo-libérale et le mouvement étudiant se trouve à l’avant-garde de la défense de l’Etat social-démocrate québécois. Les ralliements se font nombreux : syndicats, collectifs d’artistes, professeurs regroupés dans le site les professeurs contre la hausse avec le soutien explicite du parti de gauche Québec Solidaire. Des solidarités canadiennes et intergénérationnelles se mettent en place et des collectifs d’avocats se portent gratuitement à la défense des étudiants inculpés par la loi 78. Dans un avenir proche, il conviendra d’observer si l’extension des raisons du conflit signifiera autant d’alliances stratégiques : les gaspillages et les nuisances écologiques du développement aveugle, la corruption du parti au pouvoir lié par le jeu des commandes publiques à la mafia de la construction, la marchandisation des processus de savoir et de formation et la nécessaire réforme des universités, la dépendance du peuple québécois vis-à-vis du gouvernement fédéral HARPER fort proche de la droite ultra nationaliste et religieuse étasunienne, ces constats et revendications qui montent à l’agenda dessinent les traits d’une contestation globale du système fleurissant dans l’excitation du printemps. Ce n’est qu’un début certes, mais de quel combat ?

 

Quel devenir hivernal pour les cigales du printemps érable ?

Si une certaine odeur de poudre rappelle aux plus âgés les barricades 68, la comparaison s’arrête là : voilà 45 ans, on faisait la révolution pour sortir du système mais les jeunes d’aujourd’hui luttent davantage pour y subsister. Les mœurs sont libérées depuis longtemps et la société contemporaine, malgré son accumulation de gadgets est loin d’être une société d’abondance. Si la France s’ennuyait en 68, les jeunes Québécois d’aujourd’hui aimeraient pouvoir étudier sans trop devoir travailler pour payer leurs études. Il n’est pas question de jouir sans entraves mais d’étudier sans trop de difficultés alors que le taux d’emploi des jeunes de 20 à 24 ans est passé, en un quart de siècle, de 25 à 55% . Est-ce que, comme le prétendent certains intellectuels nationalistes, la solution passe par l’indépendance, protégeant le fait français et l’Etat providence à l’européenne, ilot astérixien immergé au milieu de 300 millions d’Anglophones acquis aux vertus du néo-libéralisme ? Les libéraux au pouvoir font leurs comptes et préparent leur artillerie électorale : si on ne peut pas mâter les étudiants au printemps, pensent-ils, un succès triomphal dans des élections automnales donnera toute légitimité au gouvernement pour écraser toute velléité contestataire en hiver. Certes, le bilan du gouvernement est critiquable : manque de transparence, collusion avec la corruption, déficit démocratique, passivité constitutionnelle, carence en matière de gestion des ressources naturelles et de protection de l’environnement, timidité dans la défense de la langue française , tous ces enjeux affleurent dans ce formidable exercice démocratique qui l’a heurté de front. Certains estiment, que par sa radicalité, le mouvement étudiant a peut-être laissé passer sa chance d’arracher un compromis honorable et budgétairement significatif. Les dernières offres de l’Etat comportaient des avancées notables que les étudiants, grisés par le soutien d’une partie de l’opinion publique, ont rejetées . Effrayés par le désordre, les électeurs, à l’automne, pourraient voter pour la majorité gouvernementale libérale, garante de l’ordre et de la bonne marche des affaires. Et comme l’indique BOUCHARD, « à cause de son rejet du compromis, le mouvement étudiant pourrait contribuer à la réélection du parti qu’il combat depuis des mois avec acharnement ». Si les jeunes ont combattu avec autant de force et d’enthousiasme en résonnance mondiale avec Occupy Wall Street et le mouvement des Indignados madrilènes, c’est qu’ils avaient le dos au mur. Ils ont fait lever des forces qui n’osaient se déclarer, ils ont mis sur la place publique des enjeux que le credo néo-libéral s’efforçait d’anesthésier. Leurs adversaires se sont repliés sur des logiques comptables et budgétaires mais le voile de Maya s’est déchiré et le roi est nu, mais pour combien de temps et pour combien d’acteurs ?