La montée des Verts marque un tournant dans la vie politique allemande. Autrefois marginal, le parti est maintenant à la tête des forces progressistes et aspire à dicter le ton de la politique gouvernementale après le scrutin de 2021. Roderick Kefferpütz analyse les raisons de leur progression en attribuant les récents succès des Verts à la prise de conscience climatique, à la gestion efficace du parti et, surtout, à leur vision moderne qui séduit les citoyens.

« Green is the new black » (Le vert est tendance), titrait le magazine Foreign Policy lorsque les Verts allemands défrayaient la chronique, en 2011. À l’époque, la formation connaissait un essor historique avec 28 % d’intentions de votes. La presse allemande l’avait baptisé le nouveau parti populaire (« die neue Volkspartei ») et ses commentateurs soutenaient que la chancelière aurait bien pu être remplacée par un écologiste après les élections de 2013.

Mais le battage médiatique a été de courte durée. Six mois plus tard, les Verts n’étaient plus crédités que de 14 %. Ils ont raté le rendez-vous électoral de 2013 avec un résultat de 8,4 %. Au fil des années, ils n’ont pas réussi à élargir leur base électorale, continuant à afficher des scores à un chiffre. Les écologistes n’ont recueilli que 8,9 % des suffrages lors des législatives suivantes.

Ils ont maintenant à nouveau le vent en poupe. La vague verte qui a secoué le continent lors des élections européennes de cette année a bouleversé la scène politique allemande. Un électeur sur cinq a voté pour les Verts, devenus ainsi le deuxième parti outre-rhin derrière les chrétiens-démocrates (CDU) et devant les sociaux-démocrates (SPD). Les 21 eurodéputés Verts allemands constituent aujourd’hui l’une des plus grandes délégations nationales d’un mouvement politique au sein du Parlement européen.

Depuis ce triomphe électoral, les sondages leur sont de plus en plus favorables. Le mouvement écologiste peut s’enorgueillir d’approcher de la barre des 100 000 adhérents, un record historique. Ils ont obtenu les meilleurs résultats de leur histoire lors des dernières élections régionales dans les Länders de Brandebourg et de Saxe, en ex-Allemagne de l’Est. Ils sont au coude à coude avec les conservateurs. En juin 2019, les Verts caracolaient en tête des sondages avec 27 % d’intentions de vote, suivis par la CDU et ses 25 %. Même si la tendance s’est récemment inversée, les Verts restent solidement ancrés dans le paysage politique. Ils ont pris les rênes du camp progressiste, remplaçant ainsi les sociaux-démocrates.

Cette redistribution des cartes soulève de nombreuses questions. Dans quelle mesure cette trajectoire est-elle durable ? Bis repetita de 2011 ou réalignement fondamental de la scène politique ? Quels sont les tenants et aboutissants de ce revirement ? Est-il dû à la montée en force des Verts ou plutôt à la déconfiture des autres forces politiques ?

Anatomie de la vague verte

La vague sur laquelle surfent les Verts allemands a pris son essor peu après les élections fédérales de 2017. Aucun parti ne voulait envisager une coalition avec l’AfD d’extrême droite (qui avait enregistré un score inquiétant de 12,6 %). Seules deux configurations gouvernementales étaient donc mathématiquement possibles : une nouvelle grande coalition entre les conservateurs et des sociaux-démocrates très diminués, ou une coalition dite jamaïcaine, du nom des couleurs du drapeau du pays, amenant les conservateurs, les libéraux et les Verts à travailler ensemble. Les sociaux-démocrates avaient alors connu un revers électoral historique (avec 20,5 % des voix, alors qu’ils dépassaient les 40 % à leur apogée). Affaiblis, ils ont immédiatement fait savoir qu’ils préféraient rejoindre les rangs de l’opposition. Aucune alternative à la coalition noire-jaune-vert ne semblait donc possible.

Ces pourparlers ont marqué un tournant décisif pour les Verts. D’abord, le parti s’est rassemblé derrière un objectif commun. Il a constitué une équipe de négociation composée de 14 personnalités politiques représentant ses différentes chapelles politiques très disparates. Deuxièmement, les Verts ont adopté une approche pragmatique et raisonnable, se donnant ainsi une image de parti sérieux. Ils se sont battus avec acharnement pour leur programme, mais étaient également prêts à faire des concessions le cas échéant. Un contraste frappant avec les libéraux qui ont suscité beaucoup de critiques parce qu’ils ont claqué la porte des négociations [1].

Une nouvelle dynamique a alors émergé. Le citoyen lambda a pris conscience de la profonde évolution du parti Vert ces dernières années. Longtemps anti-établissement, ils se sont mués en acteur politique responsable. En d’autres termes, les défenseurs de l’environnement démontraient également qu’ils pouvaient gouverner. Au moment où nous écrivons [Octobre 2019], ils sont dans la majorité aux gouvernements de neuf Länder dans le cadre de coalitions allant du vert-noir dans le Bade-Wurtemberg, où les Verts sont le principal parti de la majorité pour lequel la CDU n’est qu’une force de soutien, au noir-vert, en passant par le rouge-vert, rouge-rouge-vert (incluant donc les sociaux-démocrates du SPD et la gauche radicale Die Linke), noir-rouge-vert, rouge-jaune-vert et noir-jaune-vert (incluant donc les libéraux du FDP).

Le citoyen lambda a pris conscience de la profonde évolution du parti Vert ces dernières années. Longtemps anti-établissement, ils se sont mués en acteur politique responsable.

Cette nouvelle dynamique s’est poursuivie avec un changement dans les structures internes du parti. De nouveaux dirigeants ont été élus, dont les coprésidents Annalena Baerbock et Robert Habeck. Tous deux sont des politiciens charismatiques et expérimentés, mais ils étaient peu connus au niveau fédéral et incarnent la nouvelle génération, plus moderne.

Les deux co-présidents ont redoublé d’efforts pour transcender le clivage traditionnel au sein du parti entre les Fundis (gauche/écosocialistes) et les Realos (« réalistes pragmatiques »). Ils ont mis fin au dédoublement des structures – chacun des deux courants disposaient de ses propres bureaux – pour mieux utiliser leurs ressources. Ainsi, une série d’experts a été engagée, renforçant la capacité de réflexion sur les contenus et sur la stratégie pour le parti et son leadership. Ces éléments permettent aux Verts de mieux définir leur feuille de route et les dirigeants d’être mieux armés. Ils en ont fait bon usage en publiant de nouveaux manifestes et propositions qui ont influencé le débat public sur des questions telle que la sécurité sociale.

Le changement de discours et de la couverture médiatique a également joué en faveur des Verts. La presse accorde dorénavant plus d’importance aux questions de soutenabilité et d’environnement au sens large. Au cours des derniers mois, le changement climatique – des discussions sur une taxe carbone aux incendies dans la jungle amazonienne – a fait les gros titres, en grande partie grâce aux manifestants de “Fridays for Future”. De nombreux sondages et enquêtes révèlent que plus de 40 % de la population considèrent le changement climatique comme le problème le plus urgent de notre époque, devant l’immigration.

La restructuration du paysage politique

Le Parti vert allemand a su tirer le meilleur de cette nouvelle situation. Mais la restructuration de la vie politique allemande va bien au-delà s’oriente vers une refonte en profondeur. Celle-ci s’est déjà opérée dans d’autres pays de l’UE. Les anciens partis bien établis sont en perte de vitesse, de nouveaux mouvements apparaissent et remettent en question le statu quo. En France, par exemple, l’équilibre traditionnel a été rompu avec la dégringolade du Parti socialiste, vieux de plus de 100 ans, tandis qu’en Italie, le Mouvement cinq étoiles, fondé en 2009, est devenu la principale formation du parlement après les législatives de 2018.

L’Allemagne a connu une évolution similaire, mais plus progressive. Dans les années 70, les deux partis principaux, la CDU et le SPD, raflaient 90 % des suffrages. Seuls trois partis étaient représentés au parlement. En 2019, seuls deux électeurs sur cinq votaient pour ces partis autrefois majoritaires, le nombre de groupes politiques au Bundestag ayant doublé, passant à six.

L’emprise des Volksparteien, les deux grands partis traditionnels, sur de larges pans de l’électorat a volé en éclat.[2] Les Volksparteien ne peuvent plus représenter le peuple (Volk) parce que celui-ci n’est plus le même que dans les années 1970 et 1980. Le 20ème siècle peut être défini comme l’âge d’or des masses : la production, la consommation, les partis et la politique étaient « de masse ». Mais le XXIe siècle est marqué par l’individualisme croissant et une plus grande diversité. La société s’est diversifiée. Comme le souligne Andreas Reckwitz dans La société des singularités (Die Gesellschaft der Singularitäten), « la modernité tardive célèbre le singulier ».

Seule une politique s’élevant aux dessus des divisions et des contradictions permettra de relever les défis de demain.

Comme le note le sociologue allemand Armin Nassehi, les Volksparteien classiques représentaient l’un des deux camps : « Capitalistes ou travailleurs, chrétiens-démocrates ou sociaux-démocrates. Cette distinction traversait les décennies. Aujourd’hui, un Volkspartei ne peut plus s’appuyer sur ce clivage. » Du fait des intérêts, positions et opinions de plus en plus divergents au sein de la société, les Volksparteien luttent pour couvrir un spectre plus large qu’autrefois.

La CDU et le SPD n’ont pas pris la mesure de la transformation qui a bouleversé la société. Par conséquent, ils ont été incapables d’élaborer un discours qui fédère des strates hétéroclites de la société, un récit qui parle aux individus à qui on inculque un sentiment d’appartenance. Robert Habeck a évoqué ce défi dans une interview accordée au Green European Journal en 2017. « La politique est à la traîne… Elle doit se réinventer avec un discours et une conception qui n’essaient pas de renverser le cours de l’histoire. L’individualisme des citoyens est une réalité et nous devons l’accepter en l’intégrant dans une nouvelle forme de collectivité. » Une telle vision lucide fait défaut dans les rangs de la CDU et du SPD, enlisés dans des conflits internes. Le SPD subit toujours le contrecoup des réformes sociales Hartz IV qu’il a adoptées en 2003, rendant plus difficile l’accès aux allocations de chômage, et la CDU reste divisée sur l’immigration.

La logique binaire cède du terrain à une logique complémentaire

Ce qui a également perdu les deux anciens « grands », c’est leur tendance à se définir en opposition à l’autre. Il est difficile de maintenir un système binaire, dans lequel les capitalistes s’affrontent avec les travailleurs, quand la grande coalition devient la norme plutôt que l’exception (2005-2009 et depuis 2013). Ces partis n’arrivent pas à se remettre du malheur qui les a touchés – ils ont été privés de leur ennemi classique. [3]

Il est difficile de maintenir un système binaire quand la grande coalition devient la norme plutôt que l’exception.

On peut certainement se demander s’il y a une place au XXIe siècle pour les systèmes bipartites. Si le21ème siècle est « l’âge de l’individu », alors la bonne approche n’est pas une logique binaire où l’on se définit par opposition à un adversaire, mais une logique complémentaire surmontant les différences. Avec une telle logique, on pourra construire des passerelles entre les individus et les groupes d’intérêt – entre les jeunes et les personnes âgées, les citadins et les ruraux, les ressortissants du pays et les immigrés, les enthousiastes des changements sociétaux et ceux qui sont plus prudents, les intérêts économiques et écologiques. Seule une politique s’élevant aux dessus des divisions et des contradictions permettra de relever les défis de demain.

Un parti quantique

Les Verts allemands l’ont compris et ont adopté une telle approche. Ils ont mis sur pied un conseil consultatif économique qui comprend d’éminents PDG pour discuter de la façon de concilier les intérêts économiques et environnementaux. En matière de politique de migration et de réfugiés, les mots-clés du parti sont « humanité » et « ordre ». « Humanité » car il faut accueillir les réfugiés des régions ravagées par la guerre, et « ordre » car les immigrés qui ne remplissent pas les critères nécessaires et qui ont quitté leurs pays pour des raisons économiques ne devraient pas être recevables sur les mêmes bases. En ce qui concerne la politique économique, ils proposent de trouver un juste milieu entre épargne et investissement dans une prise de position où ils soutiennent le principe de limitation de la dette publique, tout en dénonçant « le frein à l’endettement » dans sa forme actuelle car il empêche certains investissements.

Annalena Baerbock et Robert Habeck ont qualifié cette nouvelle approche verte de « réalisme radical ». Le futurologue Daniel Dettling estime quant à lui que les Verts allemands sont un nouveau type de Volkspartei, un parti du futur (Zukunftspartei) qui concilie des notions en apparence opposées : diversité et Patrie, sécurité et liberté, économie et écologie. Dans ce contexte, les Verts deviennent une sorte de parti quantique. Alors que les ordinateurs traditionnels stockent les données et effectuent leurs calculs en suivant une logique binaire, comprenant seulement les chiffres 0 ou 1, les ordinateurs quantiques fonctionnent sur des bits quantiques (qubits) qui peuvent se superposer les uns aux autres. Peter Unfried, journaliste renommé du journal de gauche Die Tageszeitung, s’est également intéressé à la manière dont les Verts allemands sont passés du statut de parti « des minorités… à celui de l’ensemble de la société »[4].

La société est-elle prête pour une telle approche cherchant l’équilibre ou les Verts décevront-ils tout le monde à la fois en bout de course ?

Les écologistes ont également réussi en courtisant différents groupes sociaux. Robert Habeck s’adresse à de nombreux électeurs de gauche, tandis que Winfried Kretschmann, le ministre-président vert du Bade-Wurtemberg, qui plaide pour un nouveau conservatisme, séduit les citoyens qui votaient autrefois pour la CDU. Le fait que des personnes de tous bords politiques soient attirées par le message des Verts montre à quel point l’idée de protéger l’environnement permet de dépasser les clivages traditionnels. Comme l’a souligné Reinhard Olschanski, les Verts incarnent aujourd’hui le quatrième système de valeurs moderne – l’environnementalisme – à côté du libéralisme, du conservatisme et du socialisme.

Mais il n’y a pas que les Verts qui ont changé, la société s’est elle aussi transformée. Au fur et à mesure que la sensibilisation aux questions de développement durable s’est accrue, un rapprochement a été observé. Alors que les Verts ont souvent été dépeints comme étant en opposition à la société dans son ensemble, une convergence s’opère progressivement. Les Verts allemands deviennent plus mainstream, et le mainstream devient plus vert. Peter Unfried explique comment les Verts sont devenus un « parti acceptable pour le citoyen moyen », tandis que Robert Habeck soutient que « le vert est la nouvelle norme ».

Les temps changent donc et les Verts tirent leur épingle du jeu. Sans surprise, les jeunes alimentent leur électorat. Lors des européennes de cette année, 34 % des moins de 25 ans ont voté pour les écologistes en Allemagne. En fait, les Verts sont arrivés en tête parmi les moins de 60 ans.

Les défis à venir

Il semble peu probable que le bouleversement actuel de la politique allemande et le « hype vert » qui l’accompagne ne constituent qu’un phénomène temporaire. Au contraire, il semble que les Verts soient porteurs de sens et d’horizon en ces temps troubles. Ils ont pris les commandes du camp progressiste et doivent maintenant endosser la responsabilité du changement –  et cela engendre responsabilités fortes et nouveaux défis.

La position des écologistes allemands est insolite. Ils prônent une logique politique complémentaire qui vise à surmonter les clivages et les contradictions. La question est de savoir s’ils parviendront à garder le cap ou s’ils finiront pris au piège et écrasés par leurs multiples contradictions. La société est-elle prête pour une telle approche cherchant l’équilibre ou les Verts décevront-ils tout le monde à la fois en bout de course ? Quelles politiques publiques répondent à cette logique de complémentarité ? Il est toujours plus aisé de promouvoir une approche politique générale que de défendre des postulats concrets touchant aux intérêts de différentes franges de la population.

Les Verts devront jeter des ponts, accepter des compromis et faire preuve de responsabilité.

Les Verts devront particulièrement tenir compte de cette réalité en préparant la campagne des législatives de 2021. S’ils arrivent au pouvoir, les attentes seront très élevées. Y répondre sera difficile dans une coalition où les partenaires risquent de bloquer des réformes progressistes. Certains électeurs verts pourraient se demander si le parti n’a pas abandonné ses idéaux.

Les changements politiques touchent également la collaboration entre les partis politiques. Le clivage gauche-droite était clair jusqu’à peu : la CDU/CSU essayait de former une majorité avec les libéraux, et le SPD avec les Verts. Mais ce système avec deux blocs est devenu caduc. L’Allemagne pourrait bien entrer dans une phase où des partis de taille moyenne, enregistrant des résultats similaires dans les sondages, recherchent de nouvelles formes de coalition comme les constellations jamaïcaine (CDU/CSU, Verts et libéraux) ou kenyane (CDU/CSU, Verts et SPD). Nous pourrions assister à une « néerlandisation » du système politique allemand. Aux Pays-Bas, le gouvernement est toujours composé de plusieurs partenaires de coalition.

Dans une telle configuration politique, les partis devront être ouverts à de nouvelles réflexions, approches et partenaires. Ils devront jeter des ponts, accepter des compromis et faire preuve de responsabilité. Les Verts allemands incarnent déjà cette approche.

NOTES DE BAS DE PAGE


[1] Par exemple, les Verts étaient prêts à renoncer à leur objectif d’interdire la vente de voitures à moteur à combustion interne en Allemagne d’ici 2030.
[2] En science politique, le terme « Volksparteien » (littéralement « partis populaires », mais plus souvent traduit comme « parti mainstream » ou « majoritaire ») désigne les partis allemands qui, en principe, sont ouverts aux membres (et électeurs) de toutes les couches sociales et de toutes les générations, et ayant des visions du monde différentes.
[3] Paraphrase d’une citation de Georgi Arbatov, éminence grise de la politique étrangère soviétique, lorsqu’il a décrit l’état des relations entre l’Union soviétique et les États-Unis en 1988 : « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi. »
[4] Unfried, Peter. « Das große Missverständnis » dans Nassehi, Armin et Felixberger, Peter. Kursbuch 197 : Das Grün. 2 mars 2019.

Cet article a été publié dans sa version originale le 25.10.2019, disponible ici.