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En Interview de Rémi Beau avec Amy Dahan.

 

Le diagnostique porté par le 5e rapport du GIEC

Rémi Beau : À l’heure où vient de paraître le second volet du cinquième rapport du GIEC, pouvons-nous faire le bilan des connaissances scientifiques sur le changement climatique ? Pouvez-vous nous dire, ensuite, où nous en sommes de l’alerte climatique?

Amy Dahan : L’alerte climatique est relativement ancienne. Elle est montée en puissance dans les années 1980 et fut suffisamment forte pour conduire à la création de cet organisme d’expertise internationale qu’est le GIEC. Si cet organisme est assez singulier dans son fonctionnement, il avait tout de même un modèle qui était le dispositif de surveillance de la couche d’ozone. L’alerte au trou d’ozone apparue également dans les années 1980 avait, en effet, conduit à la création d’un organisme scientifique de veille. Celui-ci continue d’ailleurs à fonctionner même si la question de l’ozone est moins d’actualité, précisément parce que les engagements pris par les pays signataires du protocole de Montréal en 1987 ont permis de réduire de façon drastique les émissions de chlorofluorocarbures.

Le GIEC est créé, quant à lui, en 1988. Cette création fut très compliquée, notamment du fait de son caractère multilatéral. Toutefois, un grand nombre d’acteurs de différents pays ont exprimé le désir d’y voir plus clair dans la question climatique. L’idée était de demander à un ensemble d’experts scientifiques de trancher ces questions. C’est dans ce contexte que le GIEC a fait son apparition.

Le cinquième rapport du GIEC est de parution récente. Où en est le problème ? Et bien, il empire. Il empire même énormément. Nous avons émis, tous pays confondus, toutes régions du monde confondues, 550 gt de carbone cumulées depuis 1870. Durant la seule année 2013, nous avons émis 9,9 gt de carbone et ce volume annuel continue de croître ! Or, tous les scientifiques s’accordent à dire que si l’on atteint une somme cumulée qui avoisine les 800 gigatonnes de carbone, la hausse de la température moyenne de la planète de 2 °C sera atteinte. Par ailleurs, si on continue le business as usual, ce ne sera pas à une augmentation de 2°C mais de 5 ou 6° que le monde sera confronté.

Cette approche qui permet de mesurer le réchauffement anthropique a fait l’objet de nombreuses critiques et connu une réception politique compliquée. Après tout qu’est-ce que cette température moyenne du globe ? À quelle réalité renvoie-t-elle ? Tout cela semble à la fois très abstrait et très globalisé. Nous touchons là à une caractéristique très importante du problème climatique : le caractère abstrait, globalisé, non directement perceptible, des phénomènes auxquels il renvoie; auxquels il faut ajouter le caractère irréversible, le fait que c’est déjà dans les tuyaux, même si nous ne le percevons pas encore. Ce sont cette abstraction et cette globalité qui le rendent très difficile à appréhender, qui suscitent des problèmes de compréhension, des difficultés cognitives.

 

Le ‘régime climatique’, évolution des rapports de force

Rémi Beau : Pouvez-vous nous décrire la mise en place de ce qu’on appelle le ‘régime climatique’, ses éléments de cadrage, son évolution ? Peut-on faire ensuite le bilan du processus des négociations climatiques qui dure depuis une vingtaine d’années ?

Amy Dahan : La Convention cadre a été créée en 1992 au moment du sommet de la Terre de Rio. Elle s’est mise en place en 1994 et un an plus tard se tenait la première Conférence des parties, qui se réunit depuis annuellement. C’est un processus très compliqué et très lourd, comme tous les processus multilatéraux.

Pendant la première décennie, c’est-à-dire durant les années 1990, cela a été la négociation du protocole de Kyoto. Quel a été le cadrage de cette première période du processus onusien ? En premier lieu, il faut souligner l’importance des travaux du GIEC. Ses rapports d’expertise ont eu une importance cruciale. Le diagnostic scientifique de l’alerte climatique est le point de départ du processus politique.

Pendant ces dix premières années la négociation est entre les pays développés (qui veulent s’engager chacun le moins possible), tandis que la polarisation Nord / Sud est très forte. Pour les pays du Sud, le changement climatique ne concerne que les pays du Nord. Ce sont eux qui sont responsables et ce sont eux qui doivent agir. Les pays en développement (PED) considéraient pour la plupart que c’était une sorte de cauchemar fabriqué uniquement pour gêner leur développement. De ce point de vue, je dois dire que les scientifiques du climat ont fait un effort pédagogique énorme et c’est l’un des mérites indéniables du GIEC que d’être parvenu à convaincre ces pays que le changement climatique existait, qu’il était une menace réelle. Cet effort, auquel ont contribué les ONG environnementales, a si bien marché que les PED, en particulier les pays les plus vulnérables et les plus pauvres, vont devenir de plus en plus actifs dans les négociations et contribuer, au début des années 2000, à infléchir le cadrage du régime climatique.

De façon plus précise, je dirais que les rapports de force géopolitiques basculent vers 2002. D’abord, parce que les “pays émergents” émergent et que ça change tout… De plus, réticents initialement, les PED pauvres deviennent très présents dans les négociations et ils placent au centre des débats la question des pertes et des dommages qu’ils vont subir du fait du changement climatique.

Comment va-t-on compenser ces loss and damages ? De ce point de vue, le groupe 2 du GIEC, qui traite des questions de la vulnérabilité de certaines régions du monde et de l’impact du changement climatique, prend de l’importance. La question de l’adaptation monte en puissance, alors qu’auparavant seuls les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre étaient discutés.

Ce déplacement vers le thème de l’adaptation s’opère également dans les pays du Nord, qui ont connu des événements climatiques extrêmes et qui reconnaissent désormais qu’il faut mener les deux luttes de front – réduction et adaptation. Les années 2000 sont au fond marquées par l’évidence de la présence du réchauffement du climat : le changement climatique est là.

Ceci nous amène aux années 2010 et à la situation éminemment délicate dans laquelle se trouve actuellement le processus. Pour le dire simplement, depuis Copenhague, il est dans une impasse de gouvernance énorme. Toutefois, je ne voudrais pas qu’apparaisse, au terme de ce bilan rapide, une vision totalement négative du processus. Premièrement, il y a eu une montée en puissance de la conscience du problème liée à la construction difficile du processus multilatéral et à tout ce qui l’a accompagné, les Conférences des parties, mais aussi le développement parallèle d’autres arènes climatiques, ce que l’on désigne, par exemple, comme le off du processus, auquel ont contribué les ONG. Deuxièmement, si les négociations semblent bloquées, certains pays ont tout de même mis en oeuvre des politiques visant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Il y a eu des avancées, qui ne sont, certes, pas à la hauteur de la dégradation climatique, mais qui témoignent de cette prise de conscience. De ce point de vue, nous pouvons dire qu’une véritable course de vitesse est lancée entre la dégradation du climat qui va beaucoup plus vite que l’on ne pensait et des politiques, locales ou nationales, qui essaient de la freiner, sans qu’il y ait une mobilisation véritablement internationale.

Rémi Beau : Quels sont à l’heure actuelle les grands groupes de pays que l’on peut identifier comme les acteurs des arènes climatiques ?

Amy Dahan : De façon très schématique, nous pouvons dire que jusque très récemment, l’on pouvait repérer trois grands acteurs dans les négociations climatiques, l’Europe, les États-Unis et un grand groupe de pays – 77 pays à l’origine et, aujourd’hui, 132 –, très hétérogène, qui porte le nom de G77+Chine. Pour décrire brièvement leurs positions respectives, l’Union européenne s’est longtemps montrée proactive dans les politiques climatiques, se prononçant de façon constante en faveur d’un traité ambitieux, liant véritablement les pays qui le signaient. Les

États-Unis, quant à eux, ont toujours voulu préserver leurs intérêts (économiques, énergétiques) et ils ont toujours fait de l’engagement de tous les pays la condition de leur adhésion à un traité, visant, en particulier, l’engagement de la Chine. Or, cette dernière avec le G77 a principalement défendu la ligne mettant en avant la responsabilité des pays du Nord. La Chine s’est, en effet, très tôt positionnée en tant que porte-parole des pays en développement, se proposant de défendre leurs intérêts dans les arènes climatiques.

Ce schéma très simple se complexifie lorsque l’on examine d’un peu plus près la composition de ce groupe très particulier qu’est le G77. Ce dernier rassemble, en effet, des pays aux intérêts et aux niveaux de développement très différents. C’est ainsi que l’on peut repérer au sein de cette entité un certain nombre de sous-groupes. Les grands pays émergents se sont rassemblés autour d’intérêts communs dans un groupe appelé BASIC (Brésil, Afrique du Sud, Inde, Chine). Tout en représentant désormais, du fait de leur développement spectaculaire, une part importante des émissions actuelles, ces pays maintiennent que les efforts doivent être accomplis essentiellement par les pays du Nord. Un deuxième sous-groupe est constitué par l’ensemble des pays les moins avancés et des pays les plus vulnérables aux risques associés au réchauffement du climat. Ces pays se sont peu à peu démarqués de la position des émergents, soulignant la façon dont le développement de ces derniers les mettait désormais en danger. Parmi eux, nous pouvons citer les pays insulaires de l’Océanie, particulièrement vulnérables, et rassemblés sous l’appellation d’AOSIS (Alliance of Small Island States). Ces lignes de fracture ont été particulièrement visibles à Copenhague, d’une façon telle que l’on peut parler d’une véritable explosion du G77 lors de ce sommet.

 

Comment sortir de l’impasse actuelle des négociations – recommandations ?

Rémi Beau : Selon vous, quelle est la voie à suivre pour dépasser les blocages rencontrés au niveau international ?

Amy Dahan : L’idée centrale, c’est surtout qu’il faut changer de paradigme, on ne peut pas continuer à mener les négociations climatiques de la façon dont on l’a fait jusqu’ici.

Nous perdons du temps, nous ne nous engageons à rien. Tant que l’attention reste centrée sur les objectifs à long terme, sur la question du caractère contraignant ou non des traités internationaux sur le climat, nous ne traitons pas des véritables problèmes.

Comment produire une énergie plus propre ? Quelles techniques peuvent contribuer à l’effort de réduction? Ce sont des questions concrètes, matérielles, et auxquelles nous devons répondre. En bref, il faut re-territorialiser et re-matérialiser le coeur des négociations.

Sur ce point, il est vrai que tandis que le processus de négociation s’est en quelque sorte figé dans ce cadre néolibéral, attendant que le marché s’autorégule et apporte une solution au problème du climat, certains pays ont pris conscience que cela ne pouvait pas durer, qu’il fallait interroger le mode de développement suivi par les pays du Nord et qui s’exporte dans le monde entier. Les pays en développement ou les émergents se rendent compte que ce type de développement n’est pas viable, pas simplement pour la planète, mais avant tout pour eux-mêmes. En Chine, nous voyons bien comment les questions climatiques, par l’intermédiaire du problème connexe de la pollution atmosphérique, sont peu à peu (trop lentement) prises en main.

Un certain nombre de pays se sont emparés du paradigme de la « modernisation écologique » et cherchent à affirmer leur leadership de ce point de vue. C’est le cas de l’Allemagne, bien sûr, qui est le pays le plus avancé.

Mais, c’est aussi, dans une autre mesure, le cas de la Corée du Sud, et surtout de la Chine qui veut fabriquer et vendre des technologies solaires dans le monde entier.

Dans ce contexte, la question d’un accord au niveau international réapparaît, alors, dans l’optique de s’affranchir de la compétition économique effrénée entre les États, dont la lutte contre le réchauffement climatique pâtit bien plus qu’elle ne profite.

C’est pourquoi il est important de sortir le processus de la situation de blocage dans laquelle il se trouve actuellement.

Rémi Beau : Pour sortir précisément de cette impasse dans laquelle semble engagé le processus, il nous faut comprendre les causes de cette situation. Quels ont été les principaux facteurs de blocage dans les négociations climatiques ?

Amy Dahan : Historiquement, nous pouvons repérer un certain nombre de causes qui ont, en quelque sorte, mis le processus sur la mauvaise voie. Certains des éléments de cadrage, que nous avons évoqués, lui ont été, en effet, préjudiciables.

En premier lieu, la façon dont le cas de l’ozone a servi de modèle pour appréhender la question climatique a induit une erreur de compréhension.

Le problème de la couche d’ozone est un problème de pollution aux chlorofluorocarbures. Par conséquent, la réponse consistait à trouver des produits de substitution à ces polluants. Mais, il est tout à fait clair qu’il en va autrement pour la question du climat. Le carbone n’est pas une pollution, il est présent dans toutes nos activités, dans nos vies, dans les cycles physiologiques. Je crois qu’avoir construit initialement le problème comme une question de pollution globale nous a empêché de saisir les véritables enjeux du réchauffement climatique.

La deuxième cause historique de blocage concerne le rôle qu’ont joué les États-Unis dans le processus. D’une certaine façon, je dirai qu’une véritable fiction a été construite au sujet de leur intégration dans le processus. En effet, si les États-Unis ont bien participé à l’élaboration du protocole de Kyoto, qui était censé distribuer un fardeau à répartir entre les pays du Nord, ils ne l’ont, c’est bien connu, jamais ratifié. Le protocole a commencé sans eux en 2004, dès lors que suffisamment de pays signataires furent rassemblés. Or, nous n’avons pas cessé de faire comme si les États-Unis allaient ratifier le protocole. Nous avons, en quelque sorte, continué à les attendre.

La troisième cause de blocage, sur laquelle je voudrais insister, est le cadrage économique néolibéral des années 1990. Le marché devait tout régler ! Il n’était donc pas question de parler de régulation, de remise en cause de nos modes de production, de nos modèles énergétiques. La négociation ne s’occupait que des problèmes « en bout de tuyau » et jamais à la source. L’interrogation portait sur les produits et sur les rejets polluants, jamais sur les façons dont nous produisons.

Dans ce cadre, les négociations se sont centrées sur deux questions: la définition d’un calendrier décrivant un échelonnement d’objectifs de long terme et la mise en place d’un marché du carbone. Or, une nouvelle fois, ces deux points âprement discutés se sont avérés stériles.

Le calendrier du processus a fixé des objectifs trop lointains et trop abstraits. Quant au marché du carbone, il ne fonctionne pas. Il ne génère pas de flux financiers susceptibles de soutenir des investissements dans des « technologies vertes ». Le prix du carbone est bien trop bas pour espérer que ce mécanisme puisse « décarboner » l’économie. De ce point de vue, l’élément clé de l’approche libérale du problème climatique est un échec.

Ainsi, l’accélération de la mondialisation des échanges, le développement rapide des émergents et la transformation du paysage énergétique mondial sont autant de changements importants qu’a connu le monde ces vingt dernières années et dont le processus de négociations doit s’efforcer de prendre la mesure afin de sortir de la situation de blocage dans laquelle il se trouve. Pour cela, il doit aller au-delà des pesanteurs internes qui gênent l’avancée des négociations. Il faut sortir du paradigme « Top-Down » qui a prévalu jusqu’ici et qui s’appuyait sur les objectifs de long terme et le marché du carbone pour aller vers un nouveau paradigme, construit suivant un modèle « Bottom-Up » à partir des questions matérielles et des problèmes réels rencontrés par les différents pays. Sur ce dernier point, il me semble crucial pour la négociation de reconnaître que les États ont des intérêts qui leur sont propres et qu’ils viennent aussi les défendre dans les arènes climatiques. Certains de ses intérêts contrarient très clairement l’avancement de la lutte contre le réchauffement climatique, mais ce n’est pas en les ignorant que nous pourrons poursuivre le développement du processus de négociations. Il faut, au contraire, intégrer les intérêts géopolitiques divers dans le processus.

Parallèlement, et ce sera ma dernière recommandation pour sortir le processus de l’ornière dans laquelle il se trouve actuellement, il faut désenclaver le problème du climat, tout en cernant de façon claire les questions qui relèvent du régime climatique. Sur la scène internationale, les négociations sur le climat sont trop isolées des autres processus multilatéraux : tous les jours, dans toutes les autres arènes internationales ou tous les autres régimes internationaux, sont prises des décisions contraires à l’intérêt de la lutte contre le réchauffement climatique. Cette contradiction entre l’enclavement du climat sur la scène internationale et la prétention de la négociation d’embrasser le monde fabrique de la lenteur et maintient le processus dans l’impasse.