La société est-elle prête à renverser les normes du droit et de la politique pour répondre à l’enjeu climatique ? Peut-être : en France, entre fin 2018 et début 2019, la pétition “l’Affaire du siècle” a battu tous les records en rassemblant plus de deux millions de signatures. Portée par l’association Notre Affaire à Tous, associée à trois autres ONG reconnues d’intérêt général[1], elle vise à faire reconnaître la responsabilité et la carence fautive de l’État français en matière climatique.  Loin d’être une bataille de juristes, l’impact de ce mouvement mondial pour la justice climatique est profondément politique.

Atteint en moins de deux jours, la rapidité avec laquelle la pétition l’Affaire du siècle a franchi le premier million de signatures a surpris même ses porteurs. Comment expliquer cette fulgurance ? En France, la démission fin août 2018 du très symbolique Ministre de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, et les Marches pour le Climat mensuelles ont montré l’impatience des Français pour des actions politiques contre le réchauffement climatique. Entre temps, Greta Thunberg a lancé les Grèves pour le Climat qui continuent à se développer dans le monde, et la convergence entre ces deux dynamiques est vite apparue évidente. A l’automne 2018, la révolte des Gilets Jaunes a changé la donne : à son origine, une autre pétition, demandant l’annulation de la hausse des prix du carburant, qui a également franchi le cap du million de signataires. Pour l’équipe derrière l’Affaire du siècle, cela ne faisait pas de sens de créer une concurrence avec ce mouvement social : le lancement de la pétition a donc eu lieu juste après la fin de la COP 24, en décembre. Moins d’un mois après, elle a atteint deux millions de signatures. Momentum historique ou simplement cristallisation d’une attente populaire, l’heure est dans tous les cas à la prise de conscience et l’appel à l’action.

Du côté de l’équipe d’organisation, on mesure le caractère historique de ce soutien massif. Un sondage est en cours pour mieux connaître les attentes des signataires et recueillir leurs souhaits pour la stratégie future. Mais on insiste sur l’ancienneté de la démarche : en effet, des recours similaires ont été lancés partout dans le monde depuis plusieurs années. L’association Notre Affaire à Tous s’est beaucoup inspirée de la Fondation Urgenda, à l’origine du recours auquel s’étaient associés 886 citoyens. En 2015, le tribunal de la Haye a jugé qu’il revenait effectivement à l’État néerlandais d’agir pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre : la cour l’a même condamné à relever ses ambitions de réduction de gaz à effet de serre de 17 à 25% à l’horizon 2020. Bien que l’État se soit pourvu en cassation après le rejet de ses deux appels, le jugement a ajouté une nouvelle pierre à l’édifice de la jurisprudence climatique.

Construire un nouveau domaine du droit

“Il n’y a pas encore aujourd’hui suffisamment de droits pour les citoyens face aux dégradations environnementales et climatiques”, explique Marie Pochon, coordinatrice de Notre Affaire à Tous. “Nous nous situons dans une continuité des luttes : d’abord il y a eu la bataille pour les droits civiques, puis au vingtième siècle la bataille pour les droits sociaux. Nous sommes convaincus que la grande bataille de ce siècle sera celle des droits environnementaux”. Cette construction se fait notamment par la reconnaissance de préjudices, et donc de responsabilités. “Notre conception, c’est que la puissance publique doit porter l’intérêt général, et donc protéger les plus vulnérables”.

“Nous sommes convaincus que la grande bataille de ce siècle sera celle des droits environnementaux”

Cette bataille pour la reconnaissance des responsabilités ne date pas d’hier : aux prémices des réflexions autour de l’écocide, on trouve la guerre du Viêt-Nam et l’Agent orange produit par Monsanto, utilisé par l’armée américaine pour défolier le territoire et dont l’impact sanitaire s’est fait ressentir sur plusieurs générations[2] . “Il y a eu une corrélation entre la destruction de l’environnement et la remise en cause des conditions d’existence de la population. Porter atteinte à des écosystèmes vitaux est une menace à la paix et à la sécurité humaine, il faut donc faire reconnaître comme infraction pénale et comme crime les atteintes à l’environnement les plus graves”, développe Valérie Cabanes, juriste et cofondatrice de Notre Affaire à Tous. Le crime contre l’environnement a été reconnu dans le statut de la Cour Pénale Internationale, mais uniquement en temps de guerre : un des chantiers porte sur sa reconnaissance comme crime en tant de paix, mais idéalement comme crime autonome : le crime d’écocide. Les réflexions sur l’écocide développent une conception du droit qui intègre le droit à l’existence et à la régénération des espèces vivantes, les liens d’interdépendance entre elles, et les droits des générations futures.

Dans cette optique, la première prérogative de l’État est de protéger les droits de sa population et de son territoire. La défense des intérêts des multinationales reste par exemple secondaire. “La reconnaissance du principe d’interdépendance a pour ambition de mettre un cadre régulateur à l’activité industrielle, et au final de renverser l’échelle des normes”, analyse Valérie Cabanes. “Depuis les années 1970, le droit international a été malmené par le droit commercial, qui s’oppose la plupart du temps aux droits humains ou environnementaux, voire qui s’impose à eux, comme c’est le cas avec les jugements rendus par des cours d’arbitrage privées mis en place par l’OMC, qui peuvent casser les jugements de la Cour de Justice Internationale. Cette situation est complètement inédite pour l’humanité. Cela impose de construire un nouveau droit”. C’est la première ambition de la pétition l’Affaire du siècle : si l’État, en faisant primer les intérêts économiques et industriels, ne va pas assez vite pour prendre des mesures face au changement climatique, il faut lui rappeler qu’il a des obligations vis-à-vis de sa population et pas uniquement des multinationales et des grandes entreprises.

S’il y a des victimes du changement climatique, il y a des responsables

Cette idée de la désignation des responsabilités est fondamentale dans la construction de l’action de l’association Notre Affaire à Tous. “Comme le montre le rapport Carbon Majors de 2017, cent multinationales sont responsables de 71% des émissions de CO2 dans le monde depuis 1988, et seulement 25 d’entre elles sont responsables à 50% de ces émissions. Ces multinationales agissent en connaissance des conséquences de leurs décisions, elles sont conscientes de la destruction de notre planète et des espèces qui l’habitent, et mettent en danger nos droits. Nous avons le droit et le devoir de les réguler”, argumente Marie Pochon. Pour protéger les populations, il faudrait que l’État régule l’activité des entreprises pollueuses. C’est pourquoi la pétition ne cherche pas uniquement à obtenir la reconnaissance du préjudice écologique et de la responsabilité de l’État : elle espère que le tribunal prononcera une injonction à agir. “Nous demandons simplement l’application du droit et le respect des engagements pris, mais le juge peut aussi exiger que l’État aille plus loin”, précise Marie Pochon. Par exemple, même si la France n’exploite plus d’hydrocarbures, le pays a investi onze milliards d’euros dans les énergies fossiles, notamment via des avantages fiscaux comme le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi : le Réseau Action Climat a ainsi dénoncé l’exonération de taxes pour certains carburants, comme le kérosène. Selon Marie Pochon, “au regard de l’urgence, c’est inacceptable ! Il revient à l’État de désinvestir massivement des énergies fossiles, y compris des émissions importées et de leur financement.”

En ajoutant une nouvelle pierre à la construction d’une justice climatique, on peut ainsi renforcer directement la justice sociale.

Réguler l’activité des entreprises permettrait aussi de reporter l’effort sur les pollueurs. “Quel intérêt de faire des efforts individuels alors que l’État n’a pas tenu ses engagements pris à la COP 21, que les objectifs ne sont pas respectés et que les mesures concrètes qui pourraient être des leviers puissants sont retardées ? Plutôt qu’asséner des injonctions à changer les comportements en matière de déchets, de transports ou d’énergie, il serait plus juste que l’État joue un rôle d’accompagnement, pour assurer la justice sociale derrière la transition écologique, » ajoute Marie Pochon. « Les Gilets Jaunes demandent simplement que l’effort ne reposent pas sur les épaules des plus précaires”. Ce mouvement social, d’une durée record de plusieurs mois avec une manifestation hebdomadaire, s’est déclenché en constestation de la hausse des prix du carburant. La pétition à son origine proposait d’ailleurs plusieurs pistes pour atténuer l’impact carbone des transports sans pénaliser les citoyens (développement du télé-travail, facilitation de l’acquisition de véhicules propres, réorganisation territoriale des emplois, etc). « Je pense pouvoir parler au nom de toutes les personnes qui n’en peuvent plus de payer pour les erreurs des dirigeants et qui ne souhaitent pas toujours tout payer et à n’importe quel prix !”, affirmait Priscillia Ludosky, son initiatrice, dans sa conclusion.

En ajoutant une nouvelle pierre à la construction d’une justice climatique, on peut ainsi renforcer directement la justice sociale. Le nombre de victimes du changement climatique se multiplie, notamment dans les pays les plus pauvres. En Europe aussi les impacts se font sentir maintenant, et touchent d’abord les populations les plus vulnérables : les personnes âgées qui souffrent plus lors des périodes de canicule, les populations précaires qui vivent dans des passoires thermiques, les professions qui dépendent directement de l’état de la biodiversité comme la pêche et l’agriculture, ou encore les jeunes dont l’avenir même pourrait être obéré par le changement climatique. Des études pointent le fait que l’État français ne prend pas suffisament en charge son rôle d’accompagnateur de la transition : par exemple, un rapport de l’Institut for Climate Economics[3] sorti fin novembre 2018 avait analysé le retard considérable pris par la France dans les investissements propres, comme les véhicules bas carbone, alors que les investissements dans les véhicules thermiques restaient massifs. D’après Marie Pochon, “s’il n’y a pas de responsables désignés, on considère que ça concerne un peu tout le monde, donc en réalité ce n’est personne spécifiquement, donc rien ne se passe et on s’enfonce dans la crise. C’est à cause de cela qu’on éprouve un sentiment d’impuissance face aux changements globaux. Aujourd’hui, partout dans le monde, une demande de justice émerge”.

L’essor international des recours juridique pour le climat

En effet, l’Affaire du siècle a fait boule de neige dans d’autres endroits du monde. “On est en train de nourrir comme d’autres nous avaient nourri. La pétition l’Affaire du siècle appartient à un mouvement mondial. Des recours sont portés partout dans le monde, notamment par des jeunes, notamment par des jeunes femmes. C’est historique !”, raconte Marie Pochon. Au cours des dix dernières années, on compte 1200 recours, dans toutes les régions du monde et à tous les niveaux, micro-locaux et nationaux, mais aussi au niveau européen : Notre Affaire à Tous accompagne ainsi le People’s Climate Case, un recours porté par dix familles issues du Portugal, d’Allemagne, d’Italie, de Roumanie, du Kenya, des Fidji, avec l’association suédoise de la jeunesse saami, Sáminuorra. Elles attaquent les institutions de l’Union Européenne pour dénoncer le manque d’ambition de ses objectifs en matière climatique et donc la mise en danger de leurs droits fondamentaux, et demandent une hausse de ces objectifs pour contenir les effets du changement climatique à l’horizon 2030, via notamment la régulation des émissions de carbone, le développement de l’efficacité énergétique et la régulation des puits de carbone naturels comme les sols et les forêts.

En Belgique, ce sont plus de 63 000 citoyens qui soutiennent le recours Klimaatzaak. D’autres recours sont en projet en Espagne, en Slovénie et en Italie. Quand on demande à Marie Pochon ce qui est le plus efficace entre l’action au niveau national et au niveau européen, elle répond : “Ce sont les deux. Par exemple, si Emmanuel Macron se prévaut d’être le leader sur le climat[4], ce n’est pas cette position-là qu’il défend dans la sphère européenne”. L’association espère ainsi que le jugement de l’Affaire du siècle mettra en lumière les incohérences de la France envers ses engagements au niveau européen et au niveau international, et, par effet de levier politique, contraindra ses dirigeants à l’action.

La jurisprudence climatique se construit donc petit à petit partout dans le monde, à l’initiative des populations. Certaines des premières décisions viennent ainsi du Pakistan ou de Colombie. Valérie Cabanes détaille ce dernier exemple : “C’est parti d’une plainte de jeunes qui demandaient la fin du déboisement de la forêt amazonienne. La cour suprême a reconnu le droit à un environnement sain aux générations futures et a attribué la personnalité juridique à l’Amazonie, qui peut donc être défendue pour ses qualités intrinsèques, ce qui est le corollaire de la reconnaissance du crime d’écocide en droit pénal. La Colombie n’abordait pas les droits de la nature dans sa constitution, c’est donc entré non pas par la législation, mais par la jurisprudence”.

La jurisprudence climatique se construit donc petit à petit partout dans le monde, à l’initiative des populations.

Cette dimension de travail collectif basé sur les mouvements citoyens est primordiale. Les premières tentatives pour faire reconnaître des traités contraignants en matière climatique ont vu le jour à l’ONU, dans une approche du haut vers le bas : cela a été peu efficace, car dans les faits les États sont libres de s’affranchir de ces normes au nom de la souveraineté nationale. “Le climat change complètement la façon de faire de la politique en remettant en cause beaucoup de choses. Il y a une vraie question autour de notre gouvernance face à la crise climatique”, évoque Marie Pochon. “C’est pour cela que nous agissons par le droit : laisser les multinationales pollueuses décider de notre avenir, c’est un problème démocratique immense.” La justice climatique est-elle une nouvelle facette de la démocratie ? “C’est vrai que notre action recouvre des questions plus politiques. La jurisprudence prend beaucoup de temps, c’est pour cela qu’il y a besoin d’associations pour jouer un rôle de moteur, mais par cette approche on peut raisonner à long terme, davantage que dans le système électoral.”

Entre les pouvoirs publics et les citoyens, en première ligne pour gérer les conséquences du changement climatique, les collectivités agissent aussi : plusieurs communes françaises portent, avec l’ex maire de Grande-Synthe et député européen écologiste Damien Carême, un recours gracieux auprès du Conseil d’État pour “inaction climatique”. Dans la même veine, en octobre 2018, treize villes de France ont interpellé Total pour exiger que l’entreprise se conforme aux objectifs de l’Accord de Paris. Notre Affaire à Tous soutient également ces actions.

Avancer ensemble

“À Notre Affaire à Tous, on ne travaille jamais seuls car on considère qu’on ne pourra gagner qu’ensemble. Beaucoup de monde aimerait nous voir divisés”, affirme Marie Pochon. Bien que l’association essaie de casser les silos des cercles d’experts de l’environnement – le recours de l’Affaire du siècle est l’aboutissement d’un travail interdisciplinaire de deux ans avec des juristes, des académiques, des associations et des médias -, elle relaie aussi les demandes portées de longue date par les ONG, pour décupler l’influence de son action.  Cette alchimie entre des acteurs variés fait partie des ingrédients de la recette du succès de la pétition l’Affaire du siècle, chaque partie ayant mobilisé ses propres relais pour en faire une force politique considérable : “avec deux millions de personnes, on peut faire beaucoup de choses”, s’amuse Marie Pochon.

Pour Valérie Cabanes, le succès de la démarche tient à son double objectif : juridique, mais aussi de sensibilisation. “Le droit évolue en fonction de notre niveau de conscience. Il peut évoluer en influençant les politiques, mais si les citoyens ne comprennent pas les enjeux, c’est compliqué d’adopter de nouveaux cadres juridiques. L’Affaire du siècle participe de la prise de conscience que nos lois ne s’accordent plus avec les lois biologiques, et permet aux citoyens de s’engager dans le débat. Le sujet a bien pénétré l’inconscient collectif. Aux dernières élections européennes, en France, cinq partis avaient mentionné la reconnaissance de l’écocide dans leur programme. Il y a quelques années, on me regardait comme si j’étais une extraterrestre !” Les débats récents au Sénat français sur un projet de loi portant sur la reconnaissance de l’écocide sont révélateurs d’une prise de conscience: le projet est attaqué non pas sur le fond, mais sur la forme, soulignant la nécessité de renvoyer le sujet au niveau international. “Ils n’étaient plus dans le déni ou le cynisme. Leur raisonnement revient en fait à admettre la nécessité de la reconnaissance de l’écocide, par la Cour Pénale Internationale idéalement”, analyse Valérie Cabanes, qui y voit un nouveau signal que la bataille culturelle pour un

[1] La Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France

[2] Valérie Cabanes, “Un nouveau droit pour la terre, pour en finir avec l’écocide”, Seuil, 2016
[3] Rapport 2018 “Panorama des financements climat”, I4CE
[4] On se souvient de son vibrant “Make our planet great again” lancé en réaction au retrait des États-Unis de l’accord de la COP 21