Des gilets jaunes aux adolescents qui organisent des marches pour le climat aux quatre coins du monde, des manifestants d’un nouveau type expriment leur mécontentement et demandent un changement de cap vers un futur durable, équitable pour les citoyens et pour l’environnement. Dirk Holemans nous livre son point de vue sur la recherche d’un nouveau contrat social adapté aux défis du xxie siècle.

Dans certains pays, démolir une maison délabrée pour la remplacer par une habitation écologique rend éligible à des subventions, parce que ce choix est plus efficace qu’une rénovation. C’est malheureux à dire, mais notre société ne bénéficie pas du même luxe, alors que notre maison sociétale est pourtant en train de s’écrouler. Nous approchons de la fin d’un cycle long de deux siècles qui a vu naître l’État-nation, concept fondé sur un « contrat social » en vertu duquel les citoyens admettent la nécessité d’un pouvoir central afin que les rôles de juge ou de ministre ne soient pas endossés par n’importe qui. Le transfert du pouvoir vers l’État s’est façonné à travers la démocratie représentative, une innovation qualifiée par certains contemporains de « plus grande découverte des temps modernes ».

Un État-nation est une collectivité imaginée. Pour donner forme concrète à une solidarité puissante dans un pays, il n’est absolument pas nécessaire que tout le monde se connaisse. Si l’on y réfléchit bien, un pays est davantage qu’un État ; en tant que nation, il offre protection et reconnaissance et est en lien étroit avec l’idéal de progrès, notion qui veut que la société s’améliore en permanence avec l’expansion économique dans le rôle du soutien financier. L’industrialisation rendue possible par la main-d’œuvre bon marché a aussi généré des conflits sociaux, contexte qui a intégré l’économie dans la démocratie et mené à la création de l’État-providence. Nous en voyons l’illustration en Belgique avec le pacte social de 1944[1], vers la fin de la Seconde guerre mondiale, un moment clé où employeurs, syndicats et gouvernement se sont mis d’accord sur l’idée que « faire croître le gâteau » en bonne intelligence permettrait d’accroître les parts de tout le monde. Les pactes de ce type se fondaient à la fois sur la croissance économique et sur l’utilisation sans cesse croissante des ressources naturelles. En outre, l’Union européenne, dont l’objectif était de créer une communauté politique renforcée à travers la collaboration économique, se concevait comme la solution pour gérer les conflits armés entre les pays.

La boucle est désormais bouclée, si ce n’est que nous avons atterri dans une autre configuration. L’optimisme a dû laisser la placer aux menaces. Le climat est perturbé, et l’humanité observe cet état des choses comme si elle n’était pas concernée par l’incendie de sa maison. La mondialisation néolibérale a généré le déracinement de l’économie et la destruction de l’État-providence. Disons-le sans détours, notre modèle de démocratie n’est donc plus en mesure d’apporter des réponses. Et le pourrissement s’aggrave : les pays sont-ils encore des « collectivités imaginées » ? Dans quelle mesure les États-Unis de Trump sont-ils unis ? Et le royaume de Theresa May, est-il encore « uni » ? Par ailleurs, que penser des fossés qui se creusent entre générations, entre pauvres et super-riches, entre villes et campagnes ? Le succès des partis extrémistes de la droite est révélateur d’un problème qui dépasse de loin la mauvaise humeur de certains de nos concitoyens ; il nous invite à réfléchir sur l’importance de la reconnaissance et de l’identité. D’ailleurs, l’irruption des protestations des gilets jaunes, au-delà de leurs revendications sociales, peut aussi se lire comme un moyen d’attirer l’attention et de demander le respect.

Le célèbre auteur gantois Pierroo Roobjee déclarait récemment dans un entretien accordé au DS Magazine : « On dirait que tout tire sur sa fin ». En d’autres termes, le moment est venu de prendre un nouveau départ, mais pas un départ qui démolisse notre maison démocratique dans l’espoir dans construire une nouvelle. Nous avons néanmoins besoin d’une révolution qui, comme l’a définit la philosophe Hannah Arendt, rétablisse la liberté, pour un nouvel ancrage des relations sociales.

La redécouverte de la capacité de rassemblement de la politique et la conciliation des divergences de vues appellent tout un éventail d’expériences qui devront impliquer autant de citoyens que possible.

Explorons, à deux niveaux, les contours de ce pacte social d’un nouveau genre. Le premier niveau porte sur trois hypothèses fondamentales. Premièrement, la relation entre l’humanité et le monde de la nature. Les êtres humains modernes se considèrent comme les maîtres et les propriétaires de la nature, en conséquence de quoi la biodiversité recule dans toutes les régions du monde et les écosystèmes s’effondrent au niveau planétaire. N’est-il pas temps de discuter de la position de la nature au sein de la démocratie ? Quels droits la nature possède-t-elle ?

La deuxième hypothèse fait référence à l’organisation de la société. À la naissance de l’État-nation, nous avons investi dans la création de services publics et dans le marché, en tant que principe organisateur. Ce choix ne s’est pas avéré une réussite inconditionnelle : l’économiste Nicolas Stern a qualifié le changement climatique de « plus grande défaillance de marché de tous les temps ». Cela étant, placer tous nos espoirs dans les politiques publiques ne semble pas suffisant non plus. N’aurions-nous pas négligé un troisième mode d’organisation, celui des biens communs, qui englobe la façon dont les citoyens s’organisent ainsi que ce qui appartient à tout le monde, comme l’air, les océans, mais dont personne n’assume la gestion ? Les biens communs devraient-ils avoir un rôle dans le nouveau contrat ?

Troisièmement, depuis la modernité, nous tenons pour acquis que produire et consommer toujours davantage est une bonne chose. Que cette méthode puisse provoquer notre appauvrissement par l’épuisement progressif [4] des richesses de la terre ne revêtait qu’une importance marginale. Et si nous façonnions un avenir permettant aux gens de prospérer dans une économie qui n’a pas besoin de croître ?

Au second niveau, les réponses à ces questions fourniront les contours d’un contrat social différent, qui entraînera une réorganisation de la société, comme nous l’illustrons ci-après dans un certain nombre de domaines.

De la démocratie représentative à la démocratie dialogique

La démocratie représentative est arrivée à ses limites. Cette idée gagne du terrain actuellement, comme en témoigne par exemple le plaidoyer de Timothy Ash en faveur d’un second référendum sur le Brexit : « qui s’inscrirait dans un processus beaucoup plus vaste – peut-être même un congrès citoyen[2] ». Il s’agirait, essentiellement, d’un processus de dialogue politique de longue haleine. En Belgique, cette thématique peut être mise en lien avec l’initiative citoyenne du G1000, un exercice d’innovation démocratique mené durant la période 2010-2011 en l’absence de tout gouvernement officiel[3]. La tâche qui nous attend aujourd’hui est beaucoup plus vaste, étant donné que nous avons compris que c’est précisément lorsque des gouvernements sont en exercice que la société ne parvient pas générer des solutions. La redécouverte de la capacité de rassemblement de la politique et la conciliation des divergences de vues appellent tout un éventail d’expériences qui devront impliquer autant de citoyens que possible. Lorsque des personnes d’horizons différents évoquent certains problèmes, au moins sont-elles en train de parler d’une seule et même réalité, et de découvrir les perspectives des uns et des autres. En effet, comme l’écrivait Hannah Arendt, lorsque les gens veulent parler du monde et de la façon dont chaque participant le regarde dans une situation de pluralité, un espace public émerge, un « inter-esse », un lieu de transfert et de contre-transfert. En termes simples, ce n’est pas un hasard si beaucoup de grands projets voient le jour sur un coin de table, au cours d’une discussion, parce que les intervenants se rendent compte qu’ils ont envie de s’engager dans une cause commune. Et c’est précisément une plateforme commune qui fait défaut entre Angela Merkel et l’Allemagne de l’Est ou entre Emmanuel Macron et la France rurale. 

Justice sociale

Un nouveau contrat social ne bénéficiera d’un soutien élargi qu’en s’appuyant sur l’égalité et sur l’équité. Les hauts dirigeants qui gagnent en huit jours l’équivalent du salaire annuel d’un travailleur moyen n’ont pas grand-chose à apporter à notre vivre-ensemble. Dans cette réalité, les tempêtes climatiques ne se calmeront que pour laisser la place à des tornades de protestations sociales. Le modèle de progrès des xixe et xxe siècles, qui opte pour un partage du gâteau à condition qu’il grossisse, doit être remplacé par un modèle du xxie siècle : un modèle d’équilibre qui répartit ce qui est disponible sans dépasser les limites de la planète. 

Les éléments du nouveau système, tels qu’une semaine de travail plus courte et un revenu minimum, méritent un débat intense et un espace d’expérimentation.

À l’heure où la numérisation se fait omniprésente, nous avons sans aucun doute besoin d’un modèle de redistribution de la richesse différent pour les personnes exclues.

Une politique monétaire audacieuse

On entend souvent s’exprimer cette préoccupation, à savoir que la transition vers le développement durable est extrêmement coûteuse et que l’argent pour la réaliser n’existe pas. Or, cet argument ne fait sens que si les banques privées restent les acteurs incontournables du monde monétaire. La façon dont la crise économique et monétaire a été résolue a été révélatrice de cette absurdité. Les États ont été contraints de se sur-endetter pour que les banques n’implosent pas. La note, pour un petit pays comme la Belgique, est salée : quelque 100 milliards d’euros. Comment l’Europe a-t-elle géré cette situation ? En contraignant les États membres à enfiler la camisole de l’austérité pour qu’ils réduisent leurs dispositions sociales. En parallèle, la Banque centrale européenne a créé des montants monétaires faramineux (une mesure appelée l’assouplissement quantitatif, ou QE pour quantitative easing) qu’elle a mis à la disposition des banques privées sans aucune obligation pour elles d’investir dans des projets durables. Heureusement, la méthode du QE pourrait également être appliquée au nouveau contrat socio-écologique : la création monétaire écologique, un « assouplissement quantitatif vert », où l’argent supplémentaire est exclusivement investi dans des projets de la transition socio-écologique. Après avoir sauvé les banques, pourquoi ne pas sauver la planète ?

Un système fiscal équitable

Un autre domaine encore aurait grand besoin d’améliorer ses prestations : le système fiscal qui, dans sa forme actuelle, taxe ce que nous trouvons positif (des emplois) et sous-taxe ce qui devrait être évité (la surexploitation de l’environnement) [lire plus sur les alternatives fiscales vertes]. Et comme si cela ne suffisait pas, les multinationales ne paient pratiquement pas d’impôts. Il est grand temps de basculer vers la fiscalité du futur, qui taxera lourdement l’exploitation de l’environnement et sera créatrice d’emplois durables. La faisabilité du système dépendra de nouveaux instruments comme l’écodividende lié à une taxe carbone solide [lire plus l’écodividende]. Ce système fournirait, au total, un montant financier substantiel à investir dans la transition vers une société durable tout en soutenant les effets consentis par les citoyens. Dans sa forme la plus simple, par exemple, une partie des écodividendes est versée directement aux citoyens. Le diesel devient plus cher, par conséquent, mais les citoyens reçoivent par ailleurs des fonds qui leurs permettent de faire des choix écologiques. Si une autre partie de l’écodividende est dépensée dans les transports publics, rendant la voiture inutile, le bénéfice est double.

Des droits pour la nature

La modernité a eu pour priorité d’émanciper chaque individu, et ce à juste titre. Elle l’a fait à travers la démocratie représentative, le suffrage universel et les libertés constitutionnelles. La question qui se pose à présent est de savoir comment introduire la représentation de la nature. Il y a plusieurs façons de procéder. Le sociologue Bruno Latour a simulé une série de conférences climatiques où des étudiants devaient défendre les droits des animaux, des plantes ou des cours d’eau. Pourquoi ne pas transformer le Sénat en Première chambre de la planète ?  À l’échelle mondiale, nous voyons clairement émerger une tendance à l’allocation de droits à la nature. L’Équateur a incorporé dans sa Constitution les droits des communautés indigènes et des écosystèmes, tandis que la Nouvelle-Zélande a accordé le statut de personne morale à une rivière. À quand le début de ce débat en Europe ?

Mettre notre maison à la terre

Nos maisons sont toujours mises à la terre pour que la charge électrique, en cas de coup de foudre, soit transférée vers le sol. À politique inchangée, nous ne bénéficierons pas d’une telle protection contre les tempêtes ou les inondations causées par le climat. C’est pourquoi nous devons mettre à la terre la société dans son ensemble. Nous ne pouvons plus nous permettre de nier la terre et de la voir seulement comme l’arrière-plan de l’activité humaine. En Australie, les températures s’élèvent jusqu’à 50° C. Autant dire que mener une vie normale n’y est plus possible. Bruno Latour insiste lui aussi sur l’importance de nous connexion à la terre. Traditionnellement, ce thème est réservé à la droite, qui fait un lien entre politique identitaire et protection du sol. Une autre approche est pourtant possible, comme le montrent les Verts bavarois, en Allemagne, qui refusent de donner à la droite un quelconque monopole sur le concept de Heimat (« mère patrie ») en définissant leur lutte contre un paysage bâti comme un combat pour la conservation non seulement de la nature, mais aussi du pays où nous avons nos racines. Leur dispositif narratif ne repose pas de façon homogène sur « le sang et la terre », mais relève davantage d’une approche ouverte rendant justice aux disparités locales.

Retourner vers maintenant

Le concept d’un contrat social suppose qu’il est accepté tacitement par chaque nouvelle génération, tandis que les enfants sont socialisés dans leur famille et à l’école. Les marches actuelles pour le climat ne doivent pas être appréhendées uniquement comme le rejet par les jeunes du contrat social existant, bien qu’ils remettent effectivement en question le dispositif narratif dominant dans la société. Le message des jeunes manifestants pour le climat, au sens littéral, est le suivant : « vous là, les responsables politiques, vous ne faites pas votre job ! » Ils affirment que le contrat social a été rompu par l’autre partie au contrat, l’État, le gouvernement politique. Le génie étant désormais sorti de sa bouteille, le moment que nous vivons pourrait devenir un point de non-retour positif dans la conscience politique de cette génération pleine d’espoir  – un point de bascule sociétal qui ne peut qu’améliorer nos chances d’éviter l’abîme écologique.

Cet article a été publié pour la première fois dans De Standaard le 11 février 2019. 

Footnotes

[1] Le Pacte social, également connu comme le projet d’accord de solidarité sociale, était un accord politique officieux conclu secrètement dans la Belgique occupée par l’Allemagne, en avril 1944. Il portait sur diverses réformes sociales à mettre en œuvre après la guerre, notamment l’élargissement de la protection sociale et des négociations collectives. 

[2] Timothy Ash, De Standaard, 12/1.

[3] Durant la crise politique belge des années 2007-2011, les élections fédérales de juin 2010 ont permis la victoire de la Nouvelle alliance flamande, séparatiste et conservatrice, dans la Flandre néerlandophone, et la victoire du Parti socialiste, unitaire, dans la Wallonie francophone. Il a fallu pas moins 541 jours – un record – pour former un gouvernement.