Otages de cet affrontement stérile et brutal, les sociétés européennes sont menacées dans leurs structures et leurs valeurs. Et l’idéal de paix partagée qui nous rassemblait jusqu’ici dans la construc­tion d’une Europe unie risque chaque jour un peu plus de disparaître corps et âme dans la fureur de cette tempête économique et financière.

Emportés par la vague de l’économie mondialisée, nos Etats-nations n’ont plus les moyens de ré­sister, à l’abri illusoire de leurs frontières politiques. Et leurs responsables refusent de reconnaître leur impuissance nationale, malgré leurs promesses récurrentes de solutions miracles. Il est chaque jour plus évident qu’aucun pays ne peut plus prétendre parvenir seul à contrôler la finance, résister à la dégradation du climat ou résoudre la crise économique et sociale.

Athènes, Madrid, Lisbonne, Nicosie, Dublin… les talibans néo-libéraux ont mis l’Europe à genoux – et nourrissent la fièvre malsaine des populismes variés ; jusqu’au dramatique retour du fascisme, ici-même, dans la patrie de Socrate, Périclès, mais aussi Melina Merkouri, Cornelius Castoriadis…

La Grèce souffre. La société grecque souffre. 26% de sans emplois, 3,4 millions de pauvres, et chaque jour les conséquences tragiques des politiques d’austérité sur la santé publique, le logement, l’enseignement… Derrière ces chiffres abstraits, ce sont des malades qu’on ne soigne plus, des sans abris toujours plus nombreux, des enseignants qu’on ne paye plus, des familles sans ressources, des retraités en détresse…

Oui, la Grèce a commis des erreurs. Oui, la société grecque est coupable d’avoir trop longtemps toléré un système de corruption ordinaire baigné dans un chauvinisme complaisant. Mais cela rend-il les mesures d’austérité drastique plus justes ou légitimes ? Non. La nouvelle Inquisition de la pureté monétaire a décidé que la rédemption passerait par la purge et la saignée. Qu’importe si la respon­sabilité est collective, si les élites grecques restent intouchées par les mesures, si tous les gouverne­ments et les institutions européennes sont coresponsables de ce désastre… la sentence est rendue :

la Grèce paiera ! Les charlatans qui prétendent soigner le mal l’aggravent sous prétexte de moralité.

Mais au-delà du sort de la Grèce, c’est toute l’Europe qui est menacée. Pour la première fois dans son histoire, l’idée européenne est affaiblie au point que sa survie est aujourd’hui en question. La responsabilité collective de ceux qui prétendent nous gouverner est gravement en cause : tout à leur petite gestion nationale, jamais ils n’ont pris la mesure du levier que la construction européenne leur offrait pour répondre aux immenses défis de la mondialisation. La myopie persistante des logiques d’intérêt national conjuguée à la faiblesse assumée des institutions européennes ont permis à la défense acharnée des privilèges d’une certaine élite économique de devenir la ligne directrice des politiques menées, à Bruxelles et dans les Etats membres.

Le dernier mot est-il dit ? La défaite est-elle définitive ? L’espérance doit-elle disparaître ? Non ! Ce qu’il nous faut, justement, c’est l’espérance. Et la plus haute forme d’espérance, c’est le désespoir surmonté. L’heure est au sursaut !

Les critiques faites aux politiques européennes sont souvent justifiées, hélas. Mais gardons les yeux ouverts, il n’y a pas de solutions nationales. Seule l’union de l’Europe nous permettra de garder le contrôle sur nos destinées communes. Chacun peut et doit comprendre combien la mondialisation impose son ordre à nos sociétés : dans trente ans, aucun Etat membre de l’UE ne pourra prétendre s’asseoir à la table du G8.

L’influence de grandes et vieilles puissances comme la France ou l’Allemagne sera à peine supérieure à celle d’un Etat mineur aujourd’hui. Si nous voulons préserver notre héritage commun, nos cultures nationales, nos démocraties, nos valeurs de droits et de justice sociale, c’est justement ensemble, à l’échelle européenne que nous gagnerons ce combat.

N’ayons pas peur ! Face à l’inhumanité de l’ordre néolibéral, ne laissons pas la haine et la peur nous mener vers le côté obscur de l’Europe, vers les résurgences d’un passé tragique, vers les fausses solu­tions des identités meurtrières. Nous savons trop bien où mènent les chemins du repli national et cette rage de se sauver seul.

Aujourd’hui face à la crise, nous sommes tous des Grecs européens. Je reste convaincu qu’il n’y a d’issue à nos crises multiples et cumulées que dans l’unité et la solidarité des Européens autour d’un projet commun renouvelé; je reste convaincu que tout n’a pas été essayé et que les ressources pour sortir de l’impasse restent immenses, que ce soit dans la transition énergétique, dans la reconversion de nos vieilles activités industrielles vers l’avenir, dans la vitalité de nos agricultures paysannes, dans la transformation écologique de nos économies. J’invite tous les Grecs, et au-delà de ce pays meurtri par la crise, tous les Européens de bonne volonté, qui espèrent encore dans notre avenir commun, à unir leurs forces et leur volonté de changement; j’invite tous les Grecs et les Européens à nous rejoindre dans un élan radical et responsable pour changer la Grèce, l’Europe – et la politique. J’invite tous les Grecs et les Européens à entrer en résistance et à refuser l’alternative sordide qui nous est proposée, entre mourir sous les coupes des bureaucrates financiers ou abandon­ner notre âme à la colère sauvage des populistes.

 

Le problème n’est pas l’Europe mais ses orientations politiques.

Ne perdons pas courage! Malgré ses erreurs et ses abus, l’Europe a été souvent à la pointe du change­ment social et du progrès démocratique, au service de l’humanité. Aujourd’hui, elle démontre au quotidien que son passé totalitaire et ses guerres nationalistes récurrentes appartiennent au passé. Cette conquête sans pareille est précieuse. Et elle n’est qu’un début :

• C’est à nous, citoyens européens d’engager la lutte pour reconquérir l’espace public et démocra­tique. Et cette reconquête commence aujourd’hui, ici, à Athènes. Nous avons besoin d’un mouve­ment réformateur résolu s’attaquant aux dysfonctionnements qui ont conduit nos sociétés et l’idée européenne au bord du gouffre.

• La première étape de cette longue marche vers la souveraineté collective et partagée des sociétés européennes sera d’ouvrir un débat public en Grèce, le plus largement possible, afin de discuter des réformes indispensables et immédiates. Puis d’élargir ce débat aux autres pays de l’UE, avant de définir ensemble les indispensables investissements pour un développement durable et une autonomie énergétique à l’échelle européenne.

L’idéal démocratique athénien a constitué longtemps le coeur de la civilisation grecque. Notre utopie européenne ne restera plausible que si l’effort qui nous est demandé est partagé et équitable. En Grèce, comme en Europe, nous devons réapprendre à penser et à concevoir le bien commun. L’avenir n’est pas plus sombre que radieux. C’est à nous d’en décider. L’émergence d’une Europe unie est une réponse aux défis de notre siècle. Mais elle doit aussi répondre à l’intérêt général.

La démocratie est une affaire de choix. Aujourd’hui, à Athènes nous appelons les citoyens européens à faire entendre leur dissidence: if there is “no alternative”, there is “no democracy”!