Alors que les yeux sont rivés sur la globalisation et l’euroscepticisme, le mécontentement politique aujourd’hui en Europe est également provoqué par la gestion politique sourde et distante de l’état-nation lui-même. De l’Écosse à la Catalogne, les mouvements autonomistes représentent des alternatives fortes tant vis-à-vis des partis traditionnels que contre l’extrême-droite. Dans notre conversation avec Roccu Garoby, politique corse membre de Régions et Peuples Solidaires, nous abordons le rôle des régions dans l’Europe qui vient et l’agir politique au-delà de Paris, Westminister, ou Rome.

Green European Journal: Ces dernières années ont vu le retour des revendications autonomistes et indépendantistes comme en Ecosse ou en Catalogne. Mais l’on voit aussi la récupération de ces sentiments par l’extrême droite comme par exemple en Italie aujourd’hui. Comment lire cette situation ? Les approches territoriales ne sont-elles pas automatiquement identitaires et donc potentiellement clivantes ?

Roccu Garoby: A certains moments de crise et de tension, il y a un retour régulier et légitime qui existe en Europe des revendications nationalistes, autonomistes ou indépendantistes, que ce soit dans un État ou pour l’émancipation de son peuple sur un territoire, que ce soit en Ecosse ou en Catalogne, ou pour les minorités en Roumanie ou en Grèce. Alors que l’on commémore la première guerre mondiale, il est important de voir que la dérive guerrière façon extrême-droite et la crispation des Etats-nation étaient là il y a un siècle. Le problème de cette dérive nationaliste et la récupération du vocabulaire autonomiste et émancipateur par l’extrême droite ne sont pas nouveaux.

Plus proche de nous, au début des années quatre-vingt-dix et autour de la chute du Mur de Berlin, il y a eu un temps de détente de la part des Etats-nation en Europe, avec la naissance de nouveaux États et même des idées telles que l’Europe des Régions, notamment avec le Comité des Régions de Jacques Delors. Il y avait une certaine confiance autour du fait que l’émancipation de territoires ne signifiait pas forcément la fin des États-nation. Un espace était donc ouvert pour ces partis autonomistes ou indépendantistes, et certains ont accédé aux responsabilités, comme en Catalogne, Écosse, Pays Basque, Flandres et ailleurs. Et puis, au tournant des années 2008-2010, la crise financière a recréé une crispation violente des Etats-nation parce que l’Europe n’avait pas les moyens d’agir. L’UE a laissé aux Etats-nation d’agir et quand ils ont agi, ils ont peu à peu refermé toutes les portes de l’espoir pour les peuples qui voulaient s’émanciper. En même temps, les États-nations ne sont pas aujourd’hui en capacité pour faire face à la mondialisation, à la crise financière, au changement climatique. Pendant ce temps les mouvements autonomistes ou indépendantistes, ou en tout cas d’émancipation, portent cette volonté de construire quelque chose de plus proche des citoyens dans une Europe moins intergouvernementale. On est donc dans cette triple crispation : une volonté de rapprocher les pouvoirs des citoyens, que portent la plupart des autonomistes et indépendantistes ; une crispation de la part des États dans la volonté de reprendre la direction politique des affaires du monde; et un besoin de construire une Union Européenne, parce que c’est le seul espace politique aujourd’hui pertinent sur les enjeux mondiaux.

On parle donc de nationalismes très différents historiquement. Qu’est-ce qui explique le succès de l’extrême droite et des populistes autoritaires aujourd’hui à reprendre la main sur des revendications en réalité émancipatrices, démocratiques et pas automatiquement anti européennes ?

Les peuples cherchent une alternatives aux partis traditionels. Dans la majorité des cas, s’il existe un parti sur un territoire qui revendique le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – par l’autonomie, l’indépendance ou un changement de statut – il y a une tripartite, entre une droite classique, une gauche classique et des partis autonomistes ou indépendantistes. Là où il n’y a pas cet espoir entre les partis politiques traditionnels de l’Etat-nation, l’extrême-droite gagne.

Aujourd’hui, la chrétienne-démocratie et la social-démocratie s’effondrent en Europe. Ce qui est logique car elles sont en partie responsables de la situation actuelle. Depuis presque trente ans elles n’ont pas su porter le projet européen de manière visionnaire et cohérente par rapport aux citoyens. Dans le clair-obscur de leur chute, il y a quelque chose qui naît. Soit un espoir porté par des forces politiques émancipatrices – les indépendantistes, les autonomistes ou les écologistes comme en Belgique ou en Allemagne – soit Salvini en Italie, Le Pen en France, le Brexit, l’Amérique de Trump. Ces derniers jouent tous du même ressort : « le monde était mieux avant, nous sommes dépossédés, nous avons peur de cette mondialisation que nous ne maîtrisons pas ».

Le vrai clivage aujourd’hui, en sus de celui gauche-droite, est entre ceux qui estiment que la mondialisation existe et qu’elle doit être corrigée et ceux qui estiment que l’ouverture est la mère de tous les maux et que la mondialisation dépossède, fait souffrir et détricote jusqu’à nos identités. C’est là où les forces porteuses d’espoir doivent porter fièrement l’idée de la construction européenne. Reprendre la main sur la mondialisation économique et financière ne peut passer que par un pouvoir politique fort, et aujourd’hui tant les États-nations que les régions sont trop petits. Il faut un double mouvement de rapprochement du pouvoir auprès des citoyens – pas forcément des États indépendants, mais des entités plus fortes au niveau régional et territorial – et une vraie capacité d’action au niveau européen.

Pour beaucoup de forces progressistes et autonomistes, le modèle intergouvernemental de l’UE est le cœur du problème démocratique et institutionnel européen. Comment vivre avec et comme en envisager le dépassement ?

L’horizon ne doit jamais cesser d’être l’abolition de l’intergouvernemental. C’est la condition sine qua non pour faire un espace purement démocratique. L’intergouvernemental, c’est ce qui tue l’Europe depuis plusieurs siècles du Concert des Nations à la Société Des Nations.  car c’est le rapport de forces brut d’une puissance à l’autre, tout le monde en sort perdant. Mais l’intergouvernemental ne va pas disparaître demain donc il nous faut des alternatives concrètes et viables à court terme.

Il faut pour cela utiliser les institutions et les moyens existants. Quelle que soit la couleur politique de la Commission Européenne,  elle a toujours eu  la volonté de renforcer le transnational. Cela s’est toujours heurté au Conseil de l’UE (intergouvernemental) mais, par exemple via la politique régionale de l’UE, ont été créés des mécanismes de coopération territoriale transfrontalière. C’est le cas par exemple dans la Méditerranée, dans l’arc Atlantique, dans la mer Baltique où on ne passe plus directement ou plus uniquement par les États. L’idée est toujours de sortir d’une logique purement étatique, et de dire qu’une frontière, c’est le résultat d’une histoire, mais ça ne devrait pas être un mur, c’est un pont.

Il faut ensuite démontrer que de nouvelles institutions et statuts, tels que demandés par les autonomistes et indépendantistes, font la différence. Il faut donc se confronter et exercer pouvoir et responsabilités. Il faut dans la pratique mettre en lumière les avantages et la viabilité de la perspective territoriale. Celle-ci est centrée sur le citoyen, pas sur l’Etat ! Pour la Corse par exemple, son centre c’est l’île et pas Paris. Pour l’Etat français, la Corse est juste une île au sud du pays. Le citoyen regarde à 360 degrés, pas uniquement vers sa capitale. Quand on est un Basque de Bayonne, on peut regarder vers Paris, mais aussi logiquement vers San Sebastian, de l’autre côté d’une frontière que l’espace Schengen a permis d’effacer dans le quotidien du Basque. Recréer des liens entre les pays basques des deux côtés de la frontière  est déjà un pas important.

Dépasser l’intergouvernemental, c’est faire vivre la subsidiarité et dépasser les frontières des Etats-nation. Concrètement cela veut dire quoi ?

Un exemple très concret, qui devrait voir le jour en 2019 entre la Corse, la Sardaigne, la Catalogne et le Nord de l’Italie (Ligurie, Toscane et Piémont) – à l’initiative de la majorité nationaliste Corse – est le métro aérien entre ces voisins. Il n’y a aucune ligne directe entre ces îles et régions. Plutôt qu’un projet non rentable strictement lié à l’une ou l’autre région l’idée de créer un métro aérien de deux lignes Nord-Sud et Est-Ouest. C’est la construction européenne, et particulièrement la Commission Européenne, qui permet ces initiatives concrètes. En France, il y a eu une opposition frontale de Paris, qui y voyait l’émancipation d’un territoire, sans sortir de la République mais simplement parce qu’on pourrait décider sans passer par Paris. C’est absurde : pour faire Ajaccio-Rome ou Bastia-Rome en avion, il faut d’abord passer par Paris. De même pour faire les 14 kilomètres qui séparent la Corse et la Sardaigne ! Ce simple exemple illustre comment un territoire peut retrouver son espace naturel, son propre centre. Car aucun centre n’est plus important qu’un autre, mais chaque territoire est son propre centre. Et en sus on évite des milliers de kilomètres en avion et leur impact écologique.

Je pense plus globalement que la logique principale en Europe doit être celle de cadres qui permettent de définir un nouveau modèle de développement, mais ces cadres doivent offrir la flexibilité aux territoires compétents – villes, régions, Etats. C’est l’idée même d’Europe : « unie » c’est le cadre, « dans la diversité » c’est la flexibilité dans ce cadre.

Aujourd’hui en Corse c’est l’inverse : l’île suffoque dans le carcan jacobin  et sa rigidité. Un autre exemple concret et récent, négatif celui-là. La Corse est une île touristique et il y a beaucoup de véhicules qui arrivent l’été par bateau, notamment des camping-cars, ce qui sature complètement le trafic routier. Celui-ci est prévu pour 300 000 habitants alors que l’été, il y en a 750 000 et en général géographiquement concentrés. Une proposition de l’Assemblée de Corse, adoptée à l’unanimité, était de mettre en place une taxe camping-car : payée à l’entrée en Corse et remboursée au retour, si toutes les nuits avaient été faites dans des lieux prévus pour les camping-cars. Pour avoir cela, il fallait le vote du Parlement français. La demande a donc été faite par l’exécutif de Corse qui a reçu le mandat de l’Assemblée de Corse, portée par les députés corses au Parlement. Le gouvernement s’y est opposé, la majorité s’y est opposée, sous l’argument unique de l’égalité des citoyens devant l’impôt, et donc un camping-car taxé en Corse devait être taxé partout ailleurs. Aujourd’hui, la Corse n’a pas le droit de légiférer, mais seulement de déroger si proposition est faite et que le Parlement valide. Donc c’est au coup par coup, à chaque fois on doit faire une proposition. Sur les camping-cars il y a eu un débat au Palais bourbon avec des interventions des députés de Savoie ou de Bretagne sur la taxe Corse pour les camping-cars… qui bien sûr a été rejetée.

En regardant la géographie des membres de l’ALE (Alliance libre européenne) on est interpellés par leur présence massive dans les grands Etats centraux de l’UE. Pouvez-vous éclairer cette réalité au regard de ce que vous venez de décrire sur les différents Etats-nation en Europe ?

Au sein de l’ALE il y a trois piliers : les minorités, les autonomistes et les indépendantistes. En France, en Espagne, au Royaume-Uni il y a en effet beaucoup de partis membres car ce sont d’anciennes grandes puissances coloniales. Les colonies ont quasiment toutes récupéré leur indépendance, ce qui a créé des velléités de la part de territoires qui étaient périphériques au sein des États centralisés : la Galice, le Pays Basque, la Catalogne, l’Andalousie, les Baléares en Espagne ; la Corse, le Pays Basque, la Bretagne et l’Alsace en France ; le Pays de Galles, l’Écosse et l’Irlande du Nord au Royaume-Uni. Il y a toujours ce rapport entre le centre et la périphérie. Historiquement, plus le centre s’est crispé, et souvent a été violent, plus la périphérie a une volonté de s’émanciper. Quand la périphérie est reconnue pour ce qu’elle est, c’est-à-dire son propre centre, elle a peut-être moins de velléités de partir. C’est ça que les États centralisés n’ont pas compris. La France est une caricature d’elle-même là-dessus. A peu près tous les pays européens ont évolué en cinquante ans, y compris l’Espagne et le Royaume-Uni alors que la France est bloquée dans le temps.

A l’Est de l’Europe, ce sont principalement des minorités. Pour les minorités, c’est compliqué d’exister d’un point de vue électoral, surtout dans des États centralisés qui ne donnent pas d’espace à ces minorités. La Grèce par exemple applique le jacobinisme français à la perfection : les minorités macédonienne au Nord ou bulgare à l’Est n’ont aucune expression possible. En Roumanie, les minorités hongroises sont des centaines de milliers et n’ont absolument aucun espace politique pour exister. Dans certains de ces pays, il y a une réalité historique de découpage artificiel des territoires par les grandes puissances et donc des tensions avec l’Etat existant.

C’est aussi pour ça que le tournant des années quatre-vingt-dix était un espoir, avec la Charte des langues minoritaires et la Charte des droits fondamentaux. C’est pour ça que l’utopie, le rêve de la construction européenne, ne doit jamais être abandonnée. La construction européenne doit aussi être une façon de nous contraindre collectivement, pas simplement les uns contre les autres, mais à nous améliorer et à respecter les minorités, à nous décentrer.

Ce qui est certainement inquiétant aujourd’hui c’est que certaines structures s’effondrent, et il n’y a personne pour penser l’après, ou préparer l’après. À chaque fois que l’Europe s’est effondrée, militairement, politiquement, moralement, il y avait toujours un ressort qui arrivait, qui permettait de créer quelque chose d’autre, et qui permettait de relancer. Même l’intergouvernemental, aussi catastrophique soit-il, a été utilisé pour sortir la tête de l’eau. Les traités européens dans les années 1950, ce sont d’abord les États qui les discutent, même si on tend vers la méthode communautaire. L’Acte Unique, c’est sortir d’un intergouvernemental catastrophique pour trouver un compromis, même avec Margaret Thatcher ! Aujourd’hui, rien de tout cela et c’est précisément pour cela qu’il ne faut surtout pas perdre l’utopie de la sortie de l’intergouvernemental. Sinon ceux qui depuis le début veulent déconstruire l’Europe seront en position de l’emporter. Dans certains États c’est déjà le cas, ils sont majoritaires ou bien aux responsabilités.

Dans un entretien avec le Green European Journal en 2016 vous mentionniez que les rapprochements entre les Verts et les membres de l’ALE étaient évidents et iraient en s’accroissant. Tenez-vous toujours le même discours ?

Cela a encore plus de sens aujourd’hui. On peut avoir des désaccords entre les Verts et l’ALE, mais ça fait vingt ans qu’on siège ensemble au Parlement Européen, et tous les échos sont là pour dire que cela se passe très bien. Deuxième élément, on voit que sur tous les exemples d’émancipation et d’auto-détermination, il y a toujours eu une proximité, pas forcément sur le but final, mais sur l’outil d’émancipation entre l’ALE et les Verts.

Sur l’Ecosse et la Catalogne, les Verts étaient favorables à l’organisation d’un référendum. Cette utopie de construire une Europe au-delà des États (c’est d’ailleurs le nom du programme de Régions et Peuples Solidaires en France pour l’année prochaine, « Dépasser les États »), cette vue-là, nous la partageons. De même sur l’idée qu’il faille rapprocher le pouvoir des citoyens, produire local, décider local, etc. Ces grandes lignes-là, nous les partageons, il y a donc une convergence naturelle.

Quelle importance revêt l’élection européenne de 2019 pour vous en tant que Corse et membre de l’ALE?

En France, l’élection européenne, c’est toujours une bouffée d’oxygène. C’est la seule élection à la proportionnelle brute dans un pays qui vit en permanence avec un scrutin majoritaire, avec la personnification, sans débat d’idées. En France, on parle surtout de la France et donc pendant les européennes on parle un peu d’autres choses et notamment  d’Europe. Pour la Corse, ou tout autre parti membre de Régions et Peuples Solidaires (Bretons, Alsaciens, Occitans, Basques, Catalans) c’est une façon de sortir du tête-à-tête mortifère avec Paris où tout est bloqué par  la centralisation et où il est impossible d’avoir sa voix (et d’ailleurs même de parler sa langue !)

Cette élection européenne 2019 est particulièrement importante pour la Corse. Cela fait maintenant trois ans que la majorité nationaliste, composée de deux tiers d’autonomistes et un tiers d’indépendantistes, est aux responsabilités, qu’elle remporte succès sur succès aux élections territoriales,  (équivalent des régionales en France), puis les législatives avec trois députés sur quatre  (contre aucun par le passé), puis la majorité absolue des sièges et des voix en 2017. Je pense que c’est important pour confirmer cette volonté d’émancipation dans un processus pleinement pacifique, démocratique, politique d’envoyer ce message à Paris et à Bruxelles en faisant élire un député européen corse.