Le modèle du « Donut » est une théorie économique développée par l’économiste britannique Kate Raworth pour évaluer la durabilité d’une économie. Elle se présente sous la forme d’un « beignet » combinant le concept de limites planétaires avec celui de seuils sociaux pour évaluer une économie. Outil très instructif pour mettre en œuvre des politiques économiques sur les territoires, le Donut fait des émules dans de grandes villes européennes comme Amsterdam, Genève ou encore Bruxelles, où Barbara Trachte, Secrétaire d’Etat à la Région de Bruxelles-Capitale chargée de la Transition économique et de la Recherche scientifique, l’a mis en œuvre depuis son arrivée aux manettes en 2019. Nous lui avons demandé en quoi consistait le Donut bruxellois.

Green European Journal : « – Quel est votre parcours vous ayant amené à votre engagement au sein d’Ecolo et à ce mandat ministériel en charge de la transition économique à la région de Bruxelles-Capitale ?

J’ai 41 ans et je suis née en Belgique, métisse d’un père belge et d’une mère d’origine rwandaise. J’ai toujours vécu en Belgique dans une famille très politisée : mon père travaillait à Amnesty International et ma mère avait été réfugiée et travaillait comme infirmière à l’accueil des demandeurs d’asile. Il semble logique, quand on grandit dans un milieu comme celui-là, de vouloir faire de la politique. Quand on pense local-global, il est naturel de devenir écologiste et de lier question environnementale et question sociale. Car lorsqu’on regarde aujourd’hui qui sont les premières victimes du réchauffement climatique, ce sont les plus démunis, à l’échelle de la planète, mais également dans nos pays. Ainsi, pour moi, la lutte contre le dérèglement climatique et contre les inégalités, c’est le même combat. Et la question de la solidarité est particulièrement prégnante vis-à-vis des générations futures.

Au début de mon mandat, en juillet 2019, nous avons donc d’abord décidé de renommer le ministère bruxellois de l’économie « ministère de la transition économique », pour bien indiquer que l’on voulait lui infléchir un changement de direction. Il s’agissait de faire converger le développement de l’économie avec nos objectifs sociaux et environnementaux, et de tenter de transformer l’économie bruxelloise pour qu’elle devienne responsable sur le plan climatique et social. Avant mon arrivée, il n’y avait que quelques initiatives éparses et ponctuelles. Traditionnellement, les objectifs climatiques ou sociaux sont considérés comme des externalités économiques. Ce n’est que depuis quelques années que cela devient un sujet central.

Qu’est-ce qui vous a décidé à reprendre ce modèle d’«économie du Donut » sur la région de Bruxelles-Capitale ?

Jusqu’ici, pour les écologistes, s’intéresser à l’économie n’a pas forcément été une priorité. Or l’économie est un énorme facteur dans le dérèglement climatique. Pour nous qui avons des expériences de participation au pouvoir depuis de nombreuses années, nous nous sommes dits en 2019 qu’il était très important d’aller aussi investir ce champ. La première chose dont on avait besoin, c’était d’un outil théorique. Les politiques économiques régionales avaient certains programmes de soutien à des entreprises de la transition très pointues, mais aucune vision globale ni réelle prise en compte des impacts écologiques. Nous avions donc besoin d’indicateurs, d’une boussole pour nos administrations. Dans un premier temps, on a voulu mettre en place un travail de recherche participative avec les administrations et avec les citoyens pour chercher de nouveaux indicateurs et internaliser ce qui était considéré comme des « externalités ». A l’époque, le livre La théorie du Donut venait de sortir et ça nous a semblé séduisant car très facilement compréhensible. Pour une fois, nous disposions d’une image claire, évidente et facile à expliquer des impacts sociaux et environnementaux de l’économie et de tenir pleinement compte des deux. Car la grande force de la croissance qui domine encore l’économie, c’est qu’il s’agit d’une courbe que tout le monde comprend.

L’économie du Donut a permis de vulgariser notre projet auprès de nos administrations pour qu’elles comprennent bien ce que l’on souhaitait faire.

Le développement du Donut bruxellois a commencé en 2020. Comment le processus s’est-il déroulé depuis, surtout dans le contexte de la pandémie ? Qu’est-ce que cela amène concrètement ?

On a la chance à Bruxelles d’avoir Confluences, une association (ASBL) habituée à faire des recherches-actions participatives avec les citoyens. Nous avons travaillé avec elle, avec le centre de recherches de l’ICHEC qui a accepté de nous accompagner, avec nos administrations et nous avons pu compter sur l’appui de Kate Raworth et de son équipe, le DEAL. La première étape était de financer cette recherche, puis de travailler à une méthode de « réduction » du Donut à l’échelle régionale. Une fois cette étape réalisée en 2020, dans le contexte de la crise sanitaire, ses enseignements nous ont permis de disposer à la fois du portrait de la région en termes d’impacts sociaux et environnementaux de nos économies, et d’éditer des cahiers qui sont des manières d’appliquer cette théorie à des stratégies précises. On disposait enfin d’une méthodologie claire pour qu’une entreprise puisse évaluer ses impacts sociaux et environnementaux, tant sur son territoire qu’à l’extérieur et d’une méthodologie pour expliquer cette théorie à des consommateurs-citoyens bruxellois. L’équipe de base était composée d’une dizaine de personnes en charge de la recherche de la méthodologie et de la rédaction du rapport, qui sont allées voir nos administrations, trois entreprises et des citoyens. On aurait voulu toucher encore bien plus de personnes dès le lancement mais le contexte ne s’y prêtait pas en pleine pandémie.

Quand on ne connaît pas la théorie, l’idée d’un beignet comme grille de lecture peut apparaître comme un gadget. L’économie étant considérée comme une matière « sérieuse », comment avez-vous été accueillie au départ avec cette idée de Donut ?

Honnêtement ça a été bien mieux accueilli que ce que j’imaginais. Quelques mois après notre accord de majorité, cette idée de transition économique était de toute façon dans l’air du temps. En 2019, avant la pandémie, la Commission européenne avait par exemple déjà sorti son Green deal. Après, la crise Covid a bien démontré comment les chaînes d’approvisionnement étaient fragiles dans notre monde globalisé. Comme écologistes nous savions depuis longtemps que ce système n’était pas bon ni pour le climat ni pour les conditions sociales, mais on s’est alors aperçu que ça ne marchait même pas pour nous approvisionner en produits basiques comme des masques. Tout le monde s’est rendu compte que cette économie globalisée rendait nos entreprises très fragiles. Et la crise énergétique actuelle, de même que les étés caniculaires qui s’enchaînent, nous donne raison à nouveau. Le terreau était donc favorable.

Le modèle du donut imagine un anneau extérieur de limites planétaires qui ne peuvent pas être dépassées et un anneau intérieur de droits sociaux qui doivent être respectés. Qu’est-ce qu’il a révélé sur les conditions environnementales et sociales à Bruxelles ?

Sans surprise, on dépasse un tas de limites environnementales. Sans surprise car Kate Raworth avait déjà appliqué sa théorie à des situations types du « Nord global » et du « Sud global ». Généralement, dans le Nord on dépasse beaucoup de limites planétaires, à l’extérieur du Donut, mais on est meilleur à l’intérieur, en octroyant beaucoup de droits sociaux à nos concitoyens. Au Sud, c’est plutôt l’inverse. A Bruxelles, on a par exemple constaté que la Région consommait sept fois son budget carbone. Mais le plus surprenant est venu du plancher social, où nous avons été surpris de trouver pas mal de rouge à l’intérieur de notre propre Donut. C’est lié au choix des indicateurs. On a demandé aux Bruxellois de choisir eux-mêmes à partir de quand ils estimaient que leurs droits à l’éducation, à une alimentation de qualité, leur accès à l’eau, à la culture, à la justice, à l’égalité… étaient suffisants. Et en fait ils ont placé la barre très haut, et ils ont raison ! Pour moi c’était l’enseignement le plus intéressant de ce portrait Donut : une population locale doit pouvoir se prononcer sur la manière dont elle considère que ses droits sociaux sont respectés.

Est-ce que la pandémie n’a pas poussé également à revoir le modèle économique à Bruxelles ? Y-a-t ‘il quelque chose qui vous a surpris ou remis en doute vos convictions ?

– Non, la pandémie a bien au contraire confirmé nos hypothèses et un certain nombre de nos intuitions. En mars 2020, quand il a fallu produire des masques parce qu’on n’en n’avait plus, les premières entreprises qui nous ont répondu étaient issues de l’économie sociale et solidaire. Tout ce qu’on dit depuis longtemps autour de la résilience, de l’économie locale, des sources d’approvisionnement ne dépendant pas de travailleurs chinois exploités, etc. Et bien oui ça fonctionne ! Dans cette situation inédite de pandémie, ce sont les entreprises que l’on défend depuis toujours qui étaient les premières à pouvoir nous répondre. Pour certains, la période fut peut-être une révélation, mais pour nous écologistes, c’était surtout une confirmation. Le modèle de l’économie sociale est pionnier dans la transition économique et a prouvé sa résilience lors de la crise, parce qu’il répond aux besoins du territoire, avec des emplois non délocalisables.

Il faut toujours bien accompagner le changement, et après le confronter à l’épreuve du temps.

Bruxelles est par ailleurs une ville internationale, où vivent et opèrent des personnes, des organisations et des entreprises ayant des liens dans le monde entier. Le Donut bruxellois prend-il en compte l’impact de Bruxelles sur d’autres parties du monde ?

Oui, le grand avantage du Donut est de tout intégrer en termes d’impact, sur un territoire mais aussi à l’extérieur de celui-ci. A Bruxelles, si l’on prend uniquement les impacts environnementaux et que l’on travaille sur la seule ville de façon isolée, on va pouvoir réduire nos impacts directs. Sauf qu’à Bruxelles, plus de 80% de nos émissions sont indirectes, liées à ce qu’on importe pour notre consommation (nourriture, déplacements…). Avec l’économie du Donut, on tient compte de tout cela. Grâce à cette théorie, on dispose d’outils qui vont permettre à ces entreprises de modifier leur business modèle, leur façon de travailler, les produits ou services qu’elles proposent. Et cela nous permet de réorienter nos politiques économiques vers des entreprises qui ont intégré la transition ou veulent le faire.


Quelle est votre vision pour un avenir prospère et durable pour la région de Bruxelles ? Comment va-t-elle changer et comment ce changement sera-t-il soutenu ?

Nous avons pu modifier les outils d’accompagnement des entreprises, comme l’aide à la création de leur business modèle, à l’étude de leurs impacts, à l’accompagnement pour trouver des clients, etc. Nous disposons désormais d’un Fonds de transition économique, avec une stratégie claire et des critères précis et évolutifs. Il ne s’agit plus seulement de dire si oui ou non on vous finance mais plutôt « vous en êtes précisément ici et si vous allez plutôt vers là on vous financera davantage » …

Et puis il s’agit également de relocaliser des activités économiques à Bruxelles, car c’est avant tout une économie de services. Nous voulons plus d’activités productives en ville, pour être plus résilients et diversifiés. Nous souhaitons voir à Bruxelles davantage de personnes qui créent leur job, davantage de femmes qui deviennent entrepreneuses et davantage d’entreprises exemplaires sur le plan social et environnemental. On est sur la bonne voie avec plein d’exemple d’entreprises bruxelloises déjà exemplaires ou en transition.

Après, Bruxelles ne sera jamais une ville autarcique. C’est encore une économie de services (93% des activités) et ça le restera, ce qui est logique du fait que c’est la capitale de la Belgique et de l’Europe, avec une kyrielle de connections, d’institutions publiques et privées. L’autonomie alimentaire étant également très faible, on souhaiterait davantage également d’activités agricoles, mais il y a très peu d’espace.

Nous disposons également d’une monnaie complémentaire citoyenne, la Zinne. Nous soutenons cette initiative portée par des citoyens bénévoles, pour permettre la mise à l’échelle de la Zinne, via l’augmentation du nombre de prestataires, le développement de la Zinne électronique, les collaborations avec les communes et la stimulation des échanges au sein du réseau. La Zinne est un des outils de soutien à l’économie régionale car elle est dépensée sur le territoire, contrairement à l’euro.


La Région bruxelloise a eu du mal à mettre en œuvre son plan de mobilité durable dans certaines zones en raison des protestations des habitants mécontents de l’impact sur les automobilistes. Comment la région peut-elle obtenir le soutien et la compréhension de la population en matière de transition ? Que peut et doit-elle faire différemment ?

La question de la mobilité suscite souvent des oppositions au moment de sa mise en place. Et puis quand la transition est bien menée et que l’on expérimente réellement le changement, la contestation disparait assez vite. Là où il y avait de fortes oppositions à Bruxelles, celles-ci ont finalement disparu assez rapidement. A Schaerbeek, pour parler de ma commune, il y avait par exemple des oppositions au départ sur Good Move et trois mois plus tard il n’y en avait plus. Au centre de Bruxelles, il n’y a plus non plus d’oppositions et ça se passe relativement bien alors qu’il y a eu réellement des changements majeurs.

Pour parler par exemple des commerçants, on doit tenir compte de leurs besoins. Il faut un accompagnement dans la mise en œuvre, sinon les oppositions perdurent. Puis il y a l’épreuve des faits qui peut aller très vite. Les opérateurs de cyclo-logistique ‘last mile’ fluidifient par exemple la livraison vers les commerçants, qui sont heureux de voir un vélo cargo livrer leur marchandise à heure fixe (car ils ne sont pas bloqués dans les embouteillages) et en dix minutes, plutôt que d’attendre une camionnette qui arrive quand elle peut et se gare en double file pour décharger. Globalement, Bruxelles a beaucoup changé, avec aussi de nombreuses nouvelles pistes cyclables, malgré toutes les oppositions qu’il pouvait y avoir au départ.

Pour vous la solution la plus efficace, c’est donc vraiment de faire participer au maximum la population ? Parce que les écologistes sont souvent considérés comme des donneurs de leçons.

Je ne pense pas qu’il faut croire que l’on peut mettre en œuvre par exemple un changement de mobilité en espérant mettre tout le monde d’accord dès le départ. Quel que soit le quartier, des changements d’habitude font toujours peur au début. Il y a aussi des magasins qui ne peuvent pas être livrés du jour au lendemain par vélo cargo. Il faut toujours bien accompagner le changement, et après le confronter à l’épreuve du temps. Partout, les villes qui ont connu des piétonisations de leur centre, par exemple Bordeaux, ont eu beaucoup d’oppositions au départ. Et aujourd’hui, c’est une évidence, y compris pour les commerçants.

Les écologistes ont une très bonne compréhension des frontières planétaires grâce au travail de la communauté scientifique et aux processus internationaux tels que les COP. Le modèle du Donut est-il un moyen de rendre leur engagement en faveur de la justice sociale tout aussi fondamental dans leur approche ?

Le Donut permet de démontrer de façon limpide le lien entre les impacts sociaux et environnementaux. C’est donc un outil de communication puissant. C’est fondamental pour les écologistes de parler davantage d’économie. Nous sommes très bon sur l’énergie, la biodiversité, les mobilités, etc. Mais sur l’économie, on a une expertise à faire reconnaître. Il n’y a pas de temps à perdre. On doit travailler avec les entreprises, les amener à faire leur transition, c’est indispensable si on veut atteindre nos objectifs climatiques à l’horizon 2030 et 2050. Je fais un plaidoyer pour que les écologistes s’approprient les questions économiques. Nous sommes plus crédibles que ce que l’on croit. J’ai rencontré par exemple en France deux femmes, Emeline Baume à Lyon et Anne-Marie Jean à Strasbourg, qui travaillent tous les jours avec les entreprises. On fait toutes les trois la même chose, en essayant d’amener les entreprises de notre région à être plus responsables sur le plan climatique et on rencontre toutes les trois à la fois de l‘opposition et de l’ouverture.

Ce qui se passe avec le Green Deal, avec la taxonomie européenne, avec le monde financier et les banques, avec les travailleurs eux-mêmes… constitue un contexte favorable. A Bruxelles, les entreprises me disent tous les jours que lorsqu’elles veulent engager de jeunes talents sortant de l’université, ceux-ci leur réclament de plus en plus des informations sur leurs impacts sociaux et environnementaux.

Nous sommes même dans un moment où l’on va pouvoir accélérer les choses. Beaucoup d’entreprises considèrent désormais qu’elles vont devoir bouger au risque sinon de subir les crises de plein fouet. Je suis par exemple ravie que les Verts allemands aient pris l’économie dans leurs compétences. Cela nous aide beaucoup, tant en termes d’image que d’impact.

Quel conseil donneriez-vous à une ville ou une région qui envisage d’essayer le Donut ?

La participation apporte réellement de très bonnes surprises. Il ne faut surtout pas avoir peur d’impliquer les entreprises. Je travaille tous les jours avec des entreprises engagées socialement ou sur le plan environnemental, mais également avec la grande distribution. Ils acceptent de plus en plus s’engager et de travailler avec nous en nous reconnaissant une légitimité et une expertise. Il faut donc s’engager dans le Donut en faisant participer au maximum y compris les acteurs qui nous semble les plus éloignés.

*Propos recueillis par Benjamin Joyeux en novembre 2022